Par: Mohamed KHOUKHCHANI

À propos de l’histoire juive au Maroc : entre reconnaissance légitime et rigueur historique nécessaire
Les articles consacrés à l’histoire juive au Maroc parus récemment dans Le Collimateur, notamment celui de Marco Baratto intitulé « Deux mille ans de vie juive au Maroc : un patrimoine d’une valeur inestimable » et les contributions récurrentes de Marc Cohen, ont le mérite indéniable de remettre au centre du débat public une composante essentielle, ancienne et longtemps marginalisée de l’histoire marocaine. Cette démarche de reconnaissance appelle cependant une lecture nuancée, rigoureuse et contextualisée, afin d’éviter toute simplification ou glissement interprétatif.
Une ancienneté incontestable et un patrimoine réel
Il ne fait guère de doute que la présence juive au Maroc est l’une des plus anciennes du monde méditerranéen et africain. Les sources historiques, archéologiques et textuelles convergent pour situer cette présence bien avant l’avènement de l’islam, remontant à l’Antiquité, voire à plusieurs siècles avant notre ère. En ce sens, Marco Baratto a raison de souligner la profondeur historique et la valeur patrimoniale exceptionnelle du judaïsme marocain, tant dans ses expressions matérielles — synagogues, mellahs, cimetières — que dans ses dimensions immatérielles : langues judéo-berbères et judéo-arabes, traditions religieuses, musique, cuisine et figures intellectuelles majeures.
Cette reconnaissance s’inscrit d’ailleurs dans une dynamique institutionnelle assumée par le Maroc contemporain, notamment depuis la Constitution de 2011, qui consacre explicitement l’affluent hébraïque comme composante constitutive de l’identité nationale marocaine. À ce titre, la valorisation du patrimoine juif n’est ni un geste conjoncturel ni un artifice diplomatique, mais le prolongement d’une continuité historique et politique.
Judaïsme et Imazighen : une réalité partielle, non généralisable.
L’un des points les plus sensibles de ce débat concerne la relation entre les populations amazighes et le judaïsme avant l’islamisation. Les travaux d’historiens, y compris ceux cités par Ibn Khaldoun, attestent effectivement que certaines tribus amazighes se sont judaïsées, souvent au contact de communautés juives installées dans l’espace nord-africain. Toutefois, cette réalité demeure localisée et circonstancielle. Elle ne saurait être extrapolée à l’ensemble du monde amazigh ni constituer une identité religieuse dominante avant l’islam.
Il importe donc de distinguer entre reconnaissance d’une pluralité historique réelle et tentation de relecture identitaire excessive, qui risquerait d’instrumentaliser le passé au détriment de sa complexité.
Le Maroc, « premier État hébreu » ? Une affirmation infondée.
Certaines interprétations, parfois suggérées de manière indirecte dans le débat médiatique, laissant entendre que le Maroc aurait pu constituer une forme de « premier État hébreu », ne résistent pas à l’examen historique. Si des communautés juives ont exercé une influence économique, culturelle, voire locale dans certaines régions, le Maroc n’a jamais été un État juif, ni dans sa structure politique ni dans sa légitimité dynastique.
La continuité étatique marocaine s’est construite, depuis l’islamisation, autour de dynasties musulmanes, des Idrissides aux Alaouites, qui ont néanmoins assuré, à des degrés variables, la protection des communautés juives en tant que minorité reconnue. Confondre coexistence, influence ou ancienneté avec souveraineté étatique relève d’un anachronisme qu’il convient d’éviter.
Cohabitation, protection et mémoire partagée
Les articles de Marc Cohen mettent à juste titre l’accent sur la cohabitation judéo-musulmane, souvent pacifique et encadrée par le pouvoir politique, notamment sous les sultans alaouites. Cette relation, bien que marquée par des périodes de tension ou de persécution — comme sous les Almohades —, s’inscrit globalement dans un modèle de coexistence qui distingue le Maroc d’autres contextes régionaux.
L’exode massif des Juifs marocains au milieu du XXᵉ siècle constitue sans doute la rupture la plus douloureuse de cette histoire pluriséculaire. Il s’explique par un faisceau de facteurs géopolitiques, idéologiques et sécuritaires, davantage que par une hostilité structurelle propre au Maroc. La persistance d’un lien affectif fort entre la diaspora juive marocaine et le Royaume en témoigne largement.
En guise de conclusion :
Les articles de Le Collimateur contribuent utilement à la réhabilitation d’une mémoire longtemps reléguée aux marges du récit national. Ils invitent à repenser l’histoire marocaine dans sa pluralité et sa profondeur. Cette entreprise est salutaire, à condition qu’elle demeure fidèle à la rigueur historique, qu’elle évite les raccourcis symboliques et qu’elle distingue clairement entre reconnaissance patrimoniale, réalité historique et projections contemporaines.
Reconnaître la place centrale du judaïsme marocain dans l’histoire du pays n’affaiblit en rien l’identité nationale; au contraire, cela la renforce en l’ancrant dans sa vérité plurielle, complexe et assumée.
Bruxelles le 16 décembre 2025.





