CARNETS SECRETS DE RACHID FEKKAK: « RENVOI DU LYCÉE ET DÉBUTS DU MILITANTISME »

À l’occasion du 22è anniversaire du décès de Hassan II, commémoré le 23 juillet 2020, Rachid Fekkak, ancien membre dirigeant au sein de l’organisation “23 Mars”, revient sur le règne de ce grand Roi. Dans “Ses carnets secrets sur le règne de Hassan II”, récit autobiographique confié exclusivement à lecollimateur.ma, l’auteur projette une lumière crue sur le passé qu’il assume avec un courage exemplaire tout en invitant ses anciens camarades à l’exercice salutaire de l’autocritique.

7ème partie

Renvoi injuste du Lycée et débuts du militantisme

 A la fin de l’année scolaire 1965-1966, je fus renvoyé du Lycée. La cause: Gréviste-Agitateur. La décision avait été signée par le censeur du Lycée Moulay Abdallah. Le contact avec Mahjoubi allait s’arrêter momentanément. Je devins ainsi un jeune « chômeur » à l’âge de 17-18 ans, suite à une décision administrative inique!

 J’avais pu mettre la main sur le Tome 1 du Livre I et le Tome 1 du Livre II du fameux Capital de Karl Marx (été 1966). Ma sœur aînée Lalla Chaibia, jeune femme enseignante du secondaire, maîtrisant la langue de Molière à merveille, cultivée mais royaliste, me les avait achetés sur ma demande à la Librairie « Tacussel » de Casablanca. Comme quoi dans le Royaume du Maroc, en ces temps-ci, nous n’étions pas encore en « années de plomb » mais en « années d’uranium », radioactives.

Plus tard le fameux « Manifeste Communiste » rédigé par Marx et Engels et le « Petit Livre Rouge » de Mao Tsé-toung allaient devenir mes livres de chevet. Et plus tard encore, au fil des années, j’allais ingurgiter la plupart des œuvres théoriques communistes, en passant par Marx, Engels, Feuerbach, Plekhanov, Lénine, Staline, Mao, Léon Trotski (1973), Rosa Luxembourg, Louis Althusser…etc.

 En attendant, le rêve d’aller faire des études cinématographiques supérieures en France s’étant évaporé, je m’inscrivis en 1966-1967 au Cours de Théâtre du Conservatoire Municipal de Musique et d’Art Dramatique à Casablanca, sous la direction de monsieur Mairet. Je garde en souvenir le travail de diction qu’il nous faisait faire, sans répit, sur la réplique de Corneille : « Vous Cinna, demeurez et vous Maxime aussi ! ». 

Deux années plutôt, j’avais pu assister à la représentation de Bajazet de Racine, au Théâtre Municipal de Casablanca, rasé en 1984. Je ne reconnais plus aujourd’hui cette ville de la Résistance séculaire et moderne aux Empires coloniaux et néocolonialistes. L’avidité et l’opportunisme des parvenus ont détruit sont esprit, l’ont démantelée, corrompue et effacé les valeurs de son patrimoine historique. C’est tragique.

Au fur et à mesure de ma croissance, ma petite conscience commençait à se fracturer. D’une part, les écrits marxistes, me faisait adopter et condamner ma famille en tant que famille « féodale », « makhzénienne » et donc « réactionnaire » alors que mon vécu et ma connaissance empirique me démontraient qu’il n’en était rien ! Ils étaient des communautaires, des gens bien, courageux, généreux et respectés qui se sont battus contre les occupants français lors de l’invasion de Casablanca et la Chaouia par l’Armée française en 1907-1908, des gens nobles, humainement parlant. D’autre part, je me retrouvais confronté au dilemme de la remise en question des dogmes religieux qui avait commencé avec le « doute rationnel » pour finir avec la « certitude déterministe » du matérialisme dialectique ; et un peu plus tard à celui de la confrontation avec la doctrine des « frères musulmans » dont le représentant principal Abdelkrim Mouti’, ancien ittihadi et fondateur de la « Chabiba Al Islamiya », était originaire aussi de Ben Ahmed. Cette question du rapport dialectique Individu-Social Vs Raison-Critique, j’allais la vivre et je la vis toujours à deux niveaux, tout aussi contradictoires que complémentaires: celui de la problématique de la foi (appartenance) et celui de la problématique fondamentale (posée à tout citoyen, jusqu’à tel ou tel niveau de conscience et de cognition) par rapport à la relation de la religion et de la politique et en particulier la question de l’Etat Civil Vs l’Etat Religieux, en terre d’Islam en général et surtout en terre marocaine, où l’expérimentation, le débat et la réforme étaient écartés par les options radicales (de gauche ou de droite), qui restaient focalisées principalement sur l’objectif de la confrontation avec le Roi Hassan II et ses tentatives par rapport à cette question cruciale de la nature et du statut de l’état.

Je parlerais au fil de la narration des tenants et des aboutissants de cette fracture et des séquelles qu’elle a pu laisser aussi bien dans nos consciences individuelles, nos dogmes « sectaires » que dans la marche du Maroc, en tant que société et Etat, jusqu’au Pacte historique original, volontairement et librement instauré par le Roi Hassan II et le citoyen militant Abderrahmane Yousfi. Je parlerai aussi de l’après-pacte Hassan2/Yousfi et l’action clairvoyante du Roi Mohammed VI, ayant abouti à la nouvelle Constitution de 2011, visant à faire passer le Maroc à une monarchie constitutionnelle, démocratique, parlementaire et sociale ainsi que des freins et obstacles socioéconomiques, géopolitiques et idéologiques qui retardent l’expérience marocaine, caractérisée par sa grande souplesse, dans cette question épineuse d’Etat civil, démocratique et social, dans nos configurations sociohistoriques musulmanes arabes, africaines et asiatiques.

Ma jeunesse face aux interdits

La « fugue révolutionnaire » ou le flirt avec l’anarcho-syndicalisme fut mon premier contact avec l’univers carcéral.

Pour ne pas rester dans le chômage et surtout pour prendre contact avec la classe ouvrière, j’avais décidé de commencer à travailler. Sur intervention d’un membre de ma famille par alliance, Hamza Benbiga dont le grand frère aîné Ssi Mohammed était istiqlalien alors que lui était plutôt ittihadi, j’ai pu intégrer la Comapra, une Entreprise publique spécialisée dans la culture et la commercialisation du Coton. C’est ainsi que je me suis retrouvé à Berkane quelques mois après un stage au siège à Casablanca.

Mon seul regret intime aujourd’hui, c’est d’avoir dû quitter le Conservatoire de Musique et d’Art Dramatique, pour aller à Berkane et les bas-fonds de Melilla, à la fin de chaque weekend. A mon arrivée sur place, j’ai été dépaysé, coupé de l’ambiance familiale et régionale des Mzab et de Casablanca, très ouverte et conviviale. Je n’ai pas de ressentis par rapports à mes compatriotes de cette région du Nord mais c’est cela le Maroc, une multitude de modes et de genres de vie. Mais petit à petit, j’allais m’adapter.

La conviction révolutionnaire obligeait! Je me mis à mener la propagande « révolutionnaire » dans les milieux ouvriers qui aboutit quelques mois plus tard à une action de sabotage de biens (dans une usine d’emballage et ses véhicules) appartenant à la plus grande famille bourgeoise de la région de Berkane. J’avais profité des différends qui opposaient cette famille au directeur de la Comapra, pour des raisons que j’ignorais. Les discussions s’effectuaient dans le magnifique Club de l’ORMVA de Berkane et nos déplacements nocturnes, par le biais de la voiture du Directeur qui prit la fuite le lendemain matin de l’acte de sauvetage commandité.

Suite à cet acte imprudent qui avait pris une dimension de délinquance, nous fûmes arrêtés et condamnés par le Tribunal de Première instance d’Oujda, à un mois de prison ferme pour les deux ouvriers et quinze jours pour moi. C’était en mai-juin 1967 et c’était mon premier flirt avec l’anarchie syndicale ! On nous mit avec les droits communs. On discutait avec la masse. La politique faisait peur au citoyen. Mais j’avais pu remarquer qu’on avait du respect pour le trio qui s’était attaqué aux exploiteurs.

Je compris plus tard à partir de mon vécu de militant activiste, l’un des fondements humains de la révolte, de l’anarchisme, représenté dans le monde occidental par Prud’hon, Bakounine et le Prince Kropotkine, de sang russe noble! Je sus que dans l’histoire de ma communauté arabo-musulmane, il y eut bien avant ces théoriciens et praticiens de l’anarchisme européen, des tendances représentatives de la révolte anarchique contre les affres de la condition humaine, sous le joug des personnes ou des groupes (quelle que soit leur étiquette ou ce qu’ils prônent en théorie) qui prennent le pouvoir et qui en usent, sans limites ni contrôle ni sanction politique et juridique.

A Berkane, juste après ma libération, j’ai pu suivre la défaite des armées arabes face à Israël. Les paroles de Nasser et les sanglots de la foule, à travers les ondes de la radio, raisonnaient dans mon cœur et ma tête, comme des râles mélangés aux derniers vents, après une tempête dévastatrice. La « Nation Arabe », tant vantée par les Qaoumiynes, s’écroulait, à mes yeux, comme un géant d’argile. Un sentiment de colère brute, d’indignité vague mais lancinante, s’incrusta dans mon inconscient.

Une semaine plus tard, le temps de régler mes affaires, je regagnais définitivement Casablanca. J’ai quitté la Comapra et repris momentanément un poste aux Ateliers Gallinari de Casablanca, grâce à l’intervention de mon cousin feu Ssi Larbi Fekkak ce qui allait me permettre d’entrer en contact avec les dockers et les ouvriers spécialisés dans la réparation des moteurs de bateaux du port de Casablanca et l’UMT.

En parallèle, Je m’étais remis à travailler mes cours de Mathématiques, de Chimie et de Physique pour me représenter (1968) aux examens du Baccalauréat Sciences Mathématiques, en candidat libre. Je décrochais, malgré vents et marais, le fameux diplôme. Que faire avec? M’inscrire à l’Ecole Mohammedia des Ingénieurs? Partir en France? C’était trop tard.

Je repris contact avec mes amis, en particulier Mahjoubi qui venait de terminer ses études secondaires au Lycée Mohammed V la même année et Mostafa Haloui, encore élève de terminale dans ce même Lycée.

Tous les deux, Mostafa Yacoubi (Haloui) et moi-même nous décidâmes d’envoyer une demande d’inscription à l’Académie militaire de Meknès. Nous reçûmes chacun notre convocation mais nous n’y sommes pas présentés. Comme j’avais repris contact avec Mahjoubi, je lui fis part de ma décision. Nous discutâmes longuement de la chose et nous tombâmes d’accord que ce n’était pas le meilleur choix. On avait peur de devenir des blanquistes, acquis à l’alternative du complot et que nous avions pour tâche de participer à la lutte révolutionnaire par d’autres moyens que celui des putschs.

Bachelier donc, je m’inscrivis à la Faculté de Droit! Ce fut 1968-69, tout en continuant à chercher un « boulot » plus intéressant que les Ateliers Gallinari, au niveau du contact avec la classe ouvrière.

Fin 1969 en effet, faisant intervenir Hamdi, originaire de Ben Ahmed et ancien élève et maître d’internat du Lycée My Abdallah, j’intégrais la Cosumar dans laquelle je commençais à nouer des contacts avec les travailleurs et en particulier les responsables syndicalistes de l’UMT.

Fasciné par le fameux livre de Ché Guevara, « Guerre de guérilla », je maintenais le contact avec la campagne, en commençant par la région qui m’a vu naître, les M’zab.

Parallèlement, à la Fac de Droit de Casablanca, nous nous mîmes, Mahjoubi et moi-même, en contact avec les jeunes Ittihadi. Je devins membre de la jeunesse Ittihadia sous la responsabilité directe de Hassan Ben Smaïn et la responsabilité indirecte de Mohammed Haloui. Tout ça, parce qu’avec Mahjoubi, nous décidâmes d’agir dans le cadre de l’UNEM. Je me présentais aux élections de la Corpo de la Fac de Casablanca en tant qu’Ittihadi. Il y avait aussi des aînés comme Anik, Khalid Naciri, Habrich du PLS et Firdaous de l’UNFP, si je me rappelle bien.

Ainsi en prévision de la tenue du 13ème Congrès de l’UNEM, je fus élu responsable de la jeunesse Ittihadie de Casablanca.

Je pus ainsi prendre part aux réunions de la branche politique estudiantine du Parti à Rabat qui s’étaient distinguées par l’opposition entre la tendance modérée parmi les étudiants unionistes, représentée par Abdellatif Manouni (Président de la Commission chargée par le Roi Mohammed VI  de la rédaction du projet de Constitution de 2011) et celle, radicale (attachée à Fkih Basri et à la Mounaddama Essirria) qui elle était représentée par Lakhsassi ( arrêté et condamné, après la tentative insurrectionnelle de 1973 ; devenu Ambassadeur du Maroc, plus tard), réunions auxquelles prirent part de manière active Mohammed M’rini, Mesdad et Lahbib Talib avec lesquels j’allais me retrouver un an plus tard dans la même organisation clandestine, 23 Mars. Je me rappelle toujours de l’intervention de Abderrahim Bouâbid pour ramener le calme et l’entente entre les deux tendances ittihadies, ce qui semblait très difficile et finalement irréalisable.

Entre deux séances, nous avions pu assister à l’amerrissage de Neil Armstrong sur la Lune.

Trois années plus tard, c’est le Front, représentant l’alliance entre les deux organisations marxistes-léninistes 23 Mars et Ila Al Amam qui allait prendre la direction de l’illustre organisation estudiantine. Après moins d’un an d’activisme révolutionnaire plus tard, l’UNEM allait être interdite, début 1973, par le ministre de l’Intérieur, Driss Basri.