RACHID FEKKAK: « MES CARNETS SECRETS SUR LE RÈGNE DE HASSAN II »

À l’occasion du 22è anniversaire du décès de Hassan II, commémoré le 23 juillet 2020, Rachid Fekkak, ancien membre dirigeant au sein de l’organisation “23 Mars”, revient sur le règne de ce grand Roi. Dans “Ses carnets secrets sur le règne de Hassan II”, récit autobiographique confié exclusivement à lecollimateur.ma, l’auteur projette une lumière crue sur le passé qu’il assume avec un courage exemplaire tout en invitant ses anciens camarades à l’exercice salutaire de l’autocritique.

 

Sixième partie:

 

Premières actions politiques

Nous fîmes un jour de l’an 1966 une grève de protestation pour condamner l’arrestation de Mohammed Haloui, président de l’UNEM, menacé alors par Oufkir, Ministre de l’Intérieur et Super grand-chef des services secrets, d’être jugé et condamné à mort pour avoir participé au Congrès mondial des étudiants à la Havane.

Je me rappelle aussi notre grande tristesse, notre compassion et notre désarroi à tous, élèves et professeurs à la nouvelle de l’enlèvement à Paris de Mehdi Ben Barka et son assassinat sur le territoire français.

C’est à partir de cet événement ignoble et déterminant que je commençais personnellement à ressentir une sorte d’angoisse profonde. J’entendais parler de Dar Mokri, des tortures … même les événements sanglants de 23 Mars 1965 auxquels j’avais participé directement, n’avaient pas réellement d’effets sur moi et mes jeunes camarades de Lycée, psychologiquement parlant, comme celui de l’assassinat de Ben Barka. L’illustre personnage était devenu dans notre conscience un des grands symboles de notre communauté. Irais-je jusqu’à dire qu’en le faisant disparaître, ses assassins ont voulu délibérément porter atteinte, non seulement à son rôle de leader de la lutte planétaire de libération contre le néocolonialisme européen et l’impérialisme américain et leurs alliés, mais aussi ébranler l’Institution monarchique marocaine et saper le rapprochement que le Roi Hassan 2 tentait de réaliser sincèrement avec lui. Est-ce que vous imaginez le Royaume du Maroc à cette époque, avec ses particularités géopolitiques tiers-mondiste et non alignée, ses particularités sociales, économiques (fondamentalement agraires) et culturelles hyper complexes, dirigé par un Etat stable, dans le cadre d’une Monarchie Constitutionnelle, ayant pour objectifs de parachever l’intégrité territoriale, d’instaurer une économie alternative libérale, mais sociale et libérée du joug impérialiste, et surtout de s’acheminer politiquement vers une démocratie pluraliste, parlementaire qui mettrait en phase toutes les composantes sociales et politiques du pays : -grands propriétaires terriens, – grande, moyenne et petite bourgeoisies naissantes, – classes ouvrières, – militaires et employés des institutions administratives, en synergie avec les partis politiques qui devraient en principe participer à la Gouvernance du pays : nationaux, libéraux, socialistes, communistes et syndicalistes (UNFP, UMT, PCM, UNEM.) En toute évidence, c’était la stratégie du Roi Hassan 2 quand il avait entamé les sérieux pourparlers avec Mehdi Ben Barka, dans le but de son retour au bercail.

Je me rappelle qu’en cette même année scolaire (65-66), le Général Oufkir avait accompagné le ministre de l’Education Nationale d’alors et un autre ministre, pour l’inauguration des 3 courts de tennis dont notre Lycée Moulay Abdellah a été doté, cette année-là. Vous imaginez que la grande majorité des élèves venaient des milieux populaires de la campagne ou de la ville de Casablanca. On disposait de tout, des raquettes et des balles. C’était superbe le tennis. Nous avions proposé et agi entre camarades internes de boycotter la cérémonie d’accueil organisée par l’Administration du Lycée. Et le boycott avait réussi. Certains maîtres d‘internat, dont notre camarade de classe Akaddaf (qui va être arrêté et condamné dans le procès des militants Itthadis, suite à l’insurrection armée de Moulay Bouazza, en mars 1973) et Rétnani (militant du PCM) appuyaient tacitement notre mouvement.

Premiers contacts avec l’action clandestine

Une cellule, affiliée au PCM qui agissait dans la clandestinité mais dont l’action était tolérée, commençait à se former dans notre Lycée en l’an 1965-66. Un de mes camarades et maîtres d’internat (feu Retnani que j’ai mentionné plus haut), jeune rugbyman d’un grand club sportif de Casablanca, m’avait alors mis en contact avec un élève externe, que le hasard m’a fait rencontrer, une vingtaine d’années après ma libération, dans le cadre d’un projet culturel-éducatif, alors qu’il était Directeur Général d’une grande Banque marocaine, sise à Casablanca. Celui-ci m’avait emmené à un rendez-vous avec un responsable du Parti Communiste Marocain, étudiant ou enseignant à la Faculté de Droit de Casablanca ou de Rabat, je n’en savais rien. Ce qui m’avait frappé alors c’étaient les mesures draconiennes imposées par le souci sécuritaire de la clandestinité. J’avais ressenti une sorte de hantise d’être filés ou découverts par les flics, chez les camarades. Je n’avais ni l’habitude ni l’idée même de la clandestinité. Il faut dire que j’avais pris l’habitude dans mon établissement scolaire de parler, d’agir au grand jour. Spontanément, je n’avais jamais ressenti le besoin de cacher mes actions que je considérais tout à fait justifiées.

 

Il nous arrivait souvent de brandir le slogan de Feu Mohammed V  » Ma Daâ Haqqoun min ouaraihi Talib « ! Ne me sentant nullement en feeling avec ce « système clos » des jeunes camarades du PCM, je n’y avais pas adhéré, d’instinct, sans porter pour autant aucun jugement au système de la clandestinité. Même au Lycée, je n’en avais jamais parlé à personne, par égard aux camarades qui agissaient dans la clandestinité. Je ne comprenais pas encore beaucoup de choses.

De nature assez communicative, j’avais pu nouer des relations avec d’autres élèves du Lycée Mohammed V. Ainsi, en 1965 j’ai connu Mostafa Yacoubi, neveu de Mohammed Haloui, Président de l’UNEM et militant Ittihadi, très proche de Mehdi Ben Barka et de Omar Ben Jelloun. A partir de ce moment, la famille Haloui devenait une deuxième famille pour moi.

En cette même année 1965-66, je fis la connaissance de Mohammed Mahjoubi, un des organisateurs du mouvement 23 mars. Il était renvoyé de l’Internat du Lycée Mohammed V, pour cause d’agitation. Mahjoubi, à côté d’Ahmed Herzeni, Tirida, Laghrissi, Mostafaoui et d’autres fut parmi les têtes pensantes et les initiateurs de Mouvement des Lycéens, déclenché le 23 mars 1965 et transformé malheureusement en émeutes, donnant à Oufkir la véritable occasion (plus que le complot de juillet 1963) de commencer à prendre le Maroc entre sa poigne de feu et de sang. Nous nous liâmes d’amitié, Mahjoubi et moi-même, et une complicité spirituelle s’établit entre nous-deux, sans savoir que trois années plus tard, nous allions former avec Ahmed Herzeni, Tirida, Tamri et d’autres l’un des premiers « Cercles marxistes-léninistes  » du Maroc et ce bien avant la formulation et la distribution du « Crédo révolutionnaire » de Herzeni et Assidon, paru à Rabat, et connu dans les milieux de l’extrême gauche sous le nom de « Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine », d’inspiration maoïste.

En 1966, arrivait au Maroc les échos de la Révolution culturelle que Mao-Tsé-Toung avait déclenchée en Chine. La même année j’ai pu mettre la main sur le  » Petit livre rouge  » de Mao ainsi que les revues, servant à la propagande communiste chinoise. Cette littérature idéologico-politique maoïste, nous parvenait de l’Ambassade de Chine, à Rabat. Notez que les autorités marocaines ne faisaient en ce moment-là aucune action pour empêcher ou arrêter les visiteurs de l’Ambassade ou pour censurer les œuvres de Mao. C’était la même chose en ce qui me concernait quand je rendais visite à un des responsables du Consulat de l’Union Soviétique, sis à Derb Ghallef à Casablanca, qui me fournissait les œuvres de Lénine et Staline ainsi que des revues de propagande.

 

Avec Mahjoubi et les autres élèves à l’internat du Lycée, nous suivions jusqu’aux élections présidentielles françaises dans le temps. En 1965, Mitterrand le « socialiste » s’opposait à Charles De Gaule le « nationaliste ». Paradoxalement, nous qui étions par instinct « nationalistes » étions du côté de Mitterrand! Quelle salade! Enfin je dirais que nous avions du respect et de l’estime pour les deux personnages. Mitterrand avait pris une position condamnant la destitution de notre Sultan Sidi Mohammed Ben Youssef par l’alliance entre le Pacha Glaoui et la Junte militaire française, sous la houlette du général Guillaume qui supervisait la politique coloniale dans l’Empire chérifien. La France n’avait jamais pardonné à feu Mohammed V son « intelligence » avec Roosevelt après le débarquement américain en décembre 1942 à Casablanca, dans le cadre de ce qui a été appelé l’ »Opération Torche » par les alliés, ni son appui aux nationalistes marocains et surtout son opposition ferme à la politique coloniale française des généraux Juin et Guillaume, au Maroc. D’où son intelligente et sage politique de la « grève du sceau » qu’il avait pratiquée. Mitterrand ne remporta pas les élections. Il avait, je me rappelle bien, raté la présidence de justesse. Une pure coïncidence mais assez significative pour la modeste personne que je suis, voulut que 16 années plus tard, après ma libération, Mitterrand allait remporter cette fois-ci les élections contre Giscard d’Estaing alors que je n’étais pas en compagnie cette fois-ci de mon camarade et ami Mahjoubi, mais dans la salle d’attente du Ministre de l’Intérieur marocain Driss Basri. Je raconterai dans le détail cette anecdote, au fil du récit, après ma libération à la suite d’une Grâce royale, décidée le Roi Hassan 2, en cette journée du 10 juillet 1980, journée de commémoration du décès de feu le roi Mohammed V.