Ce n’est pas à moi de vous rappeler vos devoirs envers les citoyens qui vous ont élus. Il n’est pas, non plus, dans mon intention et encore moins dans mes prétentions de vous dicter votre conduite des affaires de cette grande et populeuse commune de la capitale. Ce qui m’amène à vous interpeller c’est cette entière matinée que j’avais gaspillée à attendre l’un d’entre vous pour apposer son auguste signature au bas d’une copie de l’acte de naissance de l’un de mes enfants. Si j’étais un habitant du quartier, j’aurais encaissé, sans broncher, ce manquement à la loyauté que vous aviez jurée lors de votre campagne électorale. Car comme tant d’autres de mes compatriotes, j’aurais intégré dans le logiciel de ma conduite la résignation et l’acceptation d’un sort que la raison me pousse à changer, mais que la culture que j’ai subie depuis ma naissance, m’accule à m’y soumettre tout en me réfugiant en le secours de Dieu. Je me permets de vous en faire le récit.
Je venais d’Oujda, je fis une escale de quelques jours à Salé et le lundi 7 mars 2022, je devais me rendre à Bouznika où des rendez-vous importants pour mes intérêts m’attendaient à partir de onze heures. Durant mon escale slaouie et ayant encore en mémoire des exemples historiques de la facilité avec laquelle un dysfonctionnement de notre administration pourrait survenir, je m’avisai de me rendre au bureau d’état-civil de votre commune le 2 mars de bonne heure pour justement parer à toute éventualité qu’un tel événement fâcheux se produise à mes dépens et déposai ma demande d’obtention dudit acte. Moi qui pensais pouvoir l’avoir, au plus tard, dans la journée, je m’entendis affirmer que c’était chose impossible pour la raison que les deux préposés à ce service étaient absents ce jour-là. Je ne m’en formalisai point car j’avais pris les devants en anticipant un éventuel retard dans l’accomplissement d’un acte administratif aussi facile que la délivrance d’un acte de naissance. Je devais, selon la consigne de la personne qui avait pris ma demande, revenir le récupérer le vendredi. Comme c’est le jour béni de la prière solennelle hebdomadaire, prétexte idoine pour un départ précipité des bureaux, je me résolus d’accorder encore plus de temps à notre administration qui nous a habitués à sa nature chronophage et décidai de ne m’y rendre que le lundi matin. Ainsi, aucun prétexte de durée ne pût être invoqué, puisque j’aurais déposé ma demande depuis six jours. Il faut dire aussi que ce moratoire m’arrangeait personnellement aussi dans la mesure où il m’évitait un va-et-vient entre Salé et Rabat dans une atmosphère tendue à cause de l’intense trafic routier entre les deux villes, d’autant plus que j’avais pris mes quartiers à l’extrémité nord de Salé.
En effet, je devais être à Bouznika le lundi à onze heures, je me disais alors qu’une halte d’une demi-heure au bureau d’état-civil de Yacoub El-Mansour qui, grâce à ma bonne étoile, se trouve sur ma route, serait largement suffisante pour me faire remettre le papier demandé. Malheureusement le pouvoir de ma belle étoile fut vaincu à plate couture par la puissance du mépris que certains élus de cette commune arborent à l’égard des intérêts de leurs administrés. L’acte de naissance était parfaitement rédigé et gisait sur le bureau du préposé, cependant, sans l’âme qui lui donne vie. Il lui manquait la signature de l’autorité qui le rend légalement valable. Sur un ton détaché, teinté d’indécence, le préposé me le tendit en me disant qu’il n’était pas encore signé. Je ne conçus aucune difficulté et encore moins de l’inquiétude et lui demandai où pouvais-je le faire signer. C’est alors qu’il me décocha: « Il n’y a encore aucun des élus qui ont la signature ». Je reçus ces propos comme une flèche me meurtrissant l’esprit et le cœur. Je voulus protester mais il se détourna de moi et s’éloigna en marmonnant des insanités. Alors je courus dans tous les bureaux demandant à leurs occupants où je pourrais trouver un responsable pour signer l’acte que j’agitais en leur direction. Leur réponse fut invariablement négative. Je voyais le temps passer et le risque de me trouver devant l’angoissant dilemme de sacrifier soit l’acte de naissance soit mes rendez-vous, augmentait corollairement.
Dans mon affolement, j’eus même l’idée de m’adresser à un agent de la sécurité publique, qui probablement veillait à l’ordre dans cette administration grouillant de monde. Il m’offrit aimablement son aide et m’accompagna dans un bureau où deux personnes qu’il savait proches des maîtres du sanctuaire, nous réitérèrent leur ignorance de l’emploi du temps de ces élus qui paraissaient disposer du temps des citoyens comme bon leur semblait. Comme je persistais dans mon agitation, un des agents plus soucieux que les autres sur son devoir ou peut être naturellement enthousiaste à aider autrui, s’approcha de moi dans ce couloir où d’autres dans la même situation que moi, se résignaient à attendre Godot, et me suggéra d’aller voir un responsable qui se trouvait dans une administration similaire à quelques encablures plus loin. Je m’y rendis plein d’espoir de mettre enfin fin à cette énigme qui me troublait par son étrangeté. Je fus aimablement reçu par la cheffe du bureau d’état-civil et lorsqu’elle connut mon problème, elle prit le téléphone et y discuta quelques instants avec quelqu’un dans l’administration de laquelle je me plaignais, puis elle me dit être au regret de ne rien pouvoir faire pour moi parce que ses prérogatives ne s’étendaient pas jusqu’à la circonscription de Yacoub El Mansour. Elle me donna le nom d’une personne que je devais voir pour me sortir du pétrin.
Et retour à la case de départ. Je retournai au bureau d’état-civil abandonné par ses élus dépositaires de l’autorité de signer des documents. Bizarrement, je me trouvai en face de l’aimable personne, qui m’avait conseillé d’aller voir cette responsable. Il me réitéra son impuissance de me sortir de l’impasse, cependant, puisqu’il fut chargé de prendre contact, par téléphone, avec les trois élus préposés à la signature des documents, il se démena pour parler à l’un d’eux. Seul un répondit à son appel, mais il se trouvait sous la coupole du parlement. Signe de son impuissance, il leva ses bras au ciel et m’exprima ses regrets profonds et sincères de n’avoir pas pu m’aider. Je fis malgré moi bon cœur contre mauvaise fortune face à ses gens qui n’hésitent pas à faire violence aux droits les plus élémentaires de leurs concitoyens en faisant fi de leurs engagements. Je partis à mes rendez-vous avec plus d’une heure de retard et dus revenir le lendemain pour récupérer enfin le document qui prit une semaine pour être prêt et qui me causa des ennuis que je ne suis pas disposé à oublier avant longtemps tellement ils relèvent d’une époque que je pensais à jamais révolue.
Je vous laisse juges ! Messieurs les honorables élus de la commune de Yacoub El Mansour de la capitale de notre pays, que vous nous dites qu’il a accompli des pas de géant sur la voie de la démocratie et du respect des droits de l’homme au point qu’on puisse, sans la moindre hésitation, le comparer aux vieilles démocraties du monde. Moi, en tout cas, j’en doute fort et je sais de quoi je parle, puisque je vis dans l’un de ces pays où on fait réellement cas des droits de l’homme.
Paris, le 15 mars 2022.