Par Nasser-Edine Boucheqif*
Le pessimisme de ces poètes, aussi génial soit-il, nous dresse contre le monde, ce monde qui se mécanise et contre les gens qui en sont responsables plutôt que de nous libérer de nos angoisses et de nos douleurs.
C’est ce que leur reprochent les fantaisistes et les surréalistes qui se réclament d’un esprit nouveau, esprit fasciné par la vitesse de leur époque, les progrès technologiques et l’agitation merveilleuse des foules.
Au début du vingtième siècle, avec la révolution industrielle, le monde se modernise et s’accélère, ce qui suscite chez les poètes un besoin nouveau d’expression.
Délaissant les prétentions égocentriques des romantiques et métaphysiques des symbolistes, les poètes se tournent vers une vision plus positive du monde. Ils s’éloignent de la poésie subjective où le poète vivait seul dans sa tristesse, parfois sa déchéance, seul à la recherche de lui-même plongé dans les méandres de son inconscient, pour redécouvrir une vie palpitante et légère qui danse dans les rues de la ville, abolissant par-là même les limites entre l’artiste et la foule : «le théâtre, la rue en eux-mêmes sont chacun un tout, vivant doué d’une existence globale et de sentiments unanimistes» écrit J. Roman[2].
Dans son poème Le présent vivre, tout est «frétillement», «frissons», «lumière», «rythme», «fougue solaire», «liberté», comme une flamme qui aurait soudain pris vie dans le corps de chaque homme, chaque femme qui déambule dans la rue «une flamme assez heureuse».
Le rythme de ces poèmes du siècle nouveau ressemble à des chansons que l’on fredonne, rythme léger, libéré de toutes les lourdeurs stylistiques des romantiques.
En se rapprochant de la foule ou plutôt en s’identifiant complètement à elle comme le fait J. Romain «Je suis à moi seul, le rythme et la foule», la poésie devient accessible à tous tout en gardant sa beauté et son lyrisme. Elle libère, chante la couleur et le mouvement, les mots deviennent pudiques chez J. Romain, ils gardent leur pouvoir de suggestion rendu par l’oubli volontaire de mots ou par la coupure, par la soustraction de tout ce qui rend le texte trop explicite. Mais au fond des corps, les cellules sentent de merveilleux effluves onduler… Faut-il rappeler que le mot Moderne en peinture consiste à qualifier une forme d’art, un goût pour la nouveauté, le refus du passé et l’acceptation de l’ère industrielle ?
Légèreté et insouciance donc pour ces poètes et ces artistes dont les messages parfois virent vers «un glissement du langage, du statut de l’œuvre d’art vers celui de produit de consommation».
Légèreté aussi qui s’étend de la frénésie de la ville à l’étonnement presque naïf des voyages. Il s’agit là non plus de voyages imaginaires de l’ère romantique ou de voyages intérieurs et douloureux mais d’une ivresse de vitesse et d’aventure réelles dont nous fait part Blaise Cendrars[3]. Sa prose du Transsibérien et de La petite Jehanne de France semble écrite sur le rythme même du train, prose dans laquelle il mêle des faits purement concrets: «Nous avions deux coupes dans l’express et trente-quatre coffres de joaillerie de Pforzheim, de la camelote allemande (made in Germany) à la poésie: elle ne sourit pas et ne pleure jamais- Mais du fond de ses yeux quand elle y laisse boire- Tremble un doux lys d’argent, la fleur du poète[4] ». Dans son poème «Tu es plus belle que le ciel et la mer», on touche sans doute au plus près de ce que J. Onimus appelle la poésie libératrice. Ici le refuge n’est pas ailleurs que dans la vie elle-même.
Dans chaque instant, chaque perception, chaque mouvement. La vie est là qui s’offre à nous, «la vie pleine de choses surprenantes». À quoi nous servirait de nous engouffrer dans les refuges d’un exotisme ridicule, alors qu’à chaque coin de rue «l’homme trouve la surprise, le bonheur de chaque mouvement de l’existence, que ce soit dans l’acte de prendre son bain, d’aller à la pharmacie ou de partir pour la Mandchourie.» B. Cendrars, c’est un peu l’antithèse de tous ces poètes qui se « délectent de névrose » au nom d’un génie qui n’est que souffrance et égarements. Il ravive en nous la petite étincelle de joie et d’humour et même de bonheur qu’un quotidien gris et aveugle nous avait assassiné.
Cet itinéraire non pas tranquille et douillet mais empli d’imprévu et d’étonnements se poursuit avec les poètes du mouvement surréaliste qui se réunissent principalement autour de P. Soupault[5], L. Aragon[6] et A. Breton[7]. Outre leurs inquiétudes et engagement politiques, ils continuent tout comme l’ont fait J. Romain et B. Cendrars, à poursuivre leur quête existentielle, à ranimer toutes les surprises de la vie. Ils se penchent à nouveau sur eux-mêmes pour en extraire les malaises et déchirements intérieurs, mais aussi pour explorer un inconscient riche d’images et de secrets irrationnels. Par leurs rêves, ils découvrent nombre de rencontres inépuisables, par leurs délires, tout un langage poétique. Mais ils restent proches de la ville et des foules car ils veulent faire comprendre au public que tout homme explorant son inconscient redécouvre tout une part de lui-même riche de symboles étranges et de poésie.
*Poète, essayiste, dramaturge et peintre
Bibliographie:
[1] Cet essai écrit à Paris en 1988 et publié dans le journal Al Bayane (Maroc) puis dans les Cahiers du C.I.C.C.A.T en 1994, traite du progrès tel qu’il a été perçu par certains poètes et artistes etc en Occident.
[2] Jules Roman (1885- 1972), dramaturge, poète et écrivain français.
[3] Blaise Cendrars
[4] Blaise Cendrars.
[5] Philippe Soupault (1897-1990), poète, écrivain et journaliste français.
[6] Louis Aragon (1897-1982), poète, romancier, essayiste et journaliste français.
[7] André Breton (1896-1966), poète, écrivain, essayiste. Romancier, dessinateur, photographe, théoricien de l’art français.