UNE ARTISTE. UNE ŒUVRE. LES VIES PARALLÈLES DE LATIFA TIJANI

S/t. « Cumul de vies » ou « vies parallèles »

Latifa Tijani est à la fois « personnalité » et « personnage » (les deux termes la décrivent !!)  de marque dans le monde de la culture et des arts. Elle est connue pour sa passion pour l’histoire de l’art et des civilisations, pour son travail artistique et pour son action militante et associative.

Ses champs d’intérêt culturel sont multiples. Elle les a menés de front sans  en sacrifier aucun… du moment que le coup de cœur y est ! Évoquant son curriculum vitæ,  elle le qualifie de  « Parcours fleuve ! Pas tranquille ! J’ai essayé de le résumer, dit-elle, sans y parvenir  car plusieurs vies y sont cumulées ! ».

C’est comme si elle semblait, elle-même, « submergée ou étonnée » par ce parcours qu’elle métaphorise  par l’expression « cumul de vies ». Personnellement,  je préfère l’expression  « vies parallèles »… Elle  fait partie de cette catégorie de créateurs qui interpellent aussi bien par  le « vécu » que  par l’ »œuvre » !

Contrairement aux artistes qui sont dans la réserve et la discrétion et dont on  ne connaît que le travail… d’autres ont une personnalité tellement « flamboyante » qu’elle en arrive à « faire de l’ombre »  à l’œuvre!

Les exemples ne manquent pas ! Il faut trouver la juste mesure pour parler aussi bien de la personne, du caractère, des passions,… que des choix esthétiques.

Native de Fès, Latifa Tijani est née Idrissi Kacimi du côté de son Père… et Idrissi Loukili du côté de sa Mère. Son nom de famille Toujani… modulé en Tijani… fait référence au chemin spirituel paternel.

Elle rend hommage à sa mère de lui avoir donné le goût de la liberté. Sa mère était une femme moderniste, très active proche du  Parti de l’Istiqlal. Dès son jeune âge, elle l’a orientée vers le sport, la musique, le chant,  la lecture, les arts…

S/t. De la « luminosité de  l’égo » et du « franc-parler » 

Latifa Tijani assume la notion d’ « égo fort » qui  lui a permis de s’émanciper et de se libérer des pesanteurs sociales.  Mais elle tient à apporter des précisions.

L’ »égo à fonction libératrice » – qui  permet de  retrouver la réalité de son « être », de son  « bien-être » – ne peut être que lumineux !  Il est différent de « l’égo éteint, aliéné » au service du paraître et du mensonge! Latifa Tijani ne mange pas de ce pain-là !

On avait voulu lui tracer un autre  « projet de vie » cousu dans des traditions qui… décolorent les jours et les rendent ternes. Elle n’en a pas voulu.  Rebelle et sincère… elle est partie jeune à la rencontre de son « Moi »… de son  « Destin »… Un appel intérieur puissant !

Latifa est aussi  connue  par  son « franc-parler » et son sens de la répartie. Elle est parfois « cash » dans ses avis. Du « lieu » à partir  duquel elle parle, elle peut se le  permettre ! Rien à voir avec les jugements et opinions, bricolés, de ceux ou celles, qui sont dans l’inauthenticité et le simulacre !

S/t. Muséologue et gestionnaire culturelle

A une époque où il était difficile pour une femme de s’imposer dans  la « haute fonction publique »… Latifa Tijani releva  le défi et exerça  de hautes responsabilités. Feu Hadj Ahmed Bahnini, ministre d’Etat, chargé des Affaires Culturelles, impressionné par l’énergie et le dynamisme de la jeune Latifa, fut un des premiers à lui faire confiance. Il disait d’elle qu’elle était  « née dans un Musée à ciel ouvert…Fès » !!

Entre 1980-1987, elle fut nommée conservateur-directeur des Musées de la Kasbah de Tanger. En 1985,  déléguée régionale du ministère de la Culture dans la Région Nord (Tétouan-Tanger- Larache – Chefchaouen). En 1990, conseillère artistique chargée d’études  au  ministère de la Culture.  En 2003, muséologue chargée du projet de création du Musée Ibn Battûta à Tanger.

Une de ses grandes fiertés est d’avoir créé en 1985, le  Musée Ethnographique de Chefchaouen et la Galerie d’Expositions  « Sayyida Al Hurra », située au sein de la Kasbah historique de la médina. Son regret est que le Musée  n’existe plus aujourd’hui !

« Sayyida Al Hurra »  (1485-1542) est une appellation voulue par Latifa Tijani,  pour rendre hommage à cette femme politique et résistante contre l’invasion portugaise et  dont le père Ali Ibn Rashid fonda la ville de  Chefchaouen.

Fatima Mernissi, qui était son amie la plus proche, avait un surnom pour Latifa « Shéhérazade Al-Horra » !

S/t. Multiplicité créative

Après avoir suivi ses études secondaires à Fès et supérieures à Lille, Latifa reçut une formation artistique  à l’Académie Internationale des Beaux-Arts de Salzburg Autriche. Elle participa à de nombreux ateliers: peinture à Lille…  gravure à Londres et Lisbonne…  photographie à  Washington.

En plus de la peinture, elle s’est passionnée pour le graphisme, le dessin, la calligraphie, la  lithographie, la poésie… Mais elle se revendique avant tout muséologue et artiste plasticienne.

Elle organisa sa première exposition personnelle de peinture en 1973 à la Galerie Nationale Bab Rouah. Suivie par des expositions  de lithographie, gravure, sérigraphie, photo,… à Damas, Barcelone, le Caire, Bologne, Baghdad, Rabat, Marrakech…. Authentique artiste-globe-trotter, elle a sillonné le monde avec ses créations.

C’est une des premières à explorer l’art contemporain au Maroc. Elle organisa  de nombreuses  performances:

« Saïda-Al Horra » avec Fatima Mernissi et Fatima Chebchoub à Fès en 1990… »Haïk Salam » à Houairo en Chine et  Happening Art  sur la   Grande Muraille en 1995… « Alphabesque »  Women 2000 United Nations à New York … « Soleil de l’Alphabet Arabe » lors de  l’hommage qui lui a été rendu par la Fondation Boukili à Kénitra en 2014…

Dans les années 2000 elle s’intéressa beaucoup aux installations. Une de ses plus célèbres « Maqamat Latifa » fut montée la première fois en 1999 à Bab Rouah. Elle la déplaça  avec quelques  variantes à Nancy (1999) …à Sousse en Tunisie (2002)… à la   Villa Piccolomini à Rome ( 2002) … à Alexandrie Bibliothéca Alexandrina Égypte ( 2004)…

S/t. La symbolique colorée de « Hizam Lalla Fatima Azzahra » 

Les installations de Latifa sont souvent élaborées  sur la base d’étoffes et de tissus  colorés qu’elle agence en des compositions aériennes et fluides. Plusieurs de ses installations comportent ce qu’elle appelle le « Hizam  Lalla Fatima Azzahra », une  représentation symbolique  de l’arc-en-ciel  en voiles colorées.

« Hizam  Lalla Fatima Azzahra », c’est l’appellation qu’a donnée sa mère à  « l’arc en ciel » en le montrant du doigt à Latifa, encore enfant, par une belle matinée pluvieuse à  Fès. Une superbe image amalgamant les couleurs à un référentiel spirituel et religieux ! Le goût de Latifa pour les couleurs du spectre accrochées au ciel… ou dans les hauteurs scénographiques a dû certainement commencer par cette vision d’enfance  !!

Son imaginaire accorde une forte place à la représentation des voiles gonflées par le vent. Cela est aussi notable dans un grand nombre de ses  photos où elle déploie de grands châles ou foulards… sur l’étendue de ses bras  tels des ailes … exprimant un secret désir d’envol. L’image de l’enfance est toujours là… y compris sur un grand nombre de ses photos où elle tend souvent son index vers le haut,…!

L’installation de Latifa peut aussi être une « Khayma du savoir » sillonnée par des rayons dorés et incrustée de  motifs calligraphiques et de fibules.  Ou un « dôme »,  orné des 28 lettres de l’alphabet arabe et  cerclé de 28 bougies. Avec aussi une forte symbolique des chiffres.

Elle peut aussi jouer sur des représentations  des différentes phases de la lune. Un perceptible souffle de spiritualité traverse ses installations. Un éclairage recherché nourrit l’œuvre d’un semblant de lumière cosmique.

Passionnée de soufisme, Latifa  aime rappeler ces propos du poète mystique Ibn Arabi: « La religion que je professe Est celle de l’Amour. Partout où ses montures se tournent L’amour est ma religion et ma foi. »
Elle est la maman de Amina Alaoui, cantatrice de chant arabo-andalou et de gharnati.  Sa fille qui vit à Grenade  chante  aussi en persan, en  espagnol, en portugais et déclame dans ses concerts les odes et poèmes d’Ibn Arbabi.

S/t. Son combat de toujours … les droits de la Femme

Un de ses plus forts engagements est  la lutte pour les droits de la Femme. Incontestablement une des premières au Maroc à plaider, avec vigueur, cette cause. Celle qui l’accompagna dans ce chemin fut Fatima Mernissi, sociologue et féministe, sa compagne  et complice. Son rappel à Dieu en 2015 fut douloureux  pour Latifa.

L’intuition ou habileté de Latifa Tijani est qu’elle utilisa la culture et les arts comme « puissant  levier » pour faire la promotion des droits de la Femme. Elle fusionna adroitement le « message artistique » au « message social ». Elle initia ou participa à de nombreuses manifestations culturelles sur la création féminine..

Elle a réussi à s’imposer dans des milieux masculins « verrouillés » et fit beaucoup pour le changement des mentalités. Elle fut parfois combattue… mais elle résista et finit toujours par se relever.

Pour compléter l’image, il faut rappeler que Latifa exprime ses vives réserves, même si le ton est drôle, face à ces célébrations épisodiques, éphémères et commerciales comme la « Saint Valentin », qui l’irrite au plus haut point. Il en est de même pour la Journée Mondiale des Droits de la Femme qui lui semble une célébration insipide et insuffisante au regard des injustices et des inégalités qui persistent.

Elle mena aussi une intense action associative et participa à la création de plusieurs instances de marque.

Elle fut membre fondateur de l’Organisation Marocaine des Droits de l’Homme (O.M.D.H)… de l’Association Marocaine des Arts Plastiques (AMAP)… du Syndicat Marocain des Arts Plastiques… du Syndicat Marocain des Artistes Plasticiens Professionnels ( SMAPP) … de l’Organisation FEM’ART dont elle fut la présidente fondatrice… Elle fut aussi membre de International Council of Museums-UNESCO-ICOM-Maroc

S/t. Un niet  au….. « Repos de la guerrière » !

Latifa Tijani  ne donne pas l’impression d’adhérer à  formule « repos du guerrier ou de la guerrière » ! Une formule piège, source de grisaille de vie. Un artiste ne prend jamais sa retraite.

Latifa est toujours active. Elle suit attentivement l’actualité culturelle. Elle assiste à des colloques, conférences  ainsi qu’aux vernissages quand elle a un coup de cœur pour un travail. Elle a son aura et ne passe pas inaperçue. Singularisée aussi avec son look smart et ses célèbres coiffes et chapeaux,  label du panache « tijanien » !

Esprit vif et alerte, elle a rebondi sur les nouvelles technologies. Son compte Facebook, est très actif, plaisant.  Elle le nourrit chaque jour par des partages  de photos, de vidéos, de réflexions, et des points de vue sur des questions culturelles, sociales, économiques,…

Et gare à ceux qui mettent des  « émoticônes », au lieu des mots, pour commenter ses posts. Ce pseudo langage à travers ces minuscules icônes virtuelles représente pour elle une intolérable dégradation de la communication. Elle veut des mots et du texte. Sacrée Latifa !!

Elle nourrit son présent par une substance historique où elle a été, elle-même, très agissante. Elle a de savoureuses anecdotes sur toutes les personnes et célébrités qu’elle a connues, marocaines ou étrangères.

Elle a un grand sens de l’humour. Elle est toujours prête à faire un bon mot ou lancer une jolie formule qui la font éclater de rire, elle la première !! Ses  réparties et parfois  ses caricatures sont acerbes mais toujours drôles.

Elle habite à Rabat à quelques pas de la Porte des Ambassadeurs du Palais Royal… de la Galerie Bab Rouah et du Musée Mohammed VI. C’est son Triangle d’Or! Un environnement chargé de symboles qui lui convient parfaitement,  du  « sur mesure urbain » pour elle … et qui fait son bonheur.

Parmi ses jolies formules :  « Je ne roule pas sur l’or mais je suis au-delà des biens matériels ! ».  «Je vis de lumière et c’est cela qui nourrit mon âme ! »… « La lumière qui me fait vivre n’a pas de prix ! ».

Tout le bonheur du monde à la Grande Lady Latifa Tijani !