Chronique philosophique. D comme Désir ou processus du Devenir – 5ème partie – (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Par Nasser-Edine Boucheqif*

Spinoza ne fait pas une théorie du pouvoir. Il cherche à montrer à travers les expériences et l’histoire que les institutions étatiques bien combinées peuvent, autant qu’il est possible, assurer la paix tout en permettant à chacun de développer au maximum sa puissance d’agir, de penser et d’aimer.

Sa théorie politique n’impose pas de modèle, elle analyse le désir de société. Il y aurait sans doute chez B. Spinoza, contrairement à la tradition biblique et Hobbesienne une genèse de la société à partir des passions et des affect ; « Les hommes désirent, par nature, la société civile »[2]. Ils ne peuvent supporter de vivre dans la solitude. Les sociétés n’existent qu’à travers ce désir de vie communautaire. Les régimes militaires en général assoient leur pouvoir sur les pulsions aveugles des hommes, les mécanismes d’imitation affective qui les lient et le désir tout à fait spontané de vivre ensemble. On pourrait être tenté de dire, à travers la lecture de l’Éthique, qu’il existe en chaque chose une véritable force naturelle et vitale qui correspond à l’affirmation d’une puissance d’exister et d’agir et que c’est aussi vrai du corps individuel que du corps politique.

L’idée de similitude de nature entre les hommes et l’idée d’imitation des affects que B. Spinoza développe dans l’Éthique III, les conduit nécessairement et mécaniquement à former une communauté humaine pour un Devenir commun.

  1. Spinoza fonde la société sur elle-même, la cité est le résultat d’un pur rapport de force. Parallèlement, il affirme que les hommes, en tant qu’ils sont soumis aux appétits et ballottés par les passions, sont orientés dans des directions différentes et entrent plus souvent en conflit qu’ils ne sont en accord. Cette idée est largement exposée et pose d’emblée le principe de comparaison des puissances, par un axiome qui évoque la violence des rapports de force: « il n’est donné dans la nature aucune chose singulière qu’il n’en soit donné une autre plus puissante et plus forte qui peut la détruire[3] ». La vie, telle que B. Spinoza la conçoit, est d’abord une lutte à mort, « puissance contre puissance », « conatus contre conatus ». Toute une série de propositions nous avertissent que les appétits non éclairés par la raison produisent des alliances précaires, des promesses et des contrats que rien ne garantit parce que les hommes sont inconstants et changeants. Par déduction, les hommes, en tant qu’ils sont soumis aux passions, ne peuvent s’accorder en nature. Ils deviennent, par nature, ennemis et ennemis d’eux-mêmes.

Le moment de vertige procuré par la liberté est une fausse illusion, c’est un faux moment. Suivent la désillusion et la difficulté de vivre dans un monde au sein duquel on se sent étranger et dans lequel pourtant, on est condamnés à vivre.

À première vue, l’imitation des affects semble renforcer le lien entre les hommes. Évidemment, elle implique que les hommes soient d’emblée en relation mais cette forme de socialité est encore antisociale, elle a plutôt tendance à compliquer l’unité des hommes. Nous trouvons en chacun de nous une tendance à vouloir que chacun se comporte en fonction de sa propre complexion, c’est une disposition vitale pour renforcer nos propres affects, notre amour, notre haine, notre désir ou notre croyance mais cette loi de nature n’est pas sans danger, c’est la racine de l’intolérance théologique. Comment soutenir, alors, que la société puisse être le résultat d’une nécessité naturelle, comme si elle constituait sa nature première ?

  1. Spinoza estime que tant qu’il y a des hommes, il y a des ébauches de socialité. On retrouve dans de nombreux textes l’idée d’une évolution d’un état présocial primitif à l’État stable et institutionnalisé. B. Spinoza fonde la force des États dans les mouvements de la multitude elle-même et il est aussi le premier à montrer que cette « masse », sujette à toutes les variations de la fortune, fonctionne en l’absence de tout but et sans aucune garantie. Les sociétés préexistent au stade de la rationalisation des liens qui unissent les hommes mais si les sociétés se sont consolidées, c’est grâce à leur capacité à s’institutionnaliser et à méditer les avantages de leur obéissance.

La société ne devient viable qu’à condition qu’un principe d’ordre, donc de rationalité, vienne rompre le cercle du mécanisme passionnel. En somme, disons que l’établissement des sociétés civiles dépend du développement de la raison.

Peut-on considérer la raison comme un principe d’union dans la société sachant que si les hommes vivaient sous la conduite de la raison, l’État et les lois seraient inutiles ?

Nous sommes obligés de comprendre que la raison a un rôle déterminant, distinct de celui des passions mais complémentaires: « Dans la mesure seulement où les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s’accordent toujours nécessairement en nature ». [4].

Comment la raison peut-elle faire entendre sa voix ? La question qui se pose à propos du rôle de la raison dans la constitution des sociétés est celle du contractualisme. Spinoza est persuadé qu’une société ne peut se conserver sans un consensus plus ou moins explicite de ses membres mais le contrat tel que T. Hobbes l’entend, n’est pas suffisant pour expliquer ce qui rassemble les hommes en un corps politique:

« Ce n’est point aux maximes de la raison qu’il faut demander les principes et les fondements naturels de l’État, mais il faut les déduire de la nature et de la condition commune de l’humanité » [5].

Quand bien même Spinoza utilise le mot contrat, ne le prive-t-il pas de toute fonction normative ou idéalisante ?

*Poète, essayiste, dramaturge et peintre

Bibliographie: 

[1] Texte écrit à Paris en 1985.

[2] Baruch Spinoza, Traité politique.

[3] Baruch Spinoza, L’Éthique IV.

[4] Baruch Spinoza Éthique IV.

[5] Baruch Spinoza, Traité politique.