RACHID FEKKAK: « MES CARNETS SECRETS SUR LE RÈGNE DE HASSAN II »

À l’occasion du 22è anniversaire du décès de Hassan II, qui sera commémoré le 23 juillet 2020, Rachid Fekkak, ancien membre dirigeant au sein de l’organisation « 23 Mars », revient sur le règne de ce grand roi. Dans ce récit autobiographique, confié exclusivement à Le Collimateur, l’auteur projette une lumière crue sur le passé qu’il assume avec un courage exemplaire tout en invitant ses anciens camarades à l’exercice salutaire de l’autocritique.

 

Avant propos

 

Juste après le décès du Roi Hassan II et durant les deux décennies qui ont suivi sa mort, survenue le 23 juillet 1999, plusieurs livres, articles et interviews parus dans la presse écrite ou diffusés par les médias audiovisuels ont été consacrés à l’analyse du règne de ce monarque tiers-mondiste, considéré à juste titre, tant au plan national qu’international, parmi les plus marquants hommes politiques, intellectuels et chefs d’Etat de son siècle.

 

La plupart de ces écrits incendiaires, en particulier ceux venant de journalistes d’investigation ou d’auteurs, français en particulier, ont condamné de la manière la plus calomnieuse tant le Régime politique que la personne et la famille de ce personnage emblématique. Tous les maux de la société marocaine, toutes les tares, toutes les défaillances de la Société et de l’Etat du Maroc lui furent imputées !

 

Aujourd’hui encore, alimentée comme un bûcher, cette sournoise et perfide « rumeur » publique, bâtie sur des clichés et des préjugés, n’a cessé de diaboliser le personnage, en lui attribuant la quasi-totalité des situations sociales désastreuses auxquelles étaient ou sont encore confrontés les marocains ! Qu’il s’agisse du retard économique du pays, des déséquilibres sociaux-éducatifs qui ont en découlé, de la précarité, de l’injustice, de la corruption, de la falsification électorale, de la criminalité, du replis de la culture humaniste, du recul de la pensée rationnelle simultanément à la montée vertigineuse de la pensée religieuse fanatique, obscurantiste et anti-progressiste ou de la faillite de l’Education Nationale qui n’en est que la conséquence inéluctable, seul est pointé du doigt le roi défunt et son « Régime absolutiste, sanglant et réactionnaire « !

Face à ce déferlement de vindictes, de procès et de sentences, l’on est en droit de penser que cette persistante offensive pseudo-intellectuelle, partiale et abusive, semblait avoir des objectifs bien définis et ciblés, inavoués ou franchement déclarés! Des objectifs de déstabilisation d’un pays fraichement libéré du joug colonial! Un pays qui cherchait, malgré les séquelles de l’occupation, à définir sa propre voie en s’éloignant de la tutelle néocolonialiste. Cette dernière ne cherchant par ailleurs qu’à le maintenir dans les conditions d’existence rurale archaïques et de sous-développement !

 

Quant aux intellectuels marocains, ils étaient très rares ceux qui ont entrepris une analyse rigoureuse de la société marocaine et de son Etat aussi bien à travers l’histoire précoloniale et coloniale qu’à travers le règne de Hassan 2, marqué par le contexte du parachèvement de l’intégrité territoriale du pays face à l’Espagne franquiste, à l’activisme panarabe, à l’expansionnisme algérien et aux répercussions de la guerre froide. A l’exception des travaux de Abdallah Laroui et Paul Pascon, fondés sur une cohérente et solide méthodologie en sciences humaines, la plupart des autres écrits étaient entachés d’idéologie politique, soit salafiste comme celle des leaders nationalistes putschistes radicalement opposés au roi, ittihadis notamment, soit islamistes de tendance frères-musulmane ou wahhabite, soit celle de nous autres, extrémistes révolutionnaires socialistes ou marxistes-léninistes.

 

Aussi, sans chercher à absoudre le personnage de toute responsabilité, ne sommes-nous pas tenus, par le devoir éthique de la probité et de l’impartialité, de reconnaître que nous autres, ses opposants et contradicteurs nationaux ou internationaux, avions pour programme et objectifs (stratégiques et tactiques) de saper et de faire échouer son « projet », à la fois non-panarabe et non-aligné, un projet complexe dans une société à religiosité très marquée (acharite par opposition à moutazilite) et traditionnelle (dont nous n’avions étudié, par ailleurs, ni la substance de son extraordinaire histoire _avec les déboires de ses savants, philosophes et mystiques soufis qui avaient posé les bases du rationalisme et de l’humanisme, ayant servi la Renaissance et le siècle des Lumières, ni ses tenants et aboutissants ; un projet original à ses débuts, dont le monarque voulait être le promoteur, un projet de société ouvert sur le monde, jouissant d’institutions représentatives et de gouvernance à caractère démocratique non négligeable dans une configuration géopolitique hyper dominée d’une part par l’idéologie-programme du Baath et de Nasser ou d’autre part par un salafisme politique populiste et despotique, opposé par essence à la modernité, la démocratie représentative, la rationalité, l’égalité de l’homme et de la femme et enfin à la culture et l’éducation humanistes et technico scientifique ?

 

Nous en sommes là encore, face à des questions essentielles à méditer ! Et si nous ne leur apportons pas de réponses collectives, dans un débat serein, honnête et motivé avant tout par l’éthique de la raison critique et autocritique, nous continuerons à survivre dans le déracinement et la dépossession des systèmes de valeurs, dont nous sommes les héritiers, et dont ont été alimentés par acquis les sociétés européennes, communément appelées l’Occident. A titre de rappel, la notion de sécularité/sécularisation العلمانية ayant vu le jour dans les sociétés anglo-saxonnes et allemande ou celle de laïcité, ayant vu le jour elle en France, au XIX ème siècle, n’ont rien à voir avec l’athéisme. Paradoxalement, leurs racines historiques viennent de la pensée dialectique et avant-gardiste des théoriciens et théologiens musulmans d’avant l’apparition de l’Empire Ottoman. Or les fruits cognitifs de cette pensée dialectique musulmane, allaient être assimilés par les opposants à l’Eglise catholique et son obscurantisme, à partir du XVIème siècle jusqu’à nos jours, pour aboutir à la séparation de l’Etat et de l’Eglise et en termes contemporains à la séparation de la politique et de la religion. Le Roi Hassan 2, versé dans ce vaste champs religieux, politique et juridique, n’était ni wahhabite ni frère musulman, encore moins un intégriste. Il se définissait lui-même comme étant un fondamentaliste. Mais notre problème, c’est que dans notre pays, les Frères musulmans et plus tard les Yassinistes, imprégnés du dogme de la Khilafat, réfutaient Imarat al Mouminines et le Système de Monarchie Constitutionnelle de Hassan 2, mais nous autres démocrates libéraux, communistes, radicaux ittihadis, marxistes léninistes, nous n’avions jamais posé ces questions à l’ordre du jour. Nous étions acquis à d’autres modèles de société. Mais les problématiques de la rationalité politique et de la culture démocratique, on les avait ignorées. Or, c’étaient et ce sont toujours les véritables questions de la société et de l’Etat du Maroc. Il faut reconnaître à Hassan 2, au moins et à titre posthume, d’avoir tenté de se distinguer (par rapport à cette question) des sociétés arabo-musulmanes et d’avoir semé les ingrédients d’un appareil étatique sur une base institutionnelle et ce malgré les échecs et les affres de la confrontation politique avec nous autres, ses opposants.

 

Après sa mort, on a vu beaucoup de témoignages d’anciens détenus de Tazmamart, d’autres auteurs marocains (anciens prisonniers politiques ou non) qui n’ont pas épargné le roi défunt et l’ont stigmatisé de manière ouverte lui et son règne, étalé sur 38 années, de 1961 à 1999, sans oser faire la moindre autocritique politique et idéologique!

 

Malheureusement, cette destruction volontariste de l’image du roi Hassan 2 a porté et porte encore une grave atteinte au tissu social entier du pays, à sa conscience et son inconscient psychique collectif, à son identité historique et continue à répandre l’ignorance, les calomnies et le manque de discernement rationnel. Nous devons avoir le courage de nous demander à nous mêmes d’abord si notre société, et nous autres individus avec, n’étions pas et ne sommes-nous pas toujours, dans une phase de névrose psychotique maniaco-dépressive, alimentée en permanence par le sentiment de persécution et du délire mégalomane. Je ne suis en aucun cas en train d’insulter ma patrie et mes compatriotes parce que la maladie quel qu’elle soit, collective ou individuelle, n’est pas honteuse. Le mal, si mal il y a, c’est de ne pas en parler, de l’étouffer pour telle ou telle raison, morale, idéologique, religieuse, politique ou autre.

 

Si tout un chacun parmi nous trouve son compte dans la condamnation systématique de Hassan 2 et son système, nous resterons à coup sûr à côté de la plaque. Parce qu’après lui, à part l’éclaircie des effets immédiats du pacte qu’il avait initié entre sa personne et celle de Abderrahmane Yousfi, ainsi que les réalisations quant à la question des Droits de l’homme et les tentatives de décollage économique du jeune Roi Mohammed 6, on n’a pas proposé (en s’engageant suivant le mode fonctionnel dans le système, même en tant qu’opposition critique constructive et citoyenne ) et on ne propose toujours pas de modèle de croissance et de gouvernance qui renforcent le lien social et la solidarité avec les « masses populaires » dont la situation de précarité et d’exclusion ne cesse d’empirer, à la différence des temps révolus du défunt roi, dont le bilan n’a jamais été fait de manière à la fois critique et autocritique.      

Si on rajoute à cela le fait que la culture marocaine étant de tradition orale, on comprendra aisément qu’eût été tissée autour de ce personnage qui a marqué de son empreinte notre vie et l’histoire récente de notre pays, une des toiles les plus complexes (comme c’est le cas pour Mehdi Ben Barka) et dans un certain sens parmi les plus mythiques de notre histoire nationale marocaine et panarabe.

 

Dans le même temps, il était tout à fait normal que soient associées dans ces écrits faits par des nationaux et des internationaux, de manière directe ou indirecte, les composantes historiques de l’Opposition républicaine au roi Hassan 2, qui se composait principalement de l’aile radicale de l’Union Nationale des Forces Populaires (Al Mounaddama Essirriya de l’UNFP, Al Ikhtyar Athaouri/l’Option Révolutionnaire) de 1963 à 1975 _année correspondant à la création de l’USFP, ce qui signifiait la reconnaissance définitive de la légitimité monarchique par cette composante historique de la dite opposition républicaine et _le Mouvement Marxiste-Léniniste marocain, de 1970 à 1983 avec la création de l’OADP et l’option d’agir dans la légalité, même pour Annhj addimouqrati.

 

Ceci dit, ayant personnellement vécu de manière active cette époque et agit volontairement et en toute conscience contre le règne du monarque, il m’a semblé moralement et intellectuellement nécessaire de participer au débat national (encore et jusqu’à présent superficiel et approximatif, à mon humble avis) par la publication de ce témoignage autobiographique et autocritique. Plus d’information et d’éclairages sur cette tranche de notre histoire nationale devra concourir à plus de compréhension de notre présent.

 

Dans les faits, j’ai été parmi les fondateurs de l’un des trois « Cercles marxistes », à la fin des années soixante, à Casablanca; cercles qui allaient s’unir pour constituer l’Organisation clandestine 23 Mars qui vit ainsi le jour en l’an 1970. Mais la chose la plus pertinente peut-être dans mon parcours, ce fut le fait qu’à partir de 1972, j’étais devenu un « révolutionnaire professionnel », suivant la définition bolchévique que j’avais adoptée en toute conviction et en toute fierté dans ces temps aussi prodigieux qu’ahurissants.

 

C’est pourquoi, dans plusieurs éditions nationales de journaux, de revues et d’ouvrages consacrées à l’activité des deux Organisations clandestines marxistes-léninistes, 23 Mars et Ila Al Amam, il a été question entre-autres de ma personne, conjointement à des événements auxquels je fus volontairement associé de près ou de loin, côte-à-côte avec mes anciens camarades des deux organisations susmentionnées.

 

Ces articles publiés dans les organes de la presse marocaine ainsi que les publications-témoignages sous forme de livres par d’anciens militants de ces deux organisations politiques, sont à mon avis autant d’apports qui interpellent encore aujourd’hui notre conscience et notre raison individuelle et collective. Ils nous invitent à élargir le débat d’idées sur la base d’une investigation responsable globale ou parcellaire quant à nos actes antérieurs et présents, dans le but de participer, de concourir peut-être à la compréhension plausible de notre société et d’une tranche de l’histoire de notre pays, celle des quarante années de la fin du siècle écoulé, plus connues sous l’expression d’ « années de plomb » et partant à jeter des éclairages sur le présent de notre société marocaine, de son Etat et sur les sociétés arabo musulmanes et leurs Etat qui vivent aujourd’hui dans le retard, la terreur et la fermeture de toutes les portes, devant leurs jeunes peuples. Portes qui pourraient s’ouvrir et leur offrir un avenir meilleur, si quelques conditions sociales, politiques et culturelles étaient réunies. Nous y reviendrons.

 

Sans verser dans la prétention d’écrire l’histoire ou d’être moi-même historien, il me semble que toute démarche descriptive, auto-analytique allant dans ce sens, même quand elle est fragmentaire _à condition qu’elle ait une justification axiologique, s’inscrit en principe dans l’aspiration générale à une vie meilleure et assainie des marocaines et des marocains, en symbiose avec leur Institution Monarchique, dans le cadre d’un Etat social et de Droit, de son processus complexe de croissance et de consolidation sur des bases saines.

 

Dilemme de l’ »éthique politique »

 

Mais avant de continuer, je tiens à souligner l’aspect déontologique de ma démarche, dans le sens où je vais tenter de l’inscrire dans l’éthique selon laquelle toute action humaine consciente doit être appréciée selon sa conformité ou non aux devoirs de la franchise, de la transparence et de la rigueur impartiale.

 

J’attire l’attention du lecteur sur le fait que j’évite de faire usage de la notion d' »objectivité » parce qu’elle prête souvent à confusion. Par contre, j’insiste sur le fait que mon approche est « subjective » dans le sens où je dois procéder à ma propre autocritique. J’avais commencé déjà à me remettre en question à partir des années 1973-1974 avant les arrestations de 1972 mais surtout après celles de 1974 qui allaient aboutir à la tragédie des militants marxistes léninistes dont j’étais l’un d’entre eux, parmi les plus actifs. Et je continue à me remettre en question, de manière permanente, par le truchement d’une introspection de plus en plus approfondie, introspection générale autocritique à laquelle je m’étais assigné de manière réfléchie et courageuse avant ma démission de 23 Mars, à la fin du printemps de l’année 1974.

 

Personne n’ignore que les organisations politiques marocaines d’extrême gauche (l’aile radicale de l’Union Nationale des Forces Populaires ) et marxistes-léninistes furent durement et tragiquement démantelées, que plusieurs membres adhérents ou sympathisants de ces organisations furent poursuivis, arrêtés, kidnappés et torturés par les Appareils de répression de l’Etat marocain, jusqu’à la mort pour certains parmi eux, tels Abdellatif Zeroual que j’avais connu dans la clandestinité, que j’estimais malgré la différence radicale de mes positions par rapport aux siennes. Bon nombre d’entre ces militants ont disparu et d’autres furent condamnés à de lourdes peines. J’en faisais partie. Il y eut une terrible répression dans notre pays. Ce serait un pur mensonge de le nier. Il y eut des violations graves des droits de l’homme.

 

Le Roi Hassan 2 avait reconnu par ailleurs la responsabilité directe de l’Etat dans cette tranche de l’histoire récente du Maroc dont Tazmamart, Dar Moqri, Agdaz ou Deb Moulay Cherif restent de funestes emblèmes. Des hommes et des femmes furent bestialement torturés par des chefs et des agents des appareils coercitifs, officiels ou parallèles.

Mehdi Ben Barka fut assassiné avec la participation active et directe de certains parmi les chefs de ces appareils. Et des chefs notoires de ces mêmes appareils, grands commis de l’Etat alors ont porté atteinte à plusieurs reprises à la personne et à la vie du Roi lui même, ainsi qu’à celles des membres de sa famille lors des tentatives de Coups d’Etat avortés de Skhirat (10 Juillet 1971) et du Boeing Royal (16 Août 1972).

La leçon que je me vois devoir tirer d’emblée de cette tranche terrifiante de notre histoire, controversée et férocement vécue, c’est que tout en condamnant tous les actes illégaux dont la torture, le kidnapping, la séquestration et toute autre forme de violence et de terrorisme en tant que pratiques ayant marqué de leur sceau l’exercice des pouvoirs et des contre-pouvoirs au Maroc, je ne peux en aucun cas passer sous silence les causes directes et indirectes qui me semblent inversement avoir fait que les choses en soient arrivées à ce stade de dégradation de notre humanité.

 

L’axiologie de la responsabilité

 

Au risque de m’attirer les foudres du ciel, je dirais que nous autres marocains (adultes dans notre quasi totalité), durant cette période ténébreuse et tragique de notre vie collective, sociale, économique, politique et culturelle, nous endossons tous la responsabilité dans ce qui est arrivé à notre pays, à nos institutions et aussi dans ce qui nous est arrivé à nous-mêmes, à nos enfants et à nos familles.

 

Je ne cherche ni à noyer les faits dans des généralités ni à discréditer tel ou tel personne, tel ou tel groupe. Mais je suis obligé par honnêteté intellectuelle de reconnaître les faits et souligner l’étendue et la complexité des processus socio-politiques et idéologiques qui constituent les soubassements de cette composante de l’histoire récente de notre pays. Pour étayer ce point de vue, je me vois obligé de l’assortir des questions suivantes :

 

– Qu’est-ce que la responsabilité ?

– Comment et à partir de quels critères politiques, moraux et idéologiques devons-nous définir et partager cette responsabilité ?

– S’agissant du Monarque, des Partis politiques, des Responsables étatiques, des Entités/Nébuleuses Idéologiques organisées, à qui revient telle ou telle part du lot dans le désastre?

– Si l’on devait engager un procès sur le plan purement éthique, qui serait principal ou secondaire coupable ?

– Par rapport à quel moment précis de l’histoire du pays faut-il entreprendre ce procès éthique?

– Enfin, sur la base de quelles règles et de quels préceptes faut-il le faire?

 

Certes, ces questions très complexes se sont déjà posées à tel ou tel niveau des Instances étatiques et de la Société civile, en particulier aux Organismes des Droits de l’Homme marocains, notamment et particulièrement à l’Instance Equité et Réconciliation (IER) et de manière plus large à chaque citoyen marocain vivant au diapason de son environnement socio-planétaire.

 

Pour ma part, comme je m’apprête à faire mon propre procès, j’éviterais de faire de ces questions une échappatoire ou de leur faire prendre une tournure de règlements de compte en cherchant à les transformer en jugements expéditifs, entachés de suffisance et de malhonnêteté intellectuelle, à l’instar de tous ceux qui « croient » détenir les vérités intrinsèques et qui s’instaurent les régisseurs de l’ordre du monde et de son devenir!

 

Introspection

 

Les composantes de l’intelligentsia de notre société de la deuxième moitié du 20ème siècle, à l’ère de Hassan 2, peuvent être répartis en quatre grandes nébuleuses quant aux échafaudages de leurs systèmes idéologiques et de leurs démarches cognitives respectives :

-Les Détenteurs traditionnels de l’Ordre religieux : les Oulémas, Chefs des confréries, Cadis, Imams, Enseignants des grandes écoles traditionnelles et coraniques, Soufis …etc.

-Les Politiques religieux : les Salafistes, les Intégristes Frères musulmans, Wahhabites, Khomeynistes.

-Les Politiques Progressistes : les Unionistes panarabes et socialistes baathistes, les libéraux.

-Les Politiques révolutionnaires marxistes, léninistes, trotskistes et maoïstes.

 

Cette classification paradigmatique n’est ni exhaustive ni très précise quant aux définitions de chaque ensemble de mouvance mais je l’avance surtout pour plus de clarté de mon propos et parce que dans la réalité, il y a transversalité et interaction cumulative ou restrictive.

 

Pour revenir à ma démarche descriptive, je dirais qu’il y avait ceux qui étaient convaincus que la « connaissance » leur tombait du ciel et qu’ils étaient chargé de la mission de faire régner la Loi de Dieu sur terre, par le sabre et la terreur. A l’opposé, il y avait ceux qui étaient « convaincus » que tout était clair pour eux parce qu’ils détenaient les clefs de la compréhension de l’histoire et des contradictions de la réalité concrète du monde, et que les « masses populaires » et/ou les « classes révolutionnaires » leur avaient délégué le pouvoir de juger qui avait tord et qui avait raison, tout en les chargeant de la mission de transformer le monde, par la violence inévitable mais révolutionnaire cette fois-ci.

 

Or le plus grave, c’est que de nos jours, toutes ces nébuleuses continuent de tourner en rond dans leurs sphères de « réflexion idéologique », entachées de stérilité intellectuelle et de commérages. Il est évident que si elles continuent à éviter de procéder par des approches méthodiques saines, elles n’apprendront jamais à élaborer des diagnostics impartiaux qui seuls auraient le mérite de placer les marocains dans la perspective d’un avenir meilleur ! Un avenir de guérison, fondé non sur la peur, la dépersonnalisation et la magouille mais sur le socle d’une authentique et courageuse remise en question de tous les dogmes, de toutes les approches doctrinaires dont nous nous sommes gavées dans le passé ou dont nous nous prévalons jusqu’à aujourd’hui.

 

Il était donc question de vérité, de responsabilité, de justice et de réconciliation dans notre pays.

 

Mais qui dit vérité, responsabilité, justice et réconciliation dit critique et autocritique humainement et méthodologiquement parlant, dit écoute de l’autre, ouverture sur l’autre et doute sur soi. Dans ce sens, la responsabilité et la réconciliation signifient ipso facto l’auto-libération de la vision unilatérale, psychologique et idéologique. Elle doit réfuter toute propension à l’égocentrisme. Sinon, elle tombe dans les procédures de l’arbitraire et de la stigmatisation, ô combien faciles parce qu’elles sont tout bêtement auto-réconfortantes et aveuglantes.

 

Par contre, si vraiment la « stigmatisation » est nécessaire, cela veut dire qu’elle devra s’inscrire dans la méthodologie de la critique rationnelle. Et la rigueur de celle-ci nécessite qu’elle soit accompagnée de son antithèse c’est-à-dire l’autocritique, tout aussi rationnelle. Et ce dans l’immédiateté. Sinon, cette stigmatisation n’est (ne sera) d’aucune utilité. Ni sociologique ni intellectuelle. De plus, elle ne fera que persister dans la reproduction aliénée de toutes les formes de fanatismes ou d’extrémismes asphyxiants, caractéristiques de la pensée totalitaire; que celle-ci soit de « gauche », d' »extrême-gauche », de « droite » ou d' »extrême droite ». Bien que toutes ces notions devraient être soumises à de nouvelles lectures pour qu’elles soient replacées dans leur contexte, ici et maintenant.

 

Le risque encouru par le maintien d’une telle attitude de notre intelligentsia, c’est l’accentuation de la confusion et de l’amalgame des théories et des doctrines. Non plus seulement chez l’entité intellectuelle de la société mais chez la société dans sa totalité. C’est le vide culturel, la sclérose de la pensée rationnelle collective, la régression de l’intelligence des individus et des groupes, du civisme et l’installation progressive de la société dans l’insécurité et la précarité mentale permanente. C’est en fin de compte la dérive grandissante dans l’obscurantisme religieux, la fracture sociale des larges franges de la jeunesse marocaine qui tombe dans les précipices de la délinquance, du crime organisé et du terrorisme.

 

Or comme cette situation irrationnelle quant à notre cognition perdure malheureusement, nous assistons à la sclérose de l’histoire, avec une fermeture presque générale de toutes les portes menant vers un avenir meilleur.

Paradoxalement, nous nous sommes donnés la liberté aujourd’hui de parler de tout ou presque! Mais nous sommes-nous posé la question de savoir, avec un brin de pertinence et de perspicacité, quel est le danger de l’impact des idées, des schèmes et des modèles mentaux qui ont façonné et orienté nos actions socio-politiques et culturelles durant la moitié du siècle passé, après l’indépendance du pays et notamment durant la période qualifié communément par les termes d’ « années de plomb »? N’avons-nous pas continué, jusqu’à aujourd’hui encore, à penser par nos tripes, par notre inconscient individuel et collectif? Ne faisons-nous pas, par individus ou par groupuscules interposés, que nous renvoyer la balle? N’agissons-nous pas finalement au niveau du Paraître et non à celui de l’Etre?

 

Partant de ces questions élémentaires, je vais tenter de me diagnostiquer avec le maximum d’impartialité, de transparence et de sincérité. Il ne s’agit nullement d’une catharsis ou d’une thérapie quelconque, parce qu’en ce qui me concerne personnellement, je considère que j’ai procédé fermement à ma catharsis, voilà plus de 45 années, avant mon séjour au Derb Moulay Chérif, pendant le séjour au Derb, pendant le Procès de Casablanca en Mai 1977, dans les Prisons et en dehors des prisons. Cela servira peut-être à quelque chose! En tous les cas, mon souhait est que cela serve à jeter quelques lumières sur l’individu-militant-agitateur que je fus. Mon souhait aussi est que cela serve dans telle ou telle mesure à la sauvegarde de notre mémoire collective, cette mémoire étant elle-même au service des jeunes générations de nos concitoyens qui seraient intéressés par la psychologie comportementale des individus, et surtout par le puzzle chaotique de l’activisme clandestin, « révolutionnaire » et « réactionnaire » du Maroc et du monde arabo musulman durant ces années tragiques de notre histoire commune.

 

À SUIVRE…