RILKE, CE CHERCHEUR D’ABSOLU (PAR: MOHAMMED EL QANDIL)

Par: Mohammed El QANDIL *

«Que me sont mes proches sinon une visite qui ne se décide pas à partir », disait la lettre de Rainer Maria-Rilke à son amie Lou Andréas Salomé.

Dès les premières lignes, le ton est donné. Rilke pouvait ajouter « qui ne se décide pas à rester tout à fait ». L’affirmation aurait été complète voire parfaite. Car dans le champ où il exerce sa vocation, une visite, c’est-à-dire une présence, n’est jamais offerte gratuitement, clairement. Elle lui manque toujours cette stabilité propre aux choses familières, aux gestes monotones et répétitifs.

Elle lui manque le prix que tout artiste doit payer : la solitude.

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La solitude : le maître-mot, ici, est vite dit. Même trop vite pour parler d’un état houleux, éprouvant pour le corps et l’esprit et dont le résultat n’est jamais probant. Quand il s’agit d’un poète, le même mot a un revers : expérience où le « soi » est mis en demeure de créer, d’être à l’écoute du réel, d’affronter les mots de tous les jours et les choses qui ne cessent d’annihiler l’« être ».

Dès lors, pas de répit ni de halte, pas d’échappatoire non plus où noyer les multitudes de sensations et d’actions, d’épanchements ou répulsions. Rien que le poète et son « Réel » : étrange, fantastique, destructeur ou hypnotisant. Et dans le cas de Rilke, même les anges sont de la partie. Non pas comme décor, mais bien comme acteurs essentiels de la vie. L’effroi qu’ils apportent est à peine supportable. La beauté qu’ils nous inspirent n’est ainsi que le commencement du terrible, nous confie-t-il des les Elégies de Duino.

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«Il est des êtres, nous dit Ben Jelloun, qui attirent la foudre. Leur orgueil est de la même lignée. Une haute exigence. Il s’agit pour eux d’affronter cette déchirure dans le ciel et de s’y mesurer. L’enjeu ? La mort ou l’absolu suprême ».

Rilke était de ceux-là. Lui qui était poète même quand il se lavait les mains (l’affirmation est de son ami Rudolf Kassner), savait que la poésie n’est pas une ballade qu’on s’offre à raison de quelques mots et d’un rythme factice, provoqué par un retour de sons non moins factice que lui. Il savait, tel Homère, que « les dieux tissent les malheurs pour les hommes afin que les générations à venir aient quelque chose à chanter », que la poésie est avant tout ce chant et que de lui grandit une douleur silencieuse. L’habitude de s’accrocher et de chercher ses empreintes :

Il nous reste peut-être,

Sur quelque pente,

Un arbre à revoir chaque jour ;

Il nous reste la rue d’hier, l’attachement douillet

A quelque habitude qui se plaisait chez nous,

Ne changea pas et prit racine

Que ses empreintes sont si fragiles quand il s’agit d’affronter la mort qu’on porte avec soi dès sa naissance. Bien sûr, nous confirme Rilke, chacun a sa propre mort, différente des autres. Mais la plus terrible est celle qui change de masques, de voix, de lieux et de manifestations : contemplez celle du Chambellan dans Les cahiers de Malte Laurids Brigge. Ou encore celle du poète qui, agonisant, rassemble ses derniers efforts, se relève et corrige à l’infirmière autrichienne son défaut de prononciation.

Toute poésie qui n’est pas habitée par ce vertige, qui ne corrige rien, doit se taire, nous enseigne Rilke.

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Et l’amour ? Et les femmes ?

Comme toutes les exceptions de sa trempe, Rilke se défiait d’elles. Non pas que la communication lui fasse défaut, mais la patience : toute femme en demande sans limites, étant égoïste, possessive de par sa nature. Or Rilke n’avait ni le temps, ni la patience, ni même les vertus domestiques qui font des hommes – selon l’admirable expression de Nietzsche – « le brave bétail grégaire ».

Clara, Ruth, la princesse de la tour et Taxis, Klossowska, Nanny Wundxerly-Volkart, Angéla Gutmann et Lou Andréa Salomé, sont des étoiles qui ont peuplé le ciel de Rilke. Pourtant aucune d’elles n’est parvenue à le soustraire des méandres de sa quête insatiable. Ce monstre de la solitude était sans cesse à la recherche d’un espace particulier où son « moi » pouvait advenir, c’est-à-dire obtenir de lui les réponses capables d’éclairer ses errances, de déchiffrer l’énigme de toute existence, de la justifier en fin de compte. Les relations sociales comme amoureuses sont pour lui un danger, une perturbation :

«D’autres, dit-il à propos de Rodin, sont fondamentalement des solitaires, ils ne sont pas destinés à être sociables ; de chaque relation résulte pour eux un danger et une inimitié ; la maison qu’ils construisent repose sur eux parce qu’ils n’ont pas de patrie qui la porte, et avec les proches qu’ils aiment intervient quelque chose de trop proche qui empêche le lointain ».

Que signifie la poésie, sinon la solitude troquée contre ce « lointain » ?

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Pour ne pas conclure :

Il était poète et il se souciait peu du secret. Sa vie comme son œuvre en témoignent, ses multiples pérégrinations aussi. Chaque fois qu’on le questionnait, sa réponse se voulait claire « Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude et rien n’est plus inapte à les atteindre que la critique. L’amour seul peut les saisir et les tenir, être juste envers elles ».

Il était beau, silencieux, jusqu’à faire frémir les pierres. Son teint clair, son regard lointain et profond, sa taille élancée, ses mains fines et sa discrétion, lui ont beaucoup servi : les femmes l’adoraient sans oser exiger de lui quoique ce soit. Elles avaient honte, elles, les jalouses, qui supportaient mal la concurrence avec l’absolu. Et Rilke était surtout cela : un chercheur d’absolu.

Les Elégies de Duino, les Sonnets à Orphée, les Cahiers de Malte Laurids Brigge… ses chefs-d’œuvre parlent beaucoup pour lui, tracent son itinéraire, un vécu presque indescriptible à force d’être douloureux. Et quand, par hasard, les mots fleurissaient sur ses lèvres, désireux de livrer un aveu, Rilke se faisait modeste, à l’instar de ceux qui nous éclairent : « Les meilleurs aussi se trompent dans les termes lorsqu’ils doivent signifier le plus ténu et le presque indicible ».

 *Poète, chercheur en littérature et arts plastiques/Inspecteur pédagogique