
Par: Mohammed El Qandil *

Fernando Pessoa m’enchante outre mesure !
Cet homme au regard perçant, au visage allongé, à la mine un peu maigre et nonchalante, élégant toujours, éclectique dans ses mots et ses gestes, ne s’arrête pas à l’écorce des êtres et des choses.
C’est un chasseur d’ombres, de silences qui ne trouvent refuge que dans un bruit criard, de vies injustifiables parce que méconnues jusqu’au fond de la terre.
C’est un briseur de miroirs imparable !
Je l’ai rencontré, une première fois, comme on rencontre un désir inaccoutumé, une part de soi longtemps absente, qu’on voudrait récupérer à tout prix, au bord de ce Gardeur de troupeaux qui déroute et dépayse en même temps. C’était un soir de solitude. Quelle a été ma surprise quand je l’ai trouvé s’habillant, tel un émir d’antan, de plusieurs noms (Alberto CAEIRO, Alvaro de CAMPOS, Ricardo REIS), les mettant tour à tour en jeu, comme un prestidigitateur farci de rêves mille fois avortés !
Voulait-il emprunter des identités qui ouvraient la voie à la découverte du sens et aux retrouvailles inconcevables ? Désirait-il se cacher pour mieux parler, conter des yeux ce qu’on ne peut que ressentir dans le secret de l’âme et le silence de la perte ? Avait-il envie de nous convier au festin de l’Homme qui ne peut vivre que démultiplié, partagés que nous sommes entre les masques du dehors trompeur et le dedans couvé dans une intimité tue à longueur d’années ?…
Que sais-je ? L’essentiel, pour un poète de cette trempe, est toujours ailleurs !
Les rencontres avec Pessoa, au fil des années, se sont succédé depuis. Belles, heureuses, fulgurantes, mais surtout profondes et humaines. Tel Virgile pour Dante dans la Divine Comédie, j’ai traversé à maintes reprises, en sa compagnie, la rue qu’il adulait par-dessus tout Los Doradorès, là où les bruits, les chants, les pas des gamins qui jouent…regorgent d’un paradis dont seul le poète sait tirer toute la succulence, la contemplant pareille à une femme qu’on adore revenue d’un long voyage, parfois la considérant d’en-haut, là où sa fenêtre donnait sur le Tage majestueux et serein, sur Le Bureau de Tabac d’en face, sur les visages amis qui rendent familiers les pays les plus apatrides…
Avec le sérieux d’un enfant qui joue – salut à toi Laâbi en passant ! – Pessoa m’a présenté à Jésus Christ qui jouait dans un champ, mangeant du chocolat et dénonçant le par trop sérieux des gens, celui-là même qui finit par assassiner en nous toute chose belle et vivifiante. J’ai traversé avec lui, par la suite, des villages endormis la nuit, se livrant au temps qui contemple soi sous la douceur des étoiles et les aboiements des chiens paresseux. J’ai parcouru des champs où des hommes se défendaient de penser, de réfléchir à autre chose, à part l’effarement devant une présence imposante des arbres, dialoguant avec un fleuve qui charrie l’oubli et réveille la mémoire des pierres.
Les vers étalaient la vie, à l’instar d’une légende qu’on voudrait apprendre à admirer !
Avec le livre de l’intranquillité, Pessoa est devenu soudain pensif, par trop réflexif devant les êtres et les choses. Un regard on ne plus profond mais insupportable – à force d’être juste, désabusé, mûr… – se fait sentir, allant par-delà l’écorce des sens pour en tirer le jus, l’essentiel de l’humain, de la poésie, de la littérature, de la vie qui devance la vie et ne laisse derrière elle que les débris, les ruines, les larmes ou les multiples déceptions.
Avec ce livre, sorte de testament précoce, Pessoa est allé chercher la Beauté même au sein de la souffrance. Ses contours dont je me suis parés lors de cette lecture orpheline et heureuse, résonnent encore en moi, tel un écho persistant et hautain.
Quelque fois, le soir, mélangé avec le souffle des miens, cet écho vient me rappeler que « La valeur des choses n’est pas dans la durée, mais dans l’intensité où elles arrivent. C’est pour cela qu’il existe des moments inoubliables, des choses inexplicables et des personnes incomparables. » (L.I).
*Poète, chercheur en littérature et arts plastiques /Inspecteur pédagogique





