Chronique philosophique. D comme Désir ou processus du Devenir- 3ème partie (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Par Nasser-Edine Boucheqif*

Dire que les masses sont stupides ou simplement trompées, c’est ne rien comprendre aux problèmes. W. Reich l’a mieux comprise, pensent Deleuze et Guattari.

Ne se contentant pas d’invoquer de simples illusions ou une stupidité congénitale des masses, W. Reich cherche, à montrer que les masses désirent leur propre répression : « non les masses n’ont pas été trompées, elles ont désiré le fascisme à tel moment dans telles circonstances, et c’est cela qu’il faut expliquer, cette perversion du désir grégaire »[2]. Et c’est de cette manière que «Reich fut le premier à poser le rapport du désir avec le champ social»[3].

Mais ce qu’il n’a pas compris, c’est que le désir ne doit pas être mis en relation avec une rationalité, un sujet prédéterminé.

En effet, pour W. Reich, le désir est subjectif et il est soit en accord avec une rationalité économique… objective, soit en opposition, auquel cas il dépend d’une illusion.

Le problème pour Reich vient de ce que « la situation économique ne passe pas immédiatement et directement à la conscience politique. S’il en était ainsi, la révolution sociale serait depuis longtemps faite[4]».  D’où la nécessité de penser les changements et transformations, ou le devenir d’une société.

Faut-il rappeler que les problèmes liés à la constitution d’une société politique sont inséparables de la théorie des affects. Cette idée est clairement exposée dans le premier chapitre du Traité politique où Spinoza examine le rapport que les philosophes et les politiques entretiennent avec les affects-passions. Leur interprétation morale du monde ne permet pas d’en donner une explication rationnelle, de comprendre le mode de fonctionnement de la nature humaine.

Ils raillent sa dimension affective parce qu’elle ne correspond pas au modèle fictif qu’ils s’en sont faits : « Ils voient les hommes, non tels qu’ils sont, mais tels qu’ils voudraient qu’ils fussent. D’où il est arrivé qu’au lieu d’une éthique, le plus souvent ils ont fait une satire, et n’ont jamais conçu une politique qui put être mise en pratique, mais plutôt une chimère bonne à être appliquée au pays d’Utopie ou du temps de cet âge d’or pour qui l’art des politiques était assurément superflu. »[5].

Deleuze et Guattari ont trouvé chez B. Spinoza de nombreux éléments de réponse, à tel point qu’ils décident de reprendre à leur compte la théorie de l’individuation des corps de Spinoza « à travers une conception originale, il est vrai[6]». C’est que les corps ou les individus sont avant tout des multiplicités chez Spinoza que ce soit le corps humain, le corps social… Un corps, un individu est une multiplicité d’éléments hétérogènes. Comment penser ces éléments ?

Si une multiplicité est composée d’éléments, on peut évidemment toujours dire que ces éléments sont eux-mêmes des multiplicités. Mais B. Spinoza parle des corps les plus simples.

Comment concevoir ces corps les plus simples ?

Là, ça devient très intéressant parce que c’est la même chose, on va le voir, de demander : Comment penser la pure extériorité de la multiplicité et de ses éléments ? Deleuze et Guattari sont très stricts là-dessus : ces éléments « ne sont pas des atomes, c’est-à-dire des éléments finis doués de forme. Ce ne sont pas non plus des éléments indéfiniment divisibles[7] » (le premier les rapporterait à une intériorité substantielle, le second à une indétermination radicale). Spinoza parle de ces éléments ultimes comme des «corps les plus simples se distinguant entre eux par le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur[8]»

  1. Spinoza ne juge pas la nature des hommes. Il ne condamne pas mais cherche à comprendre comment s’établissent les rapports de force, comment fonctionnent les mécanismes de pouvoir.

Il récuse aussi bien la manière des moralistes que celle des théologiens qui supposent un homme parfait et une société politique idéale à l’image de l’Utopie de Thomas More[9], sociétés telles qu’on ne les rencontre jamais. Ces figures sont de véritables obstacles à la connaissance effective des choses.

Ils se lamentent sur l’état désespérant de la politique et des politiques qui décrivent les hommes dans leur misère et leur esclavage sans penser comment sortir de cet état d’impuissance et de servilité.

Entre les pleurs des moralistes et la raillerie des cyniques, B. Spinoza cherche à comprendre la nature humaine, comment elle fonctionne et quelles sont les déterminations de l’être.

En ce sens, B. Spinoza est assez proche d’une pensée de type aristotélicienne selon laquelle la cité a pour fondement le caractère spontanément sociable des hommes. Une pensée politique fondamentalement passionnelle.

Vivre en société est un désir qui suit des lois de la nature humaine.

Les hommes haïssent la solitude mais B. Spinoza n’ignore pas que cette socialité fait problème. La principale caractéristique de sa théorie politique est d’insister sur l’alternative «sociabilité anti-sociabilité». Pour faire de la politique, il faut rendre compte du double caractère des hommes qui vont devenir citoyens.

C’est à la fois leur insociabilité qui rend nécessaire le contrat et leur socialité qui rend possible la sortie de l’état de nature par un contrat -ils ne le pensent pas de la même façon mais B. Spinoza reste un disciple de T. Hobbes[10]. Il suit sa révolution en substituant l’idée du contrat comme fondement de l’État, à la relation de compétence où il y aurait une supériorité du sage, telle qu’elle était dans la philosophie classique de Platon[11].

*Poète, essayiste, dramaturge et peintre

Bibliographie:

 [1] Texte écrit à Paris en 1985.

[2] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Anti-Œdipe, éditions de minuit, 1972, p. 37

[3] Idem, p.141

[4] Wilhelm Reich, La psychologie de masse du fascisme, Petite Bibliothèque Payot, p. 61

[5] B. Spinoza, Traité politique.

[6] Gilles Deleuze, Félix Guattari Mille Plateaux, p. 310-311

[7] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Ed. de Minuit, 1980.

[8] Baruch Spinoza, Ethique, GF Flammarion.

[9] Thomas More (1478-1535), juriste, philosophe, théologien catholique et politique anglais.

[10] Thomas Hobbes (1588-1679), philosophe anglais.

[11] Platon (428- 347 av J-C), philosophe antique grec.