RÉCIT. LA CHOSE ÉTENDUE (SUITE ET FIN)

Ma voix se manifestait par une intonation bizarre et craintive:

— « Hé ! Mahmoud, viens voir… »

Celui-ci, occupé à tenter de tirer le maximum qu’il pouvait du mince mégot monté sur le rameau, ne m’entendit qu’au deuxième appel. A l’intonation de ma voie affaiblie, il sentit le désarroi, la confusion dans laquelle j’étais. Il comprit que quelque chose d’anormal me tourmentait. Et au lieu d’accourir à mon secours, il se contenta de me demander de revenir vers lui. Ce fut comme une bouée de secours qu’il m’envoya et je ne manquai pas de la saisir avec soulagement de pouvoir me tirer d’affaire sans trop de ridicule au front. Dès qu’il me vit faire à peu près la moitié de la distance qui nous séparait, il s’avança de quelques pas et me demanda de préciser mes propos et d’expliquer l’émotion qui m’agitait.

Cette nuit, la peur s’était transmise entre nous comme l’étaient nos sentiments amicaux. Elle était partagée entre nous, comme il nous arrivait de partager la même cigarette, le même repas, et bien d’autres choses qui nous réunissaient. Il s’approcha le plus possible de moi, comme si j’allais lui confier un grand secret, pour mieux m’entendre lui expliquer ce qui me mettait dans cette situation de trouble. Il m’entendit débiter d’une voix où se mêlait l’engourdissement que provoquent la peur et mon cramponnement désespéré aux dernières illusions de ma fierté. Mes phrases furent courtes, hachurées et surtout traduisaient la panique qui s’était emparée de moi:

— « Quelque chose là-bas… Je ne sais pas ce que c’est… Viens voir cette chose étendue là- bas couverte d’un blanc, on dirait un drap… Viens ! Viens ! C’est juste là… ».

Ma propre peur ne m’empêcha pas de sentir la frayeur qui s’empara de mon ami. Il tendit sa main, agrippa mon bras et essaya de me pousser sur le chemin inverse de celui qui menait à la chose. Il voulait que nous nous éloignions et vite fait:

« Viens ! On s’en fiche, me dit-il, de ce qu’est cette chose… On rentre, il se fait tard ».

Tant de choses entendues des années durant et qui étaient le produit d’une superstition enracinée dans la représentation collective du monde, se mêlèrent à la peur instinctive pour dissuader Mahmoud de faire ne serait-ce qu’un pas de plus en direction de la chose étendue, que j’insistai de lui montrer d’une main, dont je me forçais de limiter le tremblement. Il voulait que cette chose mystérieuse le reste. Il lui était égal de ne pas comprendre pourvu qu’il reste hors du danger. Le risque, il n’en voulait pas même pour un égo exalté par le sentiment et la démonstration d’une attitude courageuse. Dans nos nombreuses discussions le vieux adage « si tu ne veux pas être mordu par la vipère, ne glisse pas ta main dans son nid », le répétait-il inlassablement pour dire qu’il ne faut pas tenter le diable.

A contrario, sa peur réveilla le peu de courage qui subsistait au fond de moi. L’esprit de contradiction qui me caractérisait se ranima. Quand il me pressa de quitter les lieux, piqué au vif de ma fierté, je me rebiffai. Un calme relatif me gagna. Puisant mes dernières ressources de courage et de confiance en moi, afin d’éviter qu’une attitude de couard me poursuive longtemps, je m’enhardis à vouloir quelque fût le prix à dévoiler le mystère. Ma raison reconquérait lentement du terrain et l’assurance poignait dans mon cœur. Hardiment je lui enjoignis : « Allons voir de près de quoi il retourne ! Si tu refuses, le sommai-je, moi j’y vais ». Tant j’insistais, tant il s’enfonçait dans sa stupéfaction et persistait dans son refus. En réalité, c’était mon tempérament fougueux, des fois jusqu’à l’absurde qui me poussa à puiser dans la peur de mon ami le courage nécessaire pour braver la chose étendue. Qu’advienne que pourra !

Beaucoup de fierté récupérée et le souci de réussir une sortie honorable, mêlés à une once de peur provoquèrent en moi une montée de bravoure pour vouloir sortir la tête haute de cette épreuve. Avant de me hasarder la conquête de la chose mystérieuse, j’allongeai du mieux que je pouvais mon buste, en gardant les yeux fixés sur la chose étendue pour détecter tout éventuel mouvement suspect ou susceptible de m’éclairer dans ma décision que je ne semblai pas avoir résolument arrêtée. Dans ce temps, je fus tiraillé entre courage et couardise, entre le renoncement et l’envie de comprendre et surtout de faire subir le moins possible de dégâts affectifs au cours de cette aventure nocturne. Dans une ultime tentative je relançai indirectement mon ami : « J’y vais voir ce qu’est cette chose, tu viens ? ». En guise de réponse, il essaya de me pousser en m’assénant cette vérité « Viens ! On rentre ! Et puis en quoi cela t’avancerait de comprendre ce qu’est cette chose ? ». Je renâclai devant son insistance comme un âne fort têtu de sa nature.

J’aurais aimé que Mahmoud obtempère à ma requête, ce qui m’aurait affermi, augmenté mon courage et surtout parce que, à mon sens, à deux nous aurions plus facilement affronté le danger. Curieusement, ces circonstances furent également l’occasion pour moi de découvrir manifestement le contraste qui m’habitait. En effet, j’aurais aimé que mon ami insistât plus fort qu’il ne l’avait fait, ce qui m’aurait offert un précieux prétexte de renoncer à mon entêtement et me ranger à sa décision. Ainsi, le dilemme aurait été tranché en faveur de mon ego, du moins auprès de lui et des autres qui auraient pris connaissance de l’histoire. A vrai dire, au fond de moi-même, la balance entre les deux termes de l’équation penchait beaucoup plus vers la prudence que vers la hardiesse. Mahmoud n’insista pas et je vis mon propre piège se refermer sur moi. Toute issue permettant le recul était condamnée. Il ne me restait d’autre choix que d’affronter le danger et d’avancer fermement vers la chose étendue. Mis au pied du mur, mon ego s’exalta et je remémorai quand je pérorais à propos de la rationalité de tout phénomène sur terre et que le monde de l’invisible est une pure invention des esprits malades de la superstition et de la mythologie primitive. Quand je clamai que tout est explicable et nul mystère n’existe sur terre.

Il faut porter à l’actif de la peur le bénéfice qu’elle ne soit pas fatalement source de découragement. Il arrive qu’elle contrarie sa nature et produit de la bravoure. C’est ce qui m’arriva. J’obéis à l’appel de mon ego et je fonçai tête baissée, éperdument vers la chose étendue. Je n’écoutai plus mon cœur qui battait la chamade.

Quand je fus à moins de deux mètres de la chose, je découvris le pot aux roses. Je constatai que la nature peut bluffer même l’homme qui se prend pour son dominateur incontestable. Je découvris que la chose étendue qui nous avait remués, terrifiés, bouleversés et surtout qui avait mis à mal toutes mes représentations du monde terrestre, n’était purement et simplement qu’un morceau de matière plastique que le vent avait entraîné depuis on ne sait quel coin et qui était resté figé accroché à un petit arbuste épineux. Un concours de circonstances achevé s’arrangea: la peur, les trois cimetières à quelques dizaines de mètres en contrebas, la rumeur qui courut, dans les rues du quartier à proximité, à propos d’une créature qui se délecterait du déterrement des morts, la lumière argentée que diffusait la pleine lune, inondant tout le paysage, et qui rendait immaculé le morceau de plastique allongé et dont la couleur tirait sur le blanc. Il ne manquait plus que le subconscient qui se fut mobilisé pour lui donner une crédibilité pseudo-historique. Une illusion d’optique me fit percevoir en cette chose étendue un cadavre enveloppé dans un linceul blanc. Furieux mais surtout fier de moi-même, je jubilais, exultais d’avoir percé le mystère qui me mit à rude épreuve, d’avoir démasqué l’artifice. Vociférant, je mis un coup de pied dans le plastique qui vola quelques mètres devant moi. Ainsi, j’ai exprimé, farouchement, ma victoire. Mais celle-ci ne fut complète que lorsque je pris Mahmoud comme témoin de mon héroïque exploit et de la validité de mes idées. Mon attitude était franchement teintée de suffisance, j’avais même un peu fanfaronné. Son silence me donnait raison et je m’en contentais.

Le combat intérieur qui s’était engagé entre le sentiment de peur qui me tordait le cœur et les manifestations de mon ego qui se faisaient pressantes, s’est terminé par la victoire de ce dernier. Cette aventure fut le meilleur test pour mes croyances et surtout pour ma petite personnalité. Je voulais m’élever au dessus de la peur et je découvris qu’elle est inhérente au fonctionnement normal de l’homme. Je compris qu’elle était notre compagne, comme le sont d’autres états affectifs, dans la vie des hommes.

En effet, avoir peur est un état affectif produit par un sentiment de l’imminence d’un mal. Dans ce cas, le mal n’est pas réel, il est simplement le produit de notre conscience, il est donc subjectif. C’est notre subconscient qui entreprend un travail de relation entre ce qui nous paraît à un moment donné, sous l’effet d’un concours de circonstances comme une perception réelle et des situations passées réelles ou reçues comme telles. De sorte que quand j’ai vu le morceau de plastique allongé sur le sol, ma mémoire me restitua quantité de situations, que mon esprit sous l’effet de la peur de l’inconnu analysa en les mettant en relation les unes avec les autres et avec l’endroit où se trouvait la chose.

Ainsi, la non compréhension d’une situation ou d’un phénomène convoque les souvenirs et sollicite la mémoire qui restitue les images appropriées à l’événement-endroit: le chaume, la proximité des cimetières, le souvenir du rite de sépulture, celui des histoires entendues ; tout cela aboutit à l’image d’un mort dans un linceul blanc. Je me trouvais dans une situation d’une projection de mes états purement subjectifs dans le monde extérieur, de sorte que le simple fait, l’inoffensif devint un danger que la conscience spontanée a interprété comme tel. Mais avoir peur est aussi une possibilité objective qui nous habite par l’affectivité qu’elle nous inocule. Le risque est l’une des sources du mal. Et moi je me devais de peser le risque et juger le degré de mal qui pourrait en résulter. Le courage, dit-on, c’est le mépris du risque ou sa minoration. Mais la prudence est mère des sûretés. Dans la prudence il y a des degrés qui vont de la couardise quand elle est excessive à la témérité dangereuse quand elle est trop négligée. La meilleure position dans cette échelle est de pouvoir se limiter au risque raisonnable, qui serait un équilibre entre le besoin de savoir et de comprendre ce qui nous est mystérieux et le mal qui pourrait résulter de cette découverte.

Ma peur cherchait à tout prix à me rassurer par la fuite devant l’hypothétique danger que représentait la chose étendue, mais ma raison me poussait à résister à cette impulsion pour me conformer à la nécessité d’affronter la réalité. En effet, la source de la peur qui m’envahit était bien visible, donc sujet à jugement et appréciation. Partagé entre le degré d’objectivité que j’avais atteint et les relents et strates des superstitions que j’avais subis, je ne pouvais trancher entre une prudence extrême et donc le retrait face au mystère et le goût du risque — un goût qui enivre différemment la jeunesse— de découvrir, de comprendre et d’expliquer. Il était certain que dans mon esprit, l’hypothèse que la question de la chose étendue relevait du réel et par conséquent pouvait être évaluée, l’emportait sur la présomption que le mal était objectif que mon attitude psychologique me suggérait. Aussi, avais-je opté pour l’attitude raisonnable qui me dictait de substituer au jugement obscur et instinctif que la peur de l’inconnu me conseillait, un jugement issu d’une connaissance claire et rationnelle. C’est ce que je fis. Quand je triomphai de l’appréhension qui m’avait envahie, par ma détermination d’être raisonnable, le mystère s’éclaircit, il s’écroula et le mal disparut. Ma peur s’était évanouie et un sentiment de triomphe et de bien-être m’envahit.