Bribes de vie. Ahfir. « L’ortie a plusieurs vertus mais pas celle que j’attendais d’elle »

J’étais en seconde au lycée « Abou Lkhayre » à Berkane. Je ne sais même pas si c’est la bonne appellation du niveau auquel j’appartenais. Des années ont passé et beaucoup d’eau a coulé sous les ponts pour que je puisse me souvenir de l’intitulé exact du niveau dont je fais mention. Tellement de changements ont bouleversé la sphère de l’éducation nationale, que je prie le lecteur d’excuser les failles de ma mémoire que le temps a trop chargée. Pour les nostalgiques de ce lycée, je fais un effort et leur indique de placer le curseur du temps entre 1970 et 1971.

Moi, je l’aurais appelé « Abou Achharre », ce qui signifie « celui qui dispense le mal, l’antonyme de son vrai nom: « Abou Al Khayre » qui signifie « celui qui dispense des bienfaits ». Il y avait de quoi l’affubler de ce quolibet. Des trois années que j’ai passées comme interne à ce lycée, ma mémoire ne retient que quelques établissements justifiant cette appellation abjecte: la prison, le service militaire et l’internat de ce lycée. Les trois institutions partageaient au moins un des objectifs qu’en principe la société leur assigne: apprendre la bonne conduite à leurs pensionnaires.

L’internat d’Abou l’Khayre pouvait se prévaloir et même se vanter d’avoir réussi un bouquet de ce qui se pratiquait ailleurs: la torture morale dans le gan de ce que l’on voulait être une discipline stricte et un régime alimentaire indigne d’un être humain et qui ne peut produire que des mal et sous-nourris. On voulait faire de nous de « vrais hommes », leurs pratiques en ont produit des sous-hommes. J’espère que je ne porte pas un fort préjudice aux souvenirs trop élogieux de certains laudateurs du temps passé, abritant des cœurs nostalgiques frétillant à la moindre évocation même passagère des années soixante-dix du siècle dernier. Les années bonheurs comme aimeraient bien les appeler beaucoup d’ahfiriens nostalgiques. Ce n’est pas le moment de faire une analyse comparative entre les trois institutions pour les départager pour la palme de la répression. Nos pauvres parents n’auraient pas eu une préférence de l’un par rapport aux autres établissements pourvu que leur progéniture, quel que soit l’ampleur des sacrifices demandés, connaisse le chemin de la réussite qui mène à la gloire et la richesse qu’un emploi public était censé procurer.

A l’époque, ce chemin du salut dans la vie passait obligatoirement, pour ceux qui, comme moi, avaient été orientés pour emprunter la section littéraire, par l’internat d’Abou Lkhayre. Les chanceux qui avaient l’esprit scientifique ou technique, se glorifiaient d’être accueillis par les internats des lycées d’Oujda. Dès que — comme bien d’autres cependant pas des masses—, j’ai pu franchir le barrage — ou devrais-je dire le purgatoire— qui sépare le collège du lycée, mon microcosme se divisa en deux catégories: ceux qui partaient comme moi et ceux qui restaient. Avec les premiers je discutais en pair et avec les seconds mon discours traduisait un détachement, une fierté empreinte de modestie, car ceux qui partaient avaient acquis un avantage social, une dignité plus grande par rapport à ceux qui restaient. Tout le monde reconnaissait le privilège de pouvoir aller au lycée, même si c’est à Berkane et non à Oujda, l’immense ville connue pour ses grands et fastueux lycées et ses internats rassemblant des milliers de pensionnaires venus des fois de régions loin de plus de 370 km, comme Figuig, Taza, Nador, etc. Berkane était beaucoup plus connue comme une ville agricole, —d’ailleurs Abou L’khayre, fut à l’origine un lycée agricole—   célèbre par l’abondance de ses agrumes, mais aussi par le caractère tranché de ses habitants peu enclins à la transigeance et ayant la main prompte à frapper à l’arme blanche. Le quartier Bouhdila était fort célèbre par sa pauvreté mais surtout comme étant le far-West de la ville.

 

*

Il me souvient encore quand, après avoir effectué les formalités de la première inscription au lycée en tant qu’interne novice, nous reçûmes la longue liste des choses obligatoires, car indispensables que nous devions, dès le premier jour de la rentrée, apporter. Ce trousseau comportait entre autres: une blouse de couleur grise, un pyjamas, deux serviettes de tables, deux serviettes de toilettes, une grande serviette de bain, deux gans de toilettes, une brosse à dent, du dentifrice, une savonnette, du shampoing, un coupe-ongle, une brosse à cheveux ou peigne, une trousse de toilette, deux cadenas… La liste était tellement longue et comportait des choses dont je ne connaissais ni le nom, ni l’usage. Ma vie était réduite à peu de choses et le grand nombre d’articles demandés me fit transporter dans un univers imaginaire où tout était blanc, synonyme de pureté, de propreté, de modernité où tout devait étinceler. Les lieux qui allaient nous recevoir étaient, selon mes fantasmes, dans une impeccabilité à toute épreuve. Aussi, me devais-je de relever le défi. Alors, comme je ne pouvais mettre à contribution, outre mesure, le maigre budget familial, je recourus à l’aide matérielle de ma tante dont le mari était émigré en France et qui, par conséquent, pourrait disposer de certaines de ces choses qui m’étaient demandées. C’est ainsi, que c’est chez-elle que je dénichai, dans une armoire où elle rangeait des trucs qu’elle n’utilisait jamais, un gan de toilette, un coupe-ongles, un sac fort présentable pour me donner l’aspect digne des lieux qui m’attendaient, mais que je devais rendre dès que la bourse de mes parents se serait ouverte un peu plus généreusement et m’aurait permis d’acheter le mien.

 

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Le jour « J », je me suis réveillé relativement tôt par rapport à d’habitude. J’estimais qu’il y avait de quoi justifier ce sacrifice. Et il fallait commencer par le commencement, qui était de préparer mon paquetage. Pour parer à tout oubli fâcheux, je disposais fiévreusement d’un côté, en amas mes acquisitions et de l’autre le sac dont je ne fus pas si peu fier malgré qu’il ne fut que d’emprunt ; la liste du trousseau entre les deux. Scrupuleusement je cochai sur ma liste l’article pris dans l’amas et rangé dans le sac, quand j’eus fini, une satisfaction incomplète et même emprunte de désolation voire d’amertume me submergea. Certains objets étaient vieux et usagés et je les considérais comme indignes des lieux qui m’accueilleront. Ma mère qui me voyait fort dérangé au point de vociférer, essayait de s’enquérir du motif de mes hurlements répétés. Mais comment pouvais-je expliquer mon irritation à propos d’un gan de toilette complètement usé et souillé de taches indélébiles à quelqu’un qui n’a de toute sa vie connu que la pierre ponce, le savon à bon marché à multi-usage et le rhasssoul à l’état primaire?

Vaille que vaille je m’accommodai du résultat des efforts que je ne cessais de déployer déjà depuis plusieurs jours. Je bouclai mon sac et le rangeai soigneusement comme s’il contenait des objets fragiles ou précieux dans une fenêtre aveugle qui servait de lieu de rangement. Il fallait, maintenant que la mission principale fût accomplie, de coordonner l’heure de départ et donc d’arrivée à l’internat avec mes amis avec lesquels je partageai cette ascension sociale. On devait y arriver avant dix-huit heures, le trajet entre Ahfir et Berkane, à l’époque durait en moyenne une demi-heure. Comme il valait mieux être à l’avance qu’en retard, nous nous accordâmes alors de nous retrouver à la place des taxis au plus tard à dix-sept heures. L’union ne fait pas seulement la force, elle rassure et procure la tranquillité nécessaire pour affronter l’inconnu. Nous étions une bande de cinq adolescents, à nous être promis de rester soudés les uns aux autres pour accueillir le bon comme le mauvais qui pourrait nous arriver. En réalité nous n’étions que quatre, à parité entre les nationalités marocaine et algérienne, à nous sentir liés par un serment tacite mais indéfectible nous liant les uns aux autres. Ce fut du moins ce que nos cœurs nous ressassaient jusqu’au jour où le temps leur infligea un démenti cinglant. Le cinquième avait un rôle d’appoint. Dans notre quartier, les grands moments comme celui que nous vivions n’étaient pas vécus seulement à titre individuel ou collectif entre les acteurs directement concernés, autrement dit nous les cinq adolescents. Il fallait aussi tenir compte de l’entourage, de cet environnement humain qui contraignait ses membres à un rituel que nul ne pouvait transgresser sans sentir le poids d’une excommunication de cet environnement social. D’où la nécessité de sacrifier à ce sentiment de solidarité intra-générationnel et aussi intergénérationnel qui animait tout ahfirien quelle que soit sa condition. Alors, en fin de matinée, avec un brin de fierté que traduit un sourire aux lèvres, je fis le tour des voisins avec ou sans parenté avec ma famille, y compris les commerçants, pour leur annoncer mon départ imminent, prendre congé d’eux, et demander leur bénédiction et leurs prières en ma faveur.

En fin d’après-midi quand le départ inévitable s’approcha, ma grande famille se réunit à l’occasion autour d’un repas à base de msemmen, de harcha et bien évidemment de thé à la menthe, un rituel quotidien, mais qui prit plus de cérémonialité ce jour de mon départ. A la fin du repas qui coïncida avec ma décision de partir pour l’exil temporaire voulu et recherché, je fus enlacé, à tour de rôle, entre les bras de tous les présents à cette mini-cérémonie de départ, à l’exception de mon grand-père pour lequel je me contentai de baiser plusieurs fois le sommet du crâne et le dos de la main droite. Il était le patriarche et il ne sied guère à son rang de souffrir des effusions de sentiments. Quant à mon père, il se trouvait dans son pays d’immigration à endurer l’isolement pour entretenir financièrement la famille. Quand j’eus fini de faire le tour des membres de la famille présents, mon grand-père dégagea sa main droite de la manche de son djellaba afin qu’il puisse farfouiller librement dans sa traditionnelle sacoche (Zaâboula). Il en retira quatre pièces de un dirham chacune, me les mit dans la main et formula une prière qui devait clore cette cérémonie de mon départ. Cette somme couvrait les frais de transport à l’aller et au retour ; entre les deux je ne devais avoir aucune dépense. L’air crispé j’allai vers l’inconnu, un inconnu, à mon sens, qui mérite, certainement, de sacrifier le présent et ses accommodements à un futur plein d’espoirs et fort prometteur. C’était une ascension sociale, qu’il fallait mériter à tout point de vue.

*

Le taxi nous déposa à l’entrée de la ville exactement en face du grand portail sud du lycée. C’était l’entrée officielle des internes. Au loin dans une immense cour nous voyions des jeunes déambuler individuellement ou en groupe. Ils étaient tous vêtus de gris. On dirait une petite plage envahie par des goélands gris. C’était un dimanche, le jour du repos dominical, ce qui explique l’ouverture du portail pour faciliter l’accès aux internes en l’absence du chaouch préposé à sa fermeture et son ouverture. Nous marquâmes un temps d’hésitation et nous nous jetâmes des regards questionneurs : « que doit-on faire ? » Eh bien il fallait y aller ! Il fallait entrer, il fallait franchir ce Rubicon qui était le portail. Le plus hardi d’entre-nous le poussa et il s’ouvrit docilement. C’est à partir de cette limite, cette frontière, que nous devions nous mettre en conformité avec le règlement de l’internat. On ne pouvait y pénétrer sans la tenue réglementaire. Nous sortîmes de notre sac la fameuse blouse grise que nous détestâmes, sans répit, trois ans durant. Nous la revêtîmes en se moquant les uns des autres et en se désignant de sobriquets disgracieux. C’était juste pour détendre une atmosphère crispée. Cette scène me rappelle une autre plus respectable par sa sacralité. C’est le cas des pèlerins qui se doivent de revêtir l’Ihram pour être en état de consécration rituelle et pouvoir pénétrer dans les lieux sacrés de l’islam. Le dernier parmi nous qui franchit la ligne de démarcation entre l’espace de liberté et celui de l’obéissance aveugle, referma le portail avec minutie, doucement, lentement, discrètement pour éviter tout claquement qui aurait attiré l’attention sur notre entrée. Nous avançâmes vers notre destin lestés de nos affaires. Au fur et à mesure que nous approchions du premier conglomérat de blouses grises, les regards nous scrutaient de haut en bas et de bas en haut, des murmures imperceptibles nous parvenaient, puis un grand gaillard pas mal habillé nous aborda sur un ton de commandement: « vous êtes des nouveaux ? En chœur nous répondîmes « oui. » « Alors, mettez vos affaires quelque part, nous précisa-t-il, et à dix-huit heures trente mettez-vous en rang avec les autres en face du réfectoire… C’est le bâtiment là-bas », avec sa main il nous désigna un bâtiment à hautes fenêtres à côté duquel nous venions de passer. Sur ce, il nous quitta et alla rejoindre un autre jeune qui semblait être son pair.

Une demi-heure avant dix-neuf heures, l’heure du dîner, les maîtres d’internat, qui étaient tous des externes et dont nous fîmes connaissance par le bouche-à-oreille appelèrent à une réunion générale en tapant des mains et en invitant les nouveaux internes et les anciens, moins d’une dizaine, disséminés en petits groupes à travers la grande cour du lycée, à se diriger vers la salle du réfectoire. Dès que tout le monde fut rassemblé comme un troupeau en face de la porte d’entrée, un trentenaire à l’aspect athlétique, que l’on nommera par la suite le coq, dénommé ainsi parce qu’il arborait fière allure et une barbichette au bas de son menton, grimpa les quelques marches d’un petit escalier permettant l’accès au réfectoire surélevé par rapport au sol et entouré comme un vrai chef de tous les maîtres d’internat. Juché  sur ce promontoire qui dominait la foule d’adolescents en blouse grise il se présenta à nous en français en ces termes : « Je m’appelle MIRALI (*), — il omit intentionnellement de dire son prénom qui était Abdelhafid— je suis l’adjoint au surveillant général de cet internat ». Aussitôt des chuchotements se déclenchèrent pour s’assurer de la nationalité de ce monsieur qui voulait se présenter sous les auspices d’un homme à poigne. Déjà le fait de parler français conférait une certaine aura de respect voire de crainte, mais en plus avoir un nom à forte connotation française, c’était résolument vouloir impressionner fortement, et pourquoi pas pour toute l’année scolaire, les ouailles qui formaient l’assistance. La vague de chuchotement s’écrasa contre le roc de la vérité lorsqu’on découvrit dans tous les rangs formés quatre par quatre le prénom marocain de la vedette de cette cérémonie de baptême des nouveaux pensionnaires. Il rétablit, avec l’aide de ses lieutenants, l’ordre et le calme en brandissant d’ores et déjà la menace des sanctions à l’égard des récalcitrants et des perturbateurs de ce baptême. Il nous tint, à la spartiate, le discours suivant : « Vous êtes des internes, vous n’êtes plus chez-vous (comprendre que vous n’êtes plus libres)

 

(*)- Rendu à son arabité, ledit nom s’écrit et se prononce «MIR-ALI»

Vous vous réveillez à six heures, l’étude débute à six heures trente, le petit déjeuner est servi à sept heures trente, le repas de midi est à douze heures trente, après la fin de la journée des cours, tout le monde rejoint l’étude à dix-huit heures, le dîner est servi à vingt heures, et vous montez dans les dortoirs à vingt heures trente minutes, après avoir fait votre toilette, vous vous couchez à vingt et une heure, l’heure à laquelle les lumières seront éteintes. Chaque vendredi-soir on vous emmènera au bain public. » Puis une pluie d’interdits s’abattit sur notre liberté : »Il est interdit de fumer, continua-t-il, il est interdit de boire (du vin), il est interdit, et ce quel que soit le motif invoqué, de sortir de l’enceinte du lycée pendant toute la semaine, pendant les heures où vous n’avez pas cours vous rejoignez obligatoirement la salle de permanence, il est interdit de s’approcher des portails du lycée, il ne vous est permis de quitter l’internat que pendant le week-end après avoir obtenu la permission soit pour « la grande ou la petite sortie »  et bien évidemment si vous n’êtes privés de sortie pour désobéissance au règlement que je suis en train de citer. Toute infraction grave au règlement intérieur de l’internat entraîne, en conséquence, une lourde sanction qui peut aller de la convocation des parents pour un avertissement ultime jusqu’à l’exclusion temporaire ou même définitive de l’internat, en passant par la privation de la grande ou petite sortie… Les maîtres d’internats —sous entendre mes auxiliaires— vous détailleront les règles à observer au réfectoire, au dortoir, dans la cour, dans la salle d’étude, etc. »

Ce discours martial me glaça le sang, une onde d’inquiétude, voire de peur me traversa de haut en bas. Je regardai autour de moi et je constatai la pâleur des visages traduisant une sourde inquiétude. Que va-t-on faire de nous ? Un fait inattendu émana de ce chef absolu, ajouta à notre stupeur : en tête de l’un des premiers rangs, un adolescent, tout naturellement mit ses mains dans ses poches, à la fin de son discours martial, ce potentat s’en aperçut. Du pied, traduisant une morgue insultante, il lui asséna un coup à l’une des mains en accompagnant son geste hideux de l’ordre suivant: « Pas de mains dans les poches ! » Aucune réaction de la part de qui que ce soit, l’assistance resta figée, elle reçut, résignée, le geste obscène, diabolique, qui lui asséna une chape de plomb que ne dissipera que le temps. Nous étions encore au tout début des années soixante dix, nous n’avions pas les moyens pour suivre les événements qui secouaient à l’époque la France, le pays des événements de mai 1968 où il était solennellement déclaré qu’il était « interdit d’interdire », et internet, qui a démocratisé l’accès à l’information mais malheureusement aussi à la désinformation, n’existait pas encore. Nos conditions matérielles et notre conscience politique peu développée, nous astreignaient à nous soumettre, à nous laisser choir dans la nasse de la domination de quelques potentats autoproclamés, même si avec une brindille d’indignation qui nous chatouillait le coeur.

 

*

 

Bon gré mal gré nous nous habituâmes à se réveiller en sursaut au battement des mains des pions, à entendre leurs hurlements nous poussant à nous dépêcher de ranger notre lit et faire notre toilette, à utiliser une eau glaciale pour se nettoyer en faisant la queue devant de vieux robinets. J’étais encore imberbe et de ce fait je pouvais bénéficier de quelques minutes de sommeil plus que les poilus. La scène que je ne pus oublier et que je n’oublierai à coup sûr jamais, c’est la queue que nous faisions aux portes des deux toilettes pour environ 25 ou 30 personnes qui devaient satisfaire à leurs besoins les plus urgents en moins de trente minutes, les coups de poings de plus en plus forts que nous y donnions pour que les occupants de ces lieux se hâtent de sortir. Je n’ai pas non plus oublié cette odeur âcre que dégage cette couverture à bon marché, mince comme un papier d’emballage et dont la couleur tire au noir. Il fallut beaucoup de temps pour que mon odorat s’en désintéresse et que mes narines s’accommodassent des picotements que cette odeur leur infligeait. Mais ce à quoi je ne pouvais absolument pas m’habituer, c’est de rester tout le temps sur ma faim. Dans la salle d’étude je faisais mes devoirs consciencieusement et scrupuleusement, mais aussi je comptais les minutes pour que l’heure du repas arrive. Un jour dans la semaine on nous servait à midi des haricots secs cuits dans une sauce abondante. Ah ! Ce que nous apprécions et nous attendions ce jour de la semaine. C’était le seul jour et le seul repas qui nous rapprochait d’un état de relatif rassasiement. On l’appelait le grand jour, on se félicitait de l’avènement de ce plat. Mais à Abou Lkhayre un bien n’est jamais sans son pendant de mal. Un autre jour de la semaine on nous gavait régulièrement de protéines fournies par les bestioles dont était farci le plat de lentilles. On ne pouvait fendre une lentille sans dégager une bestiole noire. Au début ce spectacle me coupait l’appétit mais la faim m’obligea à simuler le tri entre les lentilles farcies de ces bestioles et celles saines, à la longue la faim eut raison de mes précautions et je mangeais sans me soucier de quoi que ce soit. Il fallait coûte que coûte remplir l’estomac pour éviter qu’il gargouille à longueur de journée et endurer le mal de la faim. Il arrivait qu’avant le repas de la mi-journée certains grands mangeurs criaient de faim. Notre drame se jouait aussi au petit déjeuner. Tous autant que nous étions, nous vivions modestement chez-nous, mais au moins le problème de la quantité ne se posait pas. Nous avions droit à autant de café ou de thé que nous voulions, le pain nous était servi en morceaux en vrac ou en grand pains que nous consommions selon notre faim. A Abou Lkhayre, nous avions strictement droit à un seul verre de café au lait, à environ le huitième d’un pain du boulanger et une petite boule de quelques grammes de beurre. Ce qui était loin de satisfaire nos besoins nutritionnels en tant qu’adolescent à la force de l’âge. Pour parer à cette calamité, notre groupe s’ingénia à économiser sur la part du pain du soir. Le dicton ne dit-il pas que la nuit est une pente ? La faim quand elle s’installe durablement parmi les membres d’un groupe elle rogne indubitablement la part de bien qui constitue le rempart contre nos pulsions d’autoconservation aux dépens des plus faibles. J’ai vécu à l’internat d’Abou Lkhayre des scènes où le fort se taillait la part du lion lors du partage du repas. Les autres se contentaient de ce que leur co-pensionnaire puissant leur laissait.

A titre anecdotique, je me permets de rapporter des faits fort significatifs du climat de sauvagerie qui régnait à l’internant d’Abou Lkhayre ou du moins parmi certains groupes de ses pensionnaires à cause de la sous-nutrition chronique que nous subissions. Dans chaque milieu humain il existe des personnes qui se distinguent de l’ensemble ou qui se détachent du groupe par leur comportement quotidien ou face à des événements heureux ou fâcheux. C’est naturel. Quand une personne est soumise à une frustration psychique ou physiologique, la part de l’animalité qui le pousse à la cruauté et à la violence prend plus de place aux dépens de son humanité. C’est dès lors l’exhibition agressive de la force pour réaliser ses fins, notamment les plus vitales. Une telle attitude je l’ai vécue lorsqu’un jour à midi quelqu’un prit ma place habituelle avec ma bande de copains dans le réfectoire. Comme il refusait obstinément de rejoindre sa place initiale, par un esprit conciliant, je cédai temporairement à son caprice. C’est alors que je me trouvai dans l’obligation de me mettre à la seule place qui était restée libre. La malchance voulut qu’elle soit avec « le pourfendeur ». Nous désignions ainsi un campagnard vingtenaire, un vrai rustre, il avait un physique taillé dans le roc, un visage aplati et une large mâchoire inférieure soutenant une bouche large pleine de dents déchaussées. Il était tout le temps affamé. Il braillait après tout le monde, mais moi il m’épargnait. C’était à cause du lien familial qui existait entre nos ascendants. Nous avions un lien certes ténu mais familial quand même. Ma grand-mère maternelle était la sœur de son père, autrement dit sa tante paternelle. Nous nous n’étions jamais connus avant notre rencontre à l’internat. Le hasard voulut que ce lien familial longtemps ignoré, soit ravivé dans la détresse. Ce jour où je fus délogé de ma place habituelle au réfectoire, je chus à la table qu’il dominait comme un lion. Et comme le hasard ne fait pas les choses à moitié, il ne restait de vide que la place mitoyenne avec la sienne. En réalité, tout le monde l’évitait au réfectoire. Il y avait de quoi s’inquiéter de son voisinage. Il avait une conception léonine de la justice au moment du partage du repas. Quand il me vit prendre place à sa gauche, il me jeta un mauvais regard, se rembrunit, puis tailla dans le tas de nourriture que contenait le plat au milieu de la table, une part qui, certes, était plus grande que celles qu’il distribua aux autres pensionnaires, cependant ne rendait pas justice à mon droit d’avoir une part plus conséquente. Pour apaiser sa conscience qui, sûrement, le réprimandait pour avoir forfait à la solidarité familiale, il se pencha vers moi et me murmura presque à l’oreille:  « Cousin, ne te mets plus jamais à ma table ! ».

La faim avilit, le manque de liberté réduit à l’état de sous-homme. Quand la dignité est bafouée, piétinée l’émotivité est à fleur de peau et la sensibilité se mue en effondrement. Un pensionnaire qui rejoignit notre groupe sur le tard, nous confia qu’au début de son séjour, il se cachait dans le noir pour pleurer. Tout lui manquait et sa carapace ne pouvait en supporter plus, alors avant la fin de l’année scolaire il nous fit ses adieux pour un départ à l’étranger.

 

*             

Je comptais les jours. Je maudissais violemment le lundi ; le mardi je le haïssais un peu moins ; le mercredi, c’est le milieu de la semaine et je m’imaginais sur le versant opposé de la montagne, que mon esprit escaladait péniblement chaque semaine, en train d’entamer la descente ; le jeudi le sourire revient sur mes lèvres ; le vendredi c’est le grand jour, c’est le jour majestueux, c’est la porte grand-ouverte sur la liberté dans toutes ses acceptions même culinaires et nutritionnelles. C’est le jour de « grande sortie », le jour où il me hâte dès six heures du matin de rejoindre mon chez-moi en fin d’après-midi, pour me débarrasser pendant deux jours de la maudite blouse grise qui pensais-je me donnait un aspect lugubre, triste, renfrogné, pour souffler, pour manger à ma faim, pour gambader librement dans les rues, pour aller raconter mes mésaventures aux copains encore collégiens, pour veiller jusqu’à trois, quatre heures du matin, pour ne pas recevoir l’ordre de me réveiller à six heures du matin, pour ne pas me mettre en rang pour aller manger, pour ne pas faire la queue pour faire mes besoins naturels, ou ma toilette, pour entrer et sortir de chez-moi quand il me chante, pour oublier pendant juste deux jours entiers que pour apercevoir ne serait-ce que de loin, l’extérieur, ce vaste espace qui signifiait pour moi tous les aspects de la liberté, je devais m’approcher subrepticement et en toute discrétion du portail, afin de ne pas éveiller les soupçons des pions en charge de nous surveiller dans la cour, pour ne pas me faire clouer le bec, par des « chuut » et un regard sévère, parce que je glissai un mot à un camarade pendant l’étude, pour ne pas entendre la main du maitre d’internat taper énergiquement sur son bureau parce qu’un léger bruit se lève dans la salle, enfin pour me déshabituer à être réglé comme du papier à musique.

Les jours passaient et l’intensité de mon renâclement à cette vie « moniale » diminuait. Je souffrais la faim, la privation de liberté mais je me fixais inlassablement sur mon objectif. Il fallait que je réussisse et peu m’importait les sacrifices. Alors je fis l’impasse sur tout ce qui était contraire aux moindres droits humains (tels que je les comprends presque 50 ans après). Je fonçais tête baissée dans le tas des emmerdes. Je ne voyais que le bac et l’après-bac. Je visais Rabat, la capitale, cette ville qui me ferait, en accédant à son université, rejoindre les quelques héros du savoir dont s’enorgueillissait la petite ville d’Ahfir. Mais il m’arrivait de flancher, de baisser la garde et je recevais les coups des difficultés quotidiennes en plein dans le mille. Autant le début du week-end synonyme de notre grande sortie me rendait euphorique et je planais de joie, autant le dimanche après-midi, le crépuscule de ce paradis temporaire dans lequel je vivais en contraste avec le calvaire de l’internant, m’attristais. Je m’angoissais à l’idée de reprendre la route, le lundi tôt le matin, à destination de cette prison que seule la réussite de l’avenir justifiait. Beaucoup de mes co-pensionnaires n’eurent pas suffisamment de ressorts psychologiques pour aller au terme de trois années de torture morale et physique. Ils abandonnèrent en cours de route et empruntèrent le chemin de l’exil en France, la seule issue qui garantissait une meilleure vie que celle qu’offraient Ahfir en particulier et le Maroc en général.

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J’étais, si je ne me trompe, en seconde (l’année pré-bac). Comme d’habitude en fin d’après-midi du dimanche l’angoisse se saisit de moi, j’avais mal aux tripes, mon tempérament jovial depuis le vendredi devint rapidement agressif. Cette métamorphose presque subite se justifiait par la nécessité de rejoindre l’internat-prison le lendemain lundi et pour cinq jours interminables. Ce dimanche, je sentais mes réserves épuisées, mon énergie entièrement consommée par mon état mental. Alors l’idée saugrenue de ne pas rejoindre l’internat accapara mon esprit. Il fallait que je trouve un prétexte légal, justifiable et pourquoi pas médicalement. Il n’y avait que la maladie qui pouvait me soustraire pendant quelques jours à l’enfer de l’internat. Il fallait absolument me rendre malade. Non, je n’avais pas le courage ou la lâcheté de me blesser comme font certains soldats pendant la guerre et encore moins d’avaler « la mort aux rats » comme l’avait fait un ahfirien amoureux éconduit ; et d’ailleurs je n’en eus pas du tout l’idée. Moi je voulais une maladie normale, crédible et surtout qui apaiserait ma conscience qui me culpabilisait de rater une semaine de cours. Ma réflexion s’arrêta à l’idée de provoquer une angine. Quoi de plus facile, si j’arrivais à susciter une inflammation de mes amygdales ? Mais comment procéder ? Quelque fut mon obstination de gagner une semaine hors de cet infernal internat, je ne pouvais me résoudre à me faire sévèrement mal, à m’improviser masochiste. Alors, une idée illumina mon esprit qui cherchait un compromis entre le moindre mal et le bénéfice d’une semaine de repos loin de l’internat-prison d’Abou Lkhayre. Quand je me laissais entraîner par certains amis fumeurs en tirant quelques bouffées d’un mégot de la cigarette « Casa-sport » — quelle ironie ! Le sport, source de santé et d’épanouissement est associé à la cigarette qui tue, certes lentement mais qui tue quand même—, je sentais une vive brûlure dans la gorge, qui m’incommodait fortement et me faisait tousser. C’est ce souvenir qui s’imposa au cours de ma réflexion au moyen de me soustraire au moins quelques jours aux affres de l’internat. Tout de go je me dirigeai vers la baraque de « Barro » (*), le vendeur de cigarettes au détail et demandai deux sèches. Emballées dans une feuille d’un cahier d’école, je les gardais précieusement dans la poche intérieure de ma veste pour éviter qu’elles ne se brisent avant leur usage à bon escient. Le reste de la journée du dimanche se passa comme à l’accoutumé avec la petite particularité que constituait ma décision ferme et définitive de me rendre malade. L’idée me réjouit et me rendit même euphorique, tellement j’étais sûr de la réussite de ma manœuvre. J’avais la chance de dormir seul dans l’unique chambre située à l’étage de notre maison. Ce qui me conférait une latitude complète pour exécuter mon plan. Avant de monter me coucher, je passai dans la cuisine et dérobai quelques allumettes. J’attendis que toute la maisonnée se plonge dans son juste sommeil pour commencer l’exécution de mon stratagème. Les conditions étaient idéales, car la terrasse était vaste et donnait directement sur la rue. Une telle configuration me permettait de jeter la fumée vers la rue sans que les membres de ma famille la sentent. J’étais en totale sécurité. Je sortis alors la première cigarette et la consommai goulûment, en essayant de concentrer la fumée le plus longtemps possible au niveau de ma gorge. Sans le moindre répit je rempilai avec la deuxième cigarette. A la fin je sentis des picotements dans ma gorge, voire une brûlure mais surtout j’empestais le mauvais tabac et mon haleine devint fétide. Aucun souci ! Tout était toléré pourvu que mes amygdales s’infectent et enflent. Je m’endormis en caressant l’espoir que le lendemain ma voix sera enrouée, des ganglions apparaitraient

 

(*)- Surnom d’un monsieur connu dans toute la ville par son activité de vendeur de cigarettes au détail et surtout de « chemma »

sous ma mâchoire inférieure, bref les signes d’une infection qui serait mon passeport —ou dirais-je le visa— qui me permettrait de quitter l’internat et rejoindre le cocon familial pour une semaine au cours de laquelle je serais dorloté. Quand j’entendis la douce voix de ma mère m’appeler du rez-de-chaussée me demandant de me réveiller, ma conscience enchaîna directement sur les événements de la nuit. Alors, je portai ma main à ma gorge, je la tâtai de tous les côtés, je testai ma voix, rien à signaler tout était normal, je portai ma main à mon front, pas le moindre signe d’une augmentation de ma température. Le seul changement qui m’affecta fut que je me sentais une haleine de chacal, d’autant que volontairement, dans le but d’augmenter les chances de réussite de ma manœuvre, j’avais omis de me brosser les dents. Contrarié, déçu de mon échec, je me décidai d’oublier ma petite aventure et de reprendre le chemin de cet enfer pavé de bonnes intentions. Tout s’était passé comme d’habitude, je pris mon sac oblong qui se fermait comme une bourse à l’aide de cordelettes, mon grand-père me glissa dans la main les quatre dirhams, ma mère, ma grand-mère et ma tante encore célibataire me suivirent jusqu’au seuil de la porte de la maison en faisant des invocations en ma faveur. Elles y restèrent jusqu’à ce que je fusse disparu au coin de la rue. C’était aussi pour elles l’occasion de voir l’extérieur, même si ce n’était que la rue vide. Leur internat à elles c’était la maison où, sauf nécessité, les hommes les confinaient la vie durant. A la place des taxis je vis quelques mines défaites comme la mienne, des têtes mal réveillées, des humeurs renfrognées, nous étions tous des pensionnaires d’Abou Lkhayre et nous avions tous une haine inextinguible des conditions dans lesquelles on nous y faisait vivre. Pendant tout le trajet je gardai le silence. Je ruminai l’échec de mon expérience de la veille. Obstiné comme je le fus —et je le suis toujours —, je ne pus accepter cette infortune, d’autant que je n’adhérais guère au fatalisme dominant les esprits à l’époque. Dès lors je me remis à la réflexion pour trouver le moyen, fut-il indécent, de m’éloigner quelques jours de l’enfer vers lequel nous voguions dans un taxi bringuebalant et en plus en surcharge pour que le chauffeur puisse gagner une place supplémentaire. Je ne pus desserrer les dents et mes confrères me laissèrent tranquille. Ils bavardèrent entre eux à propos de tout et de rien et surtout au sujet des performances de l’équipe de football d’Ahfir, dont le nom était USA (Union Sportive d’Ahfir). Quelle ironie du hasard ! Un acronyme qui renvoie à première vue à la première puissance mondiale. Le Gardien des buts de cette équipe qui ne faisait pas toujours honneur à sa ville notamment quand elle se trouve en compétition avec Berkane, était justement un confrère. Mais cette distinction ne lui avait servi rien car il galérait comme nous tous qui étions anonymes et anodins.

 *

Il était sept heures trente minutes quand nous franchîmes le portail. Nous voyions ceux qui n’ont pu bénéficier de la grande sortie défiler nonchalamment sous le regard indolent des deux pions qui étaient d’astreinte le week-end finissant, et s’engouffrer dans le réfectoire pour prendre le petit-déjeuner. Ils avaient déjà l’air fatigué, le geste long et le regard vague. Encore une semaine de galère avec des batteries quasi à plat. Les nôtres étaient, heureusement pour nous, rechargées. Aucun spectacle d’un lundi habituel ne put me distraire de mon obstination de trouver le moyen de me soustraire à l’infernal internat. Puis soudain, en rangeant mon sac dans mon casier dans la salle d’étude, mon refus d’accepter la réalité redoubla, se renforça. Mon esprit tournait à plein régime pour trouver l’issue à ce dilemme qui me torturait. C’est ainsi que j’eus l’idée d’aller à l’hôpital. Sous quel prétexte ? Je ne savais pas encore. Je remis dans mon casier mes cahiers et mes livres qui m’étaient nécessaires pour les cours du matin et je résolus fermement d’aller demander à la direction l’autorisation de me rendre à l’hôpital. A huit heures tapantes et aux premiers sons de la cloche du lycée les annonçant, je me dirigeai vers la direction. Je donnai deux coups à la porte ouverte d’un bureau où s’affairait un « répétiteur » (un auxiliaire du surveillant général). Celui-ci releva sa tête qui était plongée dans un tas de paperasses et me demanda :

— « Qu’est-ce qu’il y a ? »

— »Euh ! Je suis malade et je veux aller à l’hôpital, répondis-je. »

— »Et de quoi es-tu malade ? »

— »Je ne sais pas, mais j’ai mal au… ventre »

Il pivota sur ses talons, se retrouva face à une armoire métallique d’où il prit un registre sur lequel était écrit « Hôpital ». Il y consigna la date, mon nom, mon prénom et les références de ma classe. Puis me dit :

— « Bien ! Tu vas attendre dehors. »

Je m’exécute et je choisis un endroit ensoleillé. Le dos et un pied contre le mur, la face relevée vers le soleil je reçus pendant un moment ses rayons bienfaiteurs en ces premiers jours de printemps. En me réchauffant au soleil, je continuais de cogiter, mais aucune idée n’illumina mon esprit. Une dizaine de minutes passèrent et voilà que je vois un grand gaillard se diriger lentement et dans une indécision manifeste vers les bureaux de la direction. Puis au lieu d’entrer dans le bureau, il s’adressa à moi :

— « Je veux aller à l’hôpital et…. » Sans le laisser finir son propos et heureux d’avoir un compagnon, je lui indiquai les démarches à faire auprès du répétiteur. Ce qu’il fît. Quelques instants plus tard, ne voyant personne se présenter pour aller à l’hôpital, le répétiteur nous remit le registre et nous enjoignit de partir avec la recommandation expresse suivante : « ne traînez surtout pas dans la rue. Ne revenez surtout pas à midi… Attention ! Gare à la punition! ».

En silence nous marchions côte à côte. Dès qu’on eut fait dix pas mon camarde, qui était un interne ahfirien comme moi, extirpa une cigarette de la poche interne de sa veste. Avant de l’allumer, il jeta derrière lui, puis à droite et à gauche un regard méfiant afin de s’assurer qu’il était loin des yeux du personnel administratif du lycée. Il en tirait de longues bouffées qui en disaient long sur son état d’âme. Quand il expirait la fumée, il suivait sa trajectoire des yeux comme s’il essayait de percer un secret que ses volutes renfermaient. Plus nous nous approchions de l’établissement sanitaire, plus nous ralentissions notre cadence de marche. Furtivement, nous nous jetions réciproquement des regards obliques comme pour sonder nos intentions mutuelles. Je n’avais pas l’air d’un malade. Lui non plus. Et puis, las de ce climat de suspicion et de circonspection, il rompit la glace et m’adressa frontalement sa question :

— « Qu’as-tu pour aller à l’hôpital ? »

Ouf ! Un soulagement m’envahit. « Euh ! A vrai dire je n’ai rien, répondis-je,… Et toi ? »

— »Moi non plus je n’ai rien et je ne sais même pas ce que je leur dirais à l’hôpital. »

Un sourire de confiance illumina nos visages respectifs et la conversation se noua aisément après ces confidences réciproques. Nous profitâmes alors pour nous soulager de notre colère contre l’internat et les misères que nous y subissions. Nous traitions, dès lors, ses responsables de noms d’oiseaux, chacun selon son grade et son rang dans la hiérarchie. Puis mon compagnon, qui fumait cigarette après cigarette, comme s’il pouvait se constituer des réserves de nicotine pour en user lorsqu’il sentirait le besoin pressant lors du régime de privations que l’internat nous imposait, m’adressa sa question ultime :

— « Nous sommes presque arrivés à l’hôpital ! Alors, qu’allons-nous faire ? Qu’allons-nous leur dire ? »

Je lui répondis par un mou: « je ne sais pas », parce que je mijotais une idée que mon esprit me disait géniale. En effet, il m’est souvenu que l’un des internes de ma connaissance avait été renvoyé chez-lui parce qu’il avait la gale. Quelle aubaine ! On va alors simuler cette maladie contagieuse.

— « Mais comment fait-on pour avoir la gale ? » Me questionna-t-il d’un ton mêlé de dérision.

— »Eh bien c’est simple, lui répliquai-je. La gale attaque souvent en premier entre les doigts de la main et au pubis. Tu sais très bien que lorsqu’on est en contact avec l’ortie, tout comme la gale, elle nous donne des démangeaisons, des sensations de brûlure, puis des plaques rouges et gonflée apparaissent sur la peau. Alors, remplaçons la gale par l’ortie  » Comble de la bonne chance, l’hôpital se situait à l’extrémité nord de la ville sur la route de Nador. Le vaste espace en friche sur lequel il était bâti offrait la chance à toutes les plantes sauvages de pousser en toute liberté surtout celles non désirées par les troupeaux de caprins et ovins comme l’ortie brûlante.

Le visage de mon compagnon s’illumina et l’espoir de décrocher un certificat médical lui prescrivant une semaine de repos, lui fit oublier le besoin de la nicotine. Du coup, nous nous appliquâmes à suivre scrupuleusement les prescriptions de ma découverte. Après avoir fait frotter les endroits de notre corps indiqués d’un rameaux bien fourni de la plante magique, nous nous soumettions à un contrôle mutuel pour parer à toute éventualité de malfaçon. Le résultat nous parut fort satisfaisant et d’un pas décidé, confiant en la réussite de notre manœuvre, nous nous dirigeâmes vers l’accueil de l’établissement hospitalier. Une dizaine d’hommes jeunes et moins jeunes se pressait dans un désordre complet autour d’un individu derrière une table blanche et ayant l’apparence d’un infirmier parce qu’il était revêtu d’une blouse aussi blanche. La couleur blanche était à cette époque presque l’apanage du mobilier et du personnel hospitalier. Forts de notre statut d’élève et en plus nous étions des internes nous nous débrouillâmes pour détourner vers nous l’attention du préposé à ce service dérisoire d’accueil. Nous lui expliquâmes notre situation et lui présentâmes le registre de l’établissement scolaire. Ce fut le sésame qui nous ouvrit les portes du cabinet du médecin. Assis sur un banc blanc parmi d’autres qui meublaient la pièce, nous attendîmes dans cette salle d’attente comble où les regards s’échangeaient avec méfiance, parce que personne ne pouvait justifier formellement et preuve tangible à l’appui sa préséance sur un éventuel prétendant à la priorité. Pour nous l’essentiel était de pouvoir bénéficier du service d’un médecin seul apte à délivrer un certificat médical. Alors, nous nous armions de patience d’autant plus que nous n’étions guère pressés de rentrer au lycée. Une bouffée de liberté ne pouvait que nous être bénéfique. Quant le préposé à l’accueil nous annonça que c’était notre tour de voir le médecin, l’hésitation nous saisit et chacun de nous voulait céder la priorité à l’autre. Chacun de nous voulait faire de l’autre le premier cobaye de la manœuvre afin d’évaluer ses chances de réussite à la lumière du sort du premier. En définitive et peut être parce que j’étais l’inventeur et l’initiateur de la pratique frauduleuse, il m’accorda le privilège de passer après lui. Dès qu’il fut entré, je ne tenais plus sur le banc. Je me levai, j’essayais de faire les cent pas, mais le pouvais-je dans une salle exigüe et quand le moindre éloignement pourrait vous coûter votre tour ? Pendant environ dix minutes je ne cessai de frétiller à ma place comme un poisson sorti de l’eau. Puis la porte du cabinet s’ouvrit et je découvris un compagnon radieux, le sourire jusqu’aux oreilles. Il me frôla et me chuchota « ça à marché ! Sept jours ! Je t’attends ! » Sûr que le même sort m’attendait, je jubilai déjà, je me voyais sur la route faire l’auto-stop pour économiser deux dirhams qui me serviraient d’argent de poche pendant l’heureuse semaine que j’allais passer dans le cocon familial à manger à ma faim, à me coucher à mes heures, à circuler librement, bref à ne pas être une machine programmée. Le préposé à l’accueil me tira d’un rêve que j’aurais aimé qu’il fût éternel. De sa voix lourde il m’enjoignit d’entrer dans le cabinet du médecin. Celui-ci, un quadragénaire, me demanda ce dont je souffrais. En joignant le geste à la parole, je lui dis : « Docteur, je soupçonne la gale », tout en lui tendant mes mains les doigts largement écartés. Quand il eut fini d’observer mes doigts, je lui suggérai par le geste d’examiner mon pubis. Il y jeta un regard furtif et fit quelques « hum ! Hum ! » Cette interjection répétée insinua le doute dans mon esprit et mon enchantement commença à s’évanouir. Je sentis les battements de mon cœur s’accélérer, je redoutais le pire et celui-ci advint. Le médecin gribouilla quelques phrases sur le registre, le signa et le referma. Puis héla l’infirmière qui l’assistait et lui demanda de lui apporter quelque chose. Je ne voyais pas le médecin rédiger le fameux certificat médical qui devait me procurer une semaine de joie de vivre. Et tout l’espoir échafaudé auparavant s’écroula comme un château des rêves. Je me sentis pâlir, mes jambes faillirent se dérober et une torpeur m’envahit. Soudain j’entendis le médecin me demander d’ouvrir grand ma bouche. Ce que je fis, puis il y enfonça une grande cuillère à soupe pleine à ras bord d’un liquide visqueux mais sucré à outrance. J’avalai la cuillère de sirop et avec elle le dernier brin d’espoir qui me restait de m’éloigner pendant une semaine de l’enfer de l’internat. L’infirmière me tendit le registre du lycée et m’indiqua, d’un geste qui marque le détachement, la sortie. Je voulais insister, je voulais exhiber le cas de mon camarade, mais le préposé à l’accueil, sur l’injonction de l’infirmière, avait déjà appelé le suivant. Je quittai l’hôpital anéanti, vidé, abattu. Mon camarade, qui m’attendait hors de l’enceinte de l’établissement, se transforma à mes yeux en ennemi, en usurpateur de mon droit. Il savourait tranquillement le flot de nicotine qu’il engloutissait dans ses poumons et quand il me vit, il me questionna : « Alors ! Tu as eu une semaine ? » Sa satisfaction et sa joie débordantes m’asphyxiaient, elles m’étouffaient. Je luis répondis brièvement « Non je n’ai eu droit qu’à une grande cuillerée de sirop». Son sourire s’éteignit un moment, le temps qu’il m’exprime ses regrets et sa reconnaissance d’être l’auteur de l’idée qui lui valut une semaine de bon repos. Puis, il se ressaisit et reprit son élan à savourer sa réussite. Il rompit avec ma morosité en me tenant les propos suivants : « Tu sais ! Il faut que je me dépêche, j’ai encore beaucoup de choses à liquider, mes affaires à ramasser, etc. » Ces propos s’enfoncèrent en moi comme des flèches empoisonnés et je faillis lui sauter dessus, lui arracher le bout de papier magique qui le rendait autant euphorique parce que j’étais persuadé qu’il me revenait de droit. N’étais-je pas l’auteur, le géniteur, le concepteur de la pratique qui le rendit heureux alors que quelques instants auparavant, il touchait le fond du désespoir ? Il ne semblait pas saisir mon amertume et il détala à toutes jambes. Il s’éloignait et je le suivais d’yeux pleins de tristesse. Je continuai ma lente progression vers « Abou Acharre » en trainant des pieds. Quand j’y arrivai, la cloche sonnait onze heures. Je remis le registre à l’administration et demandai et obtins un billet d’entrée pour justifier mon absence des cours. J’inspirai et expirai plusieurs coups. Par habitude et du bout de la langue je demandai pardon à Dieu, même si j’étais convaincu que Dieu ne se mêle pas des affaires des hommes. Parce qu’Il les a pourvus du meilleur don qui puisse se faire dans ce monde. Il s’agit de la raison. En montant l’escalier qui mène à ma classe, je vis au loin l’heureux élu, son sac sur son épaule, franchir le portail de cette prison dont je n’ai pu m’évader ne serait-ce que pour quelques jours. Je ne fus pas si bien servi par moi-même et ce n’est nullement sa faute. Je me rendis à l’évidence que le hasard pourrait s’insinuer dans les meilleurs calculs pour fausser leur résultat. Le parfait est insaisissable dans cette vie. Je pousse la porte de la classe, je remis le billet d’entrée au professeur et je rejoins calmement ma place. Mes amis interrompirent leur concentration sur le cours pour me demander qui par un signe de tête, qui par un geste furtif de la main, le motif de mon absence. Je les rassurai d’un sourire et je rejoignis ma place après avoir extirpé, discrètement, mon livre et mon cahier d’anglais de mon casier. Quand la cloche annonça midi, mes amis s’attroupèrent autour de moi dans l’attente d’une explication de mon absence. Le récit de mon aventure nous occupa toute la demi-heure que nous devions attendre avant de se mettre en rang quatre par quatre pour recevoir la pitance de la mi-journée. Et la vie avait continué son cours qui, tout en ne changeant jamais, fait changer la vie des hommes. Heureusement que l’existence humaine est faite d’une suite d’épisodes qui ont forcément un début et une fin, les meilleurs comme les pires.

 

Saint-Malo, le 01 octobre 2019.