Chronique philosophique. F comme Fin et moyens ou Praxis et Poésie – 6ème partie et fin – (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Par Nasser-Edine Boucheqif*

En ce sens, Athéna représente cette pensée du Kairos, ouverte à l’imprévu, dans cette retouche indéfinie de la stochastique (stochasmô = approximation). Protée, Dieu de la mer, ce lieu instable, reflète également ce tâtonnement empirique et ce réajustement continuel. Le Kairos est d’ailleurs ce que M. Heidegger a interprété par « Die Stimmung » (tonalité, humeur, « Angst »).

Cette question de la fin et des moyens, envisagée sous l’angle de la liberté et du politique, illustre l’exemple de ce que peut représenter un problème irrésolu, c’est-à-dire qu’il procède non pas d’une dialectique qui superpose les concepts les uns par-dessus les autres en vue d’édifier un monument métaphysique, mais d’un partage d’opinions, d’un dialogue infini. Ce que E. Kant a précisément dénoncé dans ses trois critiques, c’est cette discursivité qui ne peut fournir, à travers des idées en soi, que des illusions de la raison dans un jeu des concepts sans s’appliquer à l’espace et au temps. La question que pose E. Kant : Que fait l’homme quand il raisonne, c’est-à-dire lorsqu’il utilise la raison toute seule, le syllogisme ?

Par le raisonnement, il veut résoudre, conclure, clore le débat, en finir avec le jugement.

Cet encerclement du savoir, développé par ailleurs chez G. W. F. Hegel, est propre à la religion catholique lorsqu’elle est présentée comme un stade de l’histoire de l’esprit.

L’Église n’est donc pas seulement le lieu de participation au savoir, mais aussi au vouloir, au faire, à l’édification d’une cité, le politique, c’est-à-dire un savoir qui s’accomplit dans le politique. La cité est donc ce qui apparaît comme la fin absolue de l’homme, la vérité ultime obtenue par ascension (Aufhebung). Comme le mentionne E. Kant, il s’agit donc de détruire cette dialectique dogmatique, discursive et syllogistique pour rétablir le sens premier de la dialectique, une dialectique critique.

Si la fin de l’homme n’est pas comprise dans une logique dogmatique, elle concerne sa façon de passer, de progresser.

Le progrès n’est donc pas une discursivité historique, ni une unité de parcours de l’esprit qui intègre tous les moments dans une totalité, mais plutôt une relativité infinie non totalisable de toutes les activités humaines.

Faire vivre une pensée du progrès ne consiste pas à conserver une pensée contemplative qui rassemble (Gelassenheit), mais à développer une pensée qui se distribue, s’évente (Uberwinden), se multiplie, éclate dans tous les sens, devient exubérante (Ausgelassenheit). Si bien que l’on peut dire que la tolérance n’a de sens que dans un contexte où s’expriment des différences, car dans un climat d’indifférence, il ne pourra y avoir que de l’intolérance.

À cette pensée uniformisante et hiérarchisante, qui est une réduction à l’identité, il ne s’agit donc pas de substituer une égalité uniformisante, mais une diversification des points de vue, des affects et des libertés. C’est ce qu’exprime admirablement bien J. Michelet[2] lorsqu’il affirme « élargissez Dieu ».

Il faut donc faire sortir Dieu de cette vérité absolue pour lui rendre ainsi sa dimension infinie. Seulement cette extension n’est pas à comprendre comme abandon absolu à l’infini, mais à la façon dont s’échappe un prisonnier, digne d’une intelligence subtile, d’une ruse.

En d’autres termes, cet élargissement correspond à des actes toujours différents de la liberté qui surgit d’une effraction singulière, dans un pas hors de soi.

Le vrai point culminant de la pensée est donc cette aventure hors de soi-même, « cette marche en soi-même[3] ».

L’Architecture des contemplatifs, qu’il faudrait trouver, ce sont des lieux de silence et de méditation qui ressembleraient non pas à des édifices ou institutions mais à des jardins ou galeries où « notre désir serait de nous promener au-dedans de nous-mêmes ».

Une pensée des moyens qui viserait à édifier une politique comme une construction monumentale, ou comme une ascension de l’esprit vers une unité absolue, instaurerait une Polis Totalisante, uniforme et pauvre, car elle ne tiendrait pas compte de ce que chaque liberté se réalise pleinement dans la Polis que si elle offre à chacune des occasions multiples d’exprimer en parole et en acte sa singularité.

Car il s’agit précisément de penser l’homme dans sa dignité, c’est-à-dire en respectant sa liberté d’homme avec tout ce que cela implique.

Le monde de la Polis, de l’Agora, de la Gaule doit donc nécessairement naître d’un espace libre où l’homme peut faire son apparition, faire acte de son existence en se disant de diverses manières parmi d’autres hommes.

Ce n’est pas en supprimant l’énergie créatrice de l’homme ni en privilégiant les taches exécutives, qu’il vivra sa dignité, mais si en le considérant comme un être sensible, conscient de son existence, dont l’unique but n’est pas de faire exclusivement une Œuvre, mais dont les buts multiples visent l’exploration infinie de l’expérience humaine.

Chaque action qui est aussi une œuvre, apporte une réponse à l’insatisfaction de celle qui l’a précédée tout en portant une nouvelle interrogation sur l’œuvre qu’il reste à faire et qui est à venir !

Ce sont précisément ces occupations, celles du guérisseur, de l’acteur, du joueur de flûte qui fournissaient à la pensée des anciens les exemples des plus hautes et des plus nobles activités de l’homme.

*Poète, essayiste, dramaturge et peintre

Bibliographie: 

[1] Paris 1986.

[2] Jules Michelet (1798-1874), historien français.

[3] Frederik Nietzsche : Gai Savoir.