Chronique philosophique. P comme Progrès – Réflexion sur le progrès, création et folie du monde – 5ème partie et fin – (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Par Nasser-Edine Boucheqif*

Ainsi un poème qui chante la joie de vivre et l’insouciance n’est pas forcément plus libérateur qu’un autre. Parce qu’il nous montre les choses et les sentiments d’une autre façon, parce que nous les voyons hors de nous-mêmes, qu’ils deviennent spectacles ou sujet à réflexion, parce que nous retrouvons un lien perdu dans notre affolement quotidien, la poésie nous fait toujours progresser, la poésie est une façon de voir les choses, de les sentir. Elle touche au plus vrai parce qu’elle se sert des mots et les mots sont plus proches de l’esprit que les couleurs ou les images.

Ainsi, que la poésie chante la puissance du monde ou qu’elle se révolte contre la vie, elle est toujours libératrice. Il est vrai que la beauté n’a pas d’autre fonction qu’elle-même, mais celle de la poésie a au moins ce pouvoir qui est de nous relier à l’univers et aux hommes, seul pouvoir qu’il nous reste dans une société moderne.

Si nous avons besoin de mots, de poèmes, ce n’est pas uniquement pour ce qu’ils disent, mais c’est aussi pour leur musique parfois violente comme celle de Lautréamont ou bien légère comme celle de J. Romain.

C’est vrai que nous essayons d’en comprendre la signification, le message, mais dans le fond, même s’ils ne sont pas vraiment clairs, s’ils restent un peu flous, cela ne nous empêche pas de continuer à les lire.

C’est parce que la poésie ouvre des perspectives sur l’avenir de nos sociétés, sur lesquelles déferle le grotesque de la super industrialisation du monde ainsi que ses courses aux armements qui peuvent conduire l’humanité de la civilisation à la barbarie, que nous pensons que l’art et la poésie ont plus que jamais un rôle à jouer dans la pacification de ces sociétés.

N’a-t-on pas vu naître depuis la première révolution industrielle jusqu’à nos jours de nombreuses guerres, de génocides et de massacres ?

La poésie invite à ralentir, à prendre le temps de savourer la parole poétique contrairement à « l’automation (qui) à elle seule constitue le plus grand changement de toute l’histoire de l’humanité[2] ». L’automation n’a-t-elle pas fait apparaître de nouvelles maladies physiologiques, psychologiques… aussi bien chez les civils, les militaires qu’au milieu de la faune et de la flore ?

Ce progrès n’est-il pas aujourd’hui remis en cause de par les changements néfastes qu’il opère sur le corps et l’esprit ?

Le progrès peut être aussi celui des épidémies, des inondations, d’un feu, d’une violence extrême des hommes ou une progression dans le temps « la vie est le progrès continu d’un être qui vieillit sans cesse[3] » ou encore aller vers un mélange d’homme et de machine…progresser dans le but de maîtriser son éternité.

Obnubilé par la technique, le progrès à mesure qu’il évolue dans ses performances en fonction de la vitesse que les hommes souhaitent maîtriser toujours un peu plus à chaque étape de leurs expériences, ils ne savent pas s’arrêter, se contenter de ralentir, voire de se remettre en question. Au contraire, ce qu’ils cherchent c’est la maîtrise totale de cette vitesse qu’ils orientent et dirigent généralement vers une technologie d’abord mise au service de l’armée qui progresse par conséquent vers les guerres.

Comment maîtriser le flot des changements qu’opère ce progrès afin d’éviter toutes les dérives ?

Le progrès auquel nous assistons n’a-t-il pas été à la base de l’invention de parents professionnels à la place des parents biologiques ?

Que nous reste-t-il de ce progrès qui génère autant de nuisances dues aux bruits qu’il suscite et qui perd en efficacité compte tenu de l’accélération de la vitesse du rythme de son évolution de plus en plus vertigineuse ?

L’environnement n’a-t-il pas été bouleversé par le rythme des métamorphoses rapides de nos sociétés, par cette évolution technocratique et technologique de pointe ?

Le rythme de vie n’est-il pas lié étroitement à notre état de santé ? « Jamais auparavant, nous dit Alvin Toffler[4] on avait pu établir ce lien entre le changement et la santé. Jamais auparavant on n’avait recueilli de données aussi précises sur l’importance du changement dans la vie de l’individu[5] ».

Les souvenirs et les témoignages sont innombrables concernant la position aussi des poètes et des artistes… qui ont contesté le ‘progrès’ à ses débuts et cela continue de nos jours encore, non pas parce qu’ils refusent le progrès entant que science qui apporte un bien à l’humain dans une situation de souffrance donnée…mais contre l’abus de ce progrès qui leur apparaît comme un piège qui se referme sur la terre et prend en otage toute l’humanité à cause de ses dérives : Fabrication de bombes de destruction massive, colonisation de l’espace, propagation du sensationnel et du subjectivisme extrême… contre ce que le progrès a produit  de plus idéologiquement destructeur et ravageur à notre époque.

La réalité ce n’est pas le mythe, l’irrationnel et l’irréel. La réalité « on la trouve dans la nature incontrôlée et uniforme de notre plongeon dans le futur, dans l’incapacité où nous sommes, de contrôler notre marche vers le super-industrialisme[6] » du monde où l’homme ne cesse de rêver de se transporter avec une vitesse vertigineuse aussi vite que la pensée.

L’homme serait-il capable de continuer à vivre dans un monde où il n’y aurait plus de différences ni de frontières entre la réalité et la fiction ?

Ne sommes-nous pas déjà au centre de ce monde confus qui nous échappe par sa suppression de la notion du temps[7] ? Mais nous dit-on pas aussi « qui monte trop connaît la chute[8] » ?

*Poète, essayiste, dramaturge et peintre

Bibliographie:

[1] Cet essai écrit à Paris en 1988 et publié dans le journal Al Bayane (Maroc) puis dans les Cahiers du C.I.C.C.A.T en 1994, traite du progrès tel qu’il a été perçu par certains poètes et artistes etc en Occident.

[2]Sir John Bagrit, cité par Alvin Toffler dans : Le choc du futur. Ed. Denoël 1984.

[3] Henri Bergson.

[4] Alvin Toffler (1928-2016), écrivain, futurologue et sociologue américain.

[5] Alvin Toffler : La Troisième vague, éd. Denoël 1971.

[6] Idem.

[7] Nous vivons dans une époque où l’on se donne plus le temps pour gagner du temps.

[8] Proverbe arabe.