Mahi Binebine dévoile la scène de la misère durable (Par Maâti Kabbal)

Par Maati Kabbal*

Mahi Binebine est incontestablement l’héritier légitime des Hakawatis de la place Jemaa El Fna, cette faction de griots qui, devant des cercles de spectateurs et à travers des contes dans lesquelles se croisent fiction et fantasme, espoir et désillusion, captent l’attention des amoureux des récits de la grande Histoire avec ses guerres acharnées, ses héros vaillants qui font chuter les empires avec le bout affuté de leurs épées.

 

 

 

Par le passé, c’était en 1957, Elias Canetti avait célébré dans un texte rayonnant intitulé « Les voix de Marrakech », la magie de la place et de ses étrangetés. Il n’est pas étonnant non plus que Juan Goytisolo ait planté définitivement sa tente à proximité de la célèbre place, fréquentant assidûment le Café de France devant lequel « s’ écoule » jour et nuit le mouvement de la foule, celui des bêtes, des voitures, des calèches et où s’élève dans le ciel des chants issus des quatre coins du royaume.

Mahi Binebine est l’enfant de Marrakech. Il en connaît les entrées, les secrets, l’architecture qui repose sur le principe des bifurcations et des labyrinthes, il en maîtrise la géographie humaine qui célèbre le mélange de la différence. Aussi, écrire sur Marrakech et tenir le récit du combat de ses habitants est un pain quotidien pour un écrivain qui y est né, s’est absenté pour quelques années de la ville pour vivre à Paris puis New-York, avant d’y revenir comme si la ville était un giron maternel, douillet et protecteur.

Mahi Binebine n’est pas de la catégorie des écrivains qui publient un roman par an pour assurer leur durabilité dans les catalogues des éditeurs Français ou dans la saison des compétitions littéraires, il préfère prendre son temps pour observer les destins fragiles et déglingués. Prélever les fragments de la souffrance, en faire un matériau vivant. Dans son travail d’écrivain, on sent les mains secrètes et agiles du peintre, du sculpteur et du plasticien, qui agissent pour composer la géométrie de l’espace, ses pôles géographiques, la typologie psychologique des personnages.

En toile de fond Marrakech agit comme matrice principale du récit, dont l’autodérision et la dérision sont un principe moteur. Rire aux larmes est un dérivé du fameux « trop de soucis déclenchent le rire ». C’est comme si une comédie humaine était à l’œuvre et avec la participation de l’ensemble des « héros » de Jamaa El Fna: humains, ânes, singes, serpents, vipères et artistes bohémiens. La majorité des romans de Mahi Binebine a fait de cette cour des miracles une tragicomédie humaine puisant son énergie dans la misère durable des autochtones.

Après 11 romans parus dans de prestigieuses maisons d’édition et traduits en plusieurs langues étrangères, paraît chez Stock en 234 pages, le douzième roman de Mahi sous le titre « Mon frère fantôme ».

Le roman se répartit sur trois lieux principaux: D’abord à l’école des bonnes sœurs, connue sous un nom biblique, « la goutte de lait », située au Guéliz, le quartier européen. Trois nonnes dirigent avec amour, soin mais d’une main en fer, cette institution. Grâce à sa mère qui y travaille comme femme de ménage, Kamal a pu accéder à l’internat de l’école. Mais il y a amené avec lui son ombre, un fantôme avec lequel il dialogue et se chamaille à longueur de temps. Deux êtres cohabitent donc dans un même corps. Et l’histoire de ce double Kamal, aussi étrange paraît-elle, nous renvoie à la dualité intérieure de chacun.

La maison familiale est le second lieu qui se dégage avec force dans le roman. Cet espace qui connut bonheur et sérénité naguère, allait changer d’ambiance après la mort du père, tombé d’une échelle. Omar le frère aîné, un voyou né, transforme ce lieu en une prison avec des murs qui suintent la peur et les douleurs tues.

Le troisième lieu est la rue, espace de repli pour la majorité des crève-la-faim. Omar, le frère aîné, a décidé de devenir le Seigneur et le saigneur de la Grand-place. Pour cela, il a monté une bande spécialisée dans le vol des touristes. Il finira dans une geôle. Mais, même derrière les barreaux, cet énergumène reste nuisible.

Kamal connaîtra le succès mais aussi sa descente aux enfers. Ne dit-on pas que le fils du pauvre n’aura jamais de plumage ? Ne dit-on pas que sa famille l’en dépouille en permanence…

Le roman capte le murmure dissonant d’une ville veillée par sept saints, une ville dans laquelle se mêlent les appartenances. Les damnés de la terre y exposent leur misère et au coucher du soleil se dégagent de sa poussière des ombres dansantes sur la musique des Gnawas.

« Mon frère fantôme » nous met au sein de la misère matérielle, psychologique d’une famille fragile qui a perdu la volonté de consolidation. Face à la lutte de la mère, (une mère courage) qui voulait arracher ses garçons à leur condition, ceux-ci ont préféré épouser les extrêmes: Haschich, Vin, violence, vol, etc… C’est aujourd’hui une culture partagée par une majorité de jeunes. Le projet des centres culturels de Sidi Moumen, montés par Mahi Binebine et Nabil Ayouch, vient répondre à ce désarroi, voire à la perte de ces jeunes.

*Journaliste-écrivain.