Par: Salaheddine LALOUANI *
Consacrée comme la série la plus streamée de l’histoire de Netflix, Squid Game a pulvérisé les records avec plus de 1,65 milliard d’heures visionnées en seulement 28 jours. Mais au-delà des chiffres, cette œuvre mondialement acclamée captive les spectateurs grâce à sa critique sociale acerbe, ses personnages profondément humains et une ambiance oppressante qui laisse une empreinte indélébile. Ce phénomène culturel soulève des questions essentielles sur la condition humaine et les inégalités de notre époque. À travers une exploration poussée des dilemmes moraux, cette analyse décortique les ingrédients de son succès sans précédent.
Une critique sociale et économique percutante
Les deux saisons de Squid Game dépeignent un système économique inégalitaire et implacable. Les participants des jeux sont des personnes accablées par des dettes, poussées à la marge dans une société qui les écrase. Ces jeux, d’apparence enfantins, deviennent une métaphore glaçante de la lutte pour la survie dans un monde où l’innocence d’hier se heurte à la brutalité d’aujourd’hui. À travers des épreuves cruelles, la série dévoile un système où l’argent gouverne et où chaque individu est condamné à se battre pour sa vie.
Les VIP, cette élite riche et insensible, orchestrent les jeux, traitant les participants comme des objets dans un spectacle macabre. Leur voyeurisme sadique interroge : jusqu’où peut-on réduire l’humain pour satisfaire un besoin de pouvoir ?
Deux saisons, deux perspectives
Saison 1 : La survie individuelle
Dans la première saison, Seong Gi-hun, endetté et désillusionné, rejoint 455 autres participants pour une série de jeux mortels. Chacun d’entre eux est confronté à un choix moral brutal : trahir ou survivre. Des personnages comme Cho Sang-woo, prêt à sacrifier ses proches pour gagner, ou Kang Sae-byeok, une émigrée nord-coréenne en quête d’une vie meilleure, incarnent des dilemmes universels qui poussent à la réflexion.
Saison 2 : La rébellion collective
Trois ans plus tard, Gi-hun retourne dans les jeux non pas pour survivre, mais pour les détruire. Face à Hwang In-ho, le Front Man, se dessine une nouvelle confrontation : l’idéaliste Gi-hun, désireux de renverser un système corrompu, contre l’opportuniste In-ho, qui, marqué par le cynisme, croit que l’ordre établi est figé. Le combat moral entre ces deux visions est le cœur battant de la série.
Le combat moral central : Seong Gi-hun vs Hwang In-ho
Deux visions opposées du monde
Le duel philosophique entre Gi-hun et In-ho n’est pas qu’une simple opposition de caractères ; il représente une allégorie de la dualité humaine face à l’oppression. Gi-hun, hanté par ses échecs passés, incarne l’espoir et la possibilité d’un changement radical. Pour lui, même dans un monde brisé, l’altruisme et la solidarité sont des valeurs capables de renverser un système injuste.
À l’opposé, In-ho, façonné par une tragédie personnelle, incarne une vision sombre de l’existence. Après avoir donné un rein à son frère, sacrifiant une partie de lui-même pour sauver une vie, il perd sa femme faute de donneur. Cette expérience le convainc que, malgré l’altruisme, le système reste cruel et impitoyable.
Une confrontation philosophique au cœur des jeux
La structure des jeux elle-même illustre ce dilemme : faut-il changer le système ou l’accepter tel qu’il est ? Dans la première saison, les épreuves sont rendues inhumaines par leur brutalité et leur arbitraire, où la chance devient souvent l’élément déterminant. Gi-hun refuse de se plier à ces règles, préférant l’altruisme à la victoire personnelle, comme en témoigne son dernier acte de résistance face à Sang-woo.
Dans la deuxième saison, les jeux se transforment en un espace de coopération où les participants doivent travailler ensemble pour espérer s’en sortir. Pourtant, leur méfiance et leur égoïsme refont surface, prouvant que même dans un environnement propice à l’entraide, la nature humaine choisit souvent la division.
La rhétorique de Gi-hun et In-ho
La confrontation entre Gi-hun et In-ho dépasse l’aspect idéologique : c’est une lutte pour redéfinir la nature humaine.
– Gi-hun : Pour lui, l’homme est capable de changer et de se réinventer, même au prix de sacrifices personnels. Il défend une lutte collective contre un système oppressif, en insistant sur l’importance de l’humanité et de la solidarité.
– In-ho : L’expérience tragique d’In-ho — sauver son frère, perdre sa femme faute de donneur — lui a forgé une vision désillusionnée. Il croit que le système n’évolue pas, et que les sacrifices humains sont inutiles face à la dureté de la réalité. Son rôle de Front Man symbolise son désir de contrôle dans un monde qui lui semble irréformable.
La responsabilité individuelle comme champ de bataille
À travers les actions de Gi-hun et In-ho, Squid Game nous interroge sur la responsabilité individuelle dans un système injuste. Gi-hun, malgré sa victoire, porte le poids de la culpabilité et de l’injustice. Refusant de profiter de l’argent gagné, il cherche à honorer les sacrifices des autres. Pour In-ho, son rôle dans les jeux est un moyen de justifier son propre cynisme et de se conformer à un système qu’il considère inébranlable.
Un écho à la réflexion philosophique sur la condition humaine
L’ombre de Dostoïevski plane sur Squid Game, notamment à travers l’exploration des profondeurs de la condition humaine et des dilemmes moraux des personnages. À l’instar de l’auteur russe, la série met en lumière la fragilité de l’âme humaine et ses conflits intérieurs, exposant les tourments de ses protagonistes tout en offrant un terrain fertile pour une réflexion sur la moralité, la culpabilité et la rédemption. Dostoïevski, dans ses œuvres, se penchait sur la complexité des états d’âme humains, explorant les luttes intérieures de ses personnages face aux choix éthiques, aux injustices sociales et aux dilemmes existentiels. Squid Game s’inspire de cette approche en mettant en scène des personnages aux prises avec des dilemmes moraux où chaque décision, aussi minime soit-elle, a des conséquences fatales. À travers les luttes des personnages, la série nous oblige à confronter notre propre rapport à l’éthique et aux valeurs humaines, en soulevant des questions essentielles sur la nature de l’être humain et ses motivations profondes.
Un récit évolutif et stratifié
Les deux saisons offrent une progression narrative marquée. La première met l’accent sur la survie individuelle dans un monde impitoyable, où chaque jeu est une épreuve morale. La deuxième saison, quant à elle, privilégie une lutte collective, où les enjeux sont plus stratégiques, mettant en lumière l’évolution de Gi-hun d’un simple participant à une figure de rébellion.
Conclusion
Squid Game dépasse la simple série à succès : elle est un miroir glaçant de notre époque, un phénomène culturel mondial qui interroge notre rapport à la solidarité, à l’individualisme et à l’injustice sociale. Par son exploration sans concession de la nature humaine, elle incite à une réflexion profonde sur le système économique et ses dérives. En confrontant les personnages à des dilemmes moraux intenses, Squid Game nous pousse à questionner nos propres valeurs et à repenser la manière dont nous abordons la lutte contre l’oppression dans notre monde moderne.
*Critique de cinéma