RACHID FEKKAK: « MES CARNETS SECRETS SUR LE RÈGNE DE HASSAN II »

À l’occasion du 22è anniversaire du décès de Hassan II, qui sera commémoré le 23 juillet 2020, Rachid Fekkak, ancien membre dirigeant au sein de l’organisation “23 Mars”, revient sur le règne de ce grand roi. Dans ce récit autobiographique, confié exclusivement à Le Collimateur, l’auteur projette une lumière crue sur le passé qu’il assume avec un courage exemplaire tout en invitant ses anciens camarades à l’exercice salutaire de l’autocritique.

Pour commencer, l’auteur de ce récit autobiographique restitue les affres de son interrogatoire par la BNPJ le 5 février 1975 à Derb Moulay Chérif, à Casablanca, en sa qualité d’ancien membre du Bureau Politique  de l’organisation marxiste-léniniste 23 Mars.

Impressionnant!

 

Première partie

 

– Alors Khalil ! Qu’as-tu à nous dire ?

C’est avec une aussi banale question qu’avait commencé mon interrogatoire le 5 Février 1975 par la Brigade Nationale de la Police Judiciaire à Derb Moulay Chérif, en ma qualité d’ancien membre du Bureau Politique de l’Organisation marxiste-léniniste 23 Mars.

Etrange paradoxe, je ne le cache pas, quand je pense que c’est dans les ténèbres de ce lieu de la détention arbitraire et de la torture, que j’allais avoir l’occasion de découvrir une bonne partie du fond de mon être, à l’âge de 25 ans.

Trois mois plutôt, le 6 Novembre 1974, le camarade Jaber, membre dirigeant du Bureau Politique très influent de l’Organisation 23 Mars à l’époque, s’était fait arrêter lors d’un contrôle de routine par des agents de la circulation de Casablanca. Il circulait, sous une fausse identité, sur une mobylette en compagnie d’un autre membre de l’Organisation. Ce dernier, ayant échappé aux policiers, prit la fuite. Vite fait, il donna l’alerte aux autres camarades de l’Organisation clandestine.

Malgré la gravité de cette alarmante nouvelle et l’état d’urgence qu’elle devait susciter, l’arrestation de Jaber ne semblait pas avoir représenté un danger véritable dans l’appréciation des camarades, à en juger par les faits et les résultats qui allaient s’ensuivre.

En effet, cet incident de parcours apparemment fortuit allait être à l’origine des arrestations massives qui eurent lieu aux mois de novembre et décembre 1974, surtout dans les rangs de 23 Mars, inversement à Ila Amam qui avait pu échapper au raz-de-marée policier, à l’exception de l’arrestation de certains camarades dirigeants de cette organisation dont notamment Abraham Serfaty, Abdellatif Zeroual et Abdellah Zaâza. Abderrahmane Nouda avait été arrêté, lui, bien avant tout le monde. Mais son arrestation n’avait pas eu de suite.

Toutes ces informations, j’avais pu les recueillir, quelques jours après l’arrestation de Jaber, de la bouche de mon camarade Semhari dont l’identité n’était pas encore connue de la police. Avec lui, j’avais pu garder le contact, malgré les graves contradictions et controverses qui m’avaient opposé aux autres camarades dirigeants de 23 Mars et qui m’avaient amené à rompre les liens avec eux et finalement à démissionner de l’Organisation, en Avril 1974.

Ainsi, très vite et de manière irréparable, on allait assister au démantèlement du Mouvement marxiste-léniniste marocain. Cette fin inéluctable, je l’avais prévue bien avant ma démission, avec l’interdiction en janvier 1973 de l’Union Nationale des Etudiants du Maroc (UNEM) que nos deux organisations marxistes-léninistes 23 Mars et Ila Amam dirigeaient à cette époque, après les événements tragiques de la tentative insurrectionnelle de la branche armée de l’UNFP le 3 mars 1973, à Moulay Bouazza et l’arrestation de la direction du Syndicat National des Lycéens (SNL) dont faisaient partie feu mon frère cadet Fekkak My Ahmed, feu Tirida Mohammed et Thar Mahfoudi entre autres jeunes militants de Fès et de Casablanca. J’avais mis en garde mes camarades du Bureau Politique afin d’agir avec la plus grande sagesse (position connue sous la notion de «Retrait tactique»)  pour éviter la décapitation. En vain, malheureusement !

Je tiens cependant à souligner, dès maintenant, que je ne partage pas l’interprétation simpliste (à mon avis) qui a été faite à ce propos et selon laquelle le Mouvement marxiste-léniniste marocain ne se serait pas effondré si ses cadres dirigeants n’avaient pas été faibles et si leur volonté à la résistance n’avait pas été déficiente. Une telle focalisation psychologique et mentale sur la notion en langue arabe de Essomoud qui équivaudrait en français à la notion d’endurance la plus inébranlable n’est en fin de compte que le corollaire d’un besoin de compensation, perpétuant le mythe du héros par opposition à celui du traître. Dans ce sens, incriminer Jaber (de l’Organisation 23 Mars) ou d’autres camarades (de l’organisation Ila Al Amam) qui n’avaient pas « résisté » à la torture ou ceux qui s’étaient « repentis » (mon cas) comme l’ont soutenu et le soutiennent peut-être encore plusieurs parmi de nos camarades détracteurs, relève de l’irrationnel, de l’aveuglement ou simplement de la mauvaise foi.

D’abord, qu’est-ce que l’expérience humaine en général nous enseigne lorsque des enfants, des adolescents et des adultes, hommes et femmes, sont exposés à la torture physique, mentale et psychique, surtout quand celle-ci est répétitive et de longue durée, quand elle est « savamment » aménagée, combinée et quand les tortionnaires recourent à tous les moyens et à toutes les méthodes qu’on puisse imaginer pour faire « craquer » leurs victimes ? Remarquons à ce sujet que ce n’est pas par hasard ou par gentillesse que les Conventions internationales sur la question des Droits de l’homme interdisent depuis la fin de la deuxième guerre mondiale (avec notamment les pratiques nazies, fascistes et staliniennes) tout recours à la torture qu’elle soit physique ou morale !

L’endurance face à la torture n’est pas une fin en soi, à priori. Le sacrifice de soi pour telle ou telle cause (juste ou injuste suivant les cas) a existé et existe chez l’être humain ! Des victimes ont supporté les pires privations, des militants se sont donné la mort, pour éviter de « parler » sous la torture comme ce fut le cas du célèbre résistant marocain Zerktouni, après son arrestation par la police colonialiste française, le 18 juin 1954 à Casablanca.

D’abord, il est évident que l’endurance est en principe (ou en théorie) une affaire de préparation mentale et physique. Et même dans ce cas, encore une fois, elle ne peut être considérée, humainement et moralement, comme une fin en soi. Ensuite, nous autres militants des Organisations révolutionnaires marocaines, étions-nous préparés mentalement et physiquement à cette éventualité ? Je ne le pensais. Dans ce sens, en ma qualité de co-fondateur du Mouvement, et surtout de responsable direct de la Section de Casablanca (réunissant le secteur ouvrier, le secteur des enseignants et celui des employés de 1970 à 1974), de membre du Bureau Politique et délégué au Comité de l’Unification (Lajnat Attawhid) entre les deux organisations marxistes-léninistes, de l’automne 1972 au printemps 1974, je décrirai comment j’en étais arrivé à la conclusion suivant laquelle les vraies raisons de la ruine de notre théorie et de notre programme politique sont idéologiques, cognitives et socio-psychologiques. Je parlerai de ce que j’avais proposé concrètement à mes camarades, de l’été 1973 jusqu’au printemps 1974, afin d’éviter la fin inéluctable vers laquelle nous nous précipitions.

Malheureusement, ma démarche était jugée insensée pour tous les camarades à cette époque parce qu’elle remettait en cause le système marxiste-léniniste dans sa totalité, qu’il s’agisse de l’échafaudage théorique ou pratique du bolchévisme, du stalinisme ou du maoïsme.

Sans chercher à raviver la nébuleuse psycho-sémantique à travers laquelle j’étais donc qualifié de « défaitiste », de « renégat », de « traître » ou d' »espion » par certains de mes camarades, auto-décrétés irréprochables à tout point de vue, je dois rappeler que durant toute une semaine d’incarcération et de supplice au Commissariat Central du Maârif à Casablanca, Jaber n’avait divulgué aucune information à ses tortionnaires, ni sur son identité réelle ni sur les adresses ni sur les « sièges » clandestins où résidaient ses autres camarades, et où les agents de la BNPJ allaient dénicher les « trésors » que constituaient les innombrables documents écrits qui allaient servir à merveille le déroulement des interrogatoires, une fois stockés et triés à Derb Moulay Chérif! Du coup, il est tout à fait légitime aujourd’hui de se poser une ou deux questions d’ordre pratique ! Ne fallait-il pas quitter les lieux, une fois connue l’arrestation de Jaber? Ne fallait-il pas détruire en toute urgence les documents qui se comptaient par centaines entre ordres du jours, listes de présence aux réunions avec mention des pseudonymes, résumés/commentaires des différentes interventions à ces réunions, tracts, manuscrits et revues clandestines…etc. ? Pour ma part, en réponse à ces questions, si j’avais été encore aux commandes de l’organisation, c’est ce que j’aurais fait. Les camarades ne l’ont pas fait, commettant ainsi une erreur monumentale, qui allait être fatale pour eux-mêmes et pour leurs organisations !

Or, qu’est-ce qui était arrivé à ces documents une fois embarqués au Derb Moulay Cherif, après les arrestations et les fouilles des lieux de résidence clandestins ? Très simple ! Durant les interrogatoires, les camarades me les avaient mis sur le dos, dans leur quasi totalité ! Deux grandes caisses d’au moins 1m³ chacune et plusieurs autres moins grandes, remplies des fameux documents de toute sorte. Des preuves matérielles d’incrimination, palpables, concrètes et irréfutables ! Que s’était-il passé pendant les interrogatoires, durant les trois mois où je n’avais pas encore atterri à Derb Moulay Chérif ? J’imagine qu’à un moment donné, les responsables de la BNPJ avaient décidé de consigner les Procès Verbaux (PV) individuel des détenus, en vue de les traduire devant la Cour du tribunal criminel dont le jugement n’allait avoir lieu que deux années plus tard, lors du fameux procès de 1977 à Casablanca, plus connu par l’appellation en arabe, sournoisement ambiguë, de « السرفاتي و من معه » dont l’équivalent en français serait : « Serfaty et ses complices ». Mes camarades s’étaient-ils concertés avant de passer aux aveux ? Je comprends la très difficile situation dans laquelle ils s’étaient trouvés.

Avaient-ils décidé de mettre les documents à mon compte parce que j’étais l’un des « dirigeants » de l’Organisation, de surcroît démissionnaire et absent de l’enceinte du Derb ? L’exil des opposants, recherchés par les Services de la Sureté Nationale, ayant été monnaie courante, pensaient-ils que j’avais pris la fuite et rejoint les autres camarades en France ? Je n’en sais absolument rien. Je n’en ai jamais parlé, ni posé de questions à aucun parmi les camarades codétenus parce qu’ils me tenaient en quarantaine lorsqu’on s’était retrouvé à la Prison Centrale de Casablanca (en 1975), après avoir quitté Deb Moulay Chérif, ou même à Kénitra, après notre condamnation en 1977 ou à Settat, en 1978 pendant notre transfert après la grève de la faim.

Résultat: une fois atterri à Derb Moulay Cherif, je me suis retrouvé enfoncé jusqu’au cou dans les tourbillons du déchiffrage de ces centaines de documents et dans l’obligation de donner des explications respectivement à chaque pièce, chaque bout de papier. Il fallait commenter la moindre annotation, le moindre renvoi ! C’étaient de véritables et durs moments de torture cérébrale et morale, auxquels j’ai été exposé durant de longues semaines ! je fus précipité de la sorte dans les abîmes périlleux des interrogatoires fleuves et de confrontations avec les camarades ! Au fil de la narration, je ferai une description détaillée de mes supplices et mes tourments durant la traversée harassante que j’ai dû faire dans cette géhenne.

Il est évident que lors des interrogatoires, après le transfert de Jaber et des autres camarades à Derb Moulay Chérif, mon identité et mes coordonnées furent révélées aux enquêteurs. Bien! Mais Jaber ne connaissait ni mon nom de famille, ni mon prénom, ni mon adresse. Donc ce n’est pas lui qui avait livré mon nom aux agents de la BNPJ. A ce propos, je n’ai jamais cherché à savoir qui parmi les camarades de 23 Mars m’avait dénoncé. Qui plus est, je n’en ai jamais parlé à quiconque ni voulu de près ou de loin à ce camarade anonyme qui n’a pas « résisté » à la torture et a été la cause de ma « perte ».

Ainsi donc, bien que je n’eusse plus été membre de 23 Mars, depuis ma démission du Bureau Politique dans un premier temps, puis de la Commission Nationale de l’Organisation dans un deuxième temps et finalement de toute l’Organisation de manière officielle et responsable (avec ma démission par écrit), six ou sept mois plus tôt, je devins l’une des proies parmi les plus recherchées par les limiers de la BNPJ.

Deuxième partie 

Pourchassé, traqué par les agents, j’avais pu leur échapper à maintes reprises. Si je mets de côté mon éveil et l’expérience que j’avais accumulée durant les six années que j’avais passées dans l’action clandestine, en ma qualité de « révolutionnaire professionnel« , c’était surtout grâce à la bienveillance active des membres de ma famille que j’ai pu échapper à plusieurs reprises aux agents de la BNPJ.

Je pouvais quitter le pays et m’exiler. C’est ce qui semblait le plus sage aux yeux de mes proches. Mais j’avais pris la décision ferme de ne pas le faire, pour des raisons éthiques que je donnerai au fil de la narration.

Finalement, après trois mois et demi de cavale, des jours et des nuits de vie en clandestinité, tantôt dans le reniement de soi et le doute généralisé qui me broyaient la conscience et l’esprit, tantôt dans l’insouciance et la joie du partage avec mes proches, j’ai fini par atterrir dans les filets de la BNPJ! Et ce, de mon propre gré, puisque le 5 février 1975, je me suis « constitué prisonnier ».

Je dois noter à ce propos que j’en avais avisé mon camarade Semhari lors d’une première rencontre et à la deuxième, il s’était fait accompagner du camarade Brahim Yassine. Nous nous étions retrouvés tous les trois au bord de l’Océan atlantique, non loin d’El Ank, tout près de l’endroit où sera érigée la grande Mosquée Hassan II, vingt années plus tard. Les deux camarades voulaient à tout prix et sincèrement me convaincre de revenir sur ma décision. Nous avions débattu longuement de tout. Ils m’avaient proposé leur soutien pour m’exiler en France. Rien à faire! Voyant que je ne reculerai pas, ils m’avaient conseillé de ne pas me précipiter et que s’il fallait que je me livre à la Sûreté Nationale, il vaut mieux retarder l’exécution de cette démarche deux ou trois mois, le temps que les choses se calment. Et c’est ce qui est arrivé en fin de compte.

Cette décision de me livrer à la Sureté Nationale se présentait comme un acte « suicidaire ». Je l’avais mûrement réfléchie et exécutée avec l’accord et le « parrainage » de certains membres dignitaires de ma famille makhzénienne qui menèrent des « pourparlers » dans leurs sphères relationnelles. Cela avait abouti à ma rencontre avec des responsables de la Sûreté Nationale, dans la demeure de ma sœur Lalla Seddiqia Fekkak Bouamri, que son âme repose en paix.

 

 

  • Alors Khalil, qu’as-tu à nous dire ?

 

Il régnait dans la pièce où on m’avait introduit depuis quelques temps déjà, un silence glacial et pesant. On m’avait fait asseoir sur une chaise. J’avais toujours le bandeau sur les yeux et les menottes aux poignets. Quand je baissais les yeux, à travers les deux petites fentes bas entre mon nez et le bandeau qu’on m’avait mis sur les yeux, je pouvais distinguer à 180 degrés à la ronde une vingtaine de chaussures reluisantes, au moins. Si je me fie à mon horloge intérieure, il devait être un peu plus de treize heures de l’après-midi. On avait donc commencé à m’interroger.

Question vague et redoutable dont l’écho de la voix métallique qui l’avait entonné me ramena à la conscience aiguë de mon accablante solitude.

J’étais dans la situation de quelqu’un qui se retrouve subitement au bord d’un immense précipice. Pris au dépourvu parce que je ne m’attendais pas à ce genre de questions, j’ai continué à me taire. Bizarre! Je m’attendais plutôt à des actes de violence. Dans ma tête, il n’y avait plus rien, aucune idée, aucun souvenir, aucune image. Figé, mon esprit était vide. Une page blanche. D’un tempérament plutôt cérébral et de nature intuitive, je devais percevoir à coup sûr la complexité sémantique de la question tout autant que sa nature « diabolique ». Mon inertie et mon silence se sont tout à coup métamorphosés en une suite d’énoncés que j’exprimais d’une voix très posée. Et ma réponse fut spontanée, directe et entière.

-Je ne vous cache pas que j’ai très peur de la torture. Je répondrai à vos questions. Je ne mentirai pas. Mais il y a des choses dont je ne parlerai pas. Des choses concernant les membres de ma famille ou d’autres personnes de mon entourage que j’ai déroutées, en les entraînant dans des actes dont ils ne connaissent ni l’issue ni le but réel que je cherche à atteindre. Et s’il faut que je subisse la torture pour cette raison, je suis prêt à la subir, malgré ma grande peur. Je ne vous défie pas. Pardonnez-moi, mais hier, en décidant de me livrer à la Sûreté Nationale, la parole m’a été donnée par le Commissaire W et la personne qui l’accompagnait, en présence des membres de ma famille, que vous alliez respecter notre accord de principe.

Mes « hôtes » se taisaient. Je sentais qu’ils m’écoutaient avec le plus grand intérêt mais aussi paradoxalement que cela puisse paraître, ma peur avait progressivement diminué avec ma prise de parole « aveugle », totalement improvisée.

Mentalement, je m’étais très bien préparé durant des mois à ce moment fatidique, à cet acte « suicidaire ». J’avais beaucoup réfléchi depuis ma démission officielle de l’Organisation. Et ce, bien avant le déclenchement de ces arrestations tragiques qui ne m’avaient point surprises.

-Pour une fois, voilà un discours inhabituel ! S’exclama quelqu’un, d’un ton qui ne m’a pas semblé railleur.

-Bon ! C’est l’heure du déjeuner ! Tu vas aller manger, avec les moyens de bord ! M’annonça la voix métallique dont j’allais découvrir par la suite, au fil des interrogatoires, qu’il s’agissait de celle du Commissaire Yousfi Kaddour.

Il avait peut-être jugé qu’il fallait mettre un terme à cette situation inédite. Je n’en sais rien ! Mais à partir de ce moment là, j’avais un réel sentiment de soulagement. Comme si je venais de passer une épreuve très difficile, sans beaucoup de dégâts.

Une voix m’ordonna de me lever, et quand on m’avait amené dans cet endroit, quelqu’un me prit avec fermeté par le bras, me fit sortir et m’emmena à travers des sortes de labyrinthes pour enfin m’introduire dans une pièce servant apparemment de garde-robe. Je le sus quand il m’enleva le bandeau des yeux et les menottes qui m’enserraient les poignets. Dans cette pièce, il y avait une petite table et des étagères au dessus, pleines de chemises et de pantalons kaki. Mon geôlier, la cinquantaine, était mince, agile, la voix posée et assez rassurante. C’est ce que j’ai senti envers cet homme, à la différence de la brutalité souvent féroce et grossière des autres cerbères que j’allais découvrir au fur et à mesure, pendant les 9 mois de séquestration que j’allais passer au Derb, dans l’isolement le plus total.

Nemara diyalek h’na, tlata ouachrine!

-Ici, ton numéro matricule, c’est 23 ! Me dit-il. Tu ne dois parler à personne et si tu veux aller aux toilettes, appelle l’haj ! Me dit-il d’une voix ferme, menaçante.

Je l’écoutais. Il me toisait de haut en bas avec une sorte de moue que je n’arrivais pas à discerner. Est-ce qu’il m’en voulait d’avoir « mal agi » pour me retrouver dans ce lieu sinistre ? Est-ce que je lui rappelais l’un de ses fils ? Devait-il se dire que ces « enfants de bourgeois ou de féodaux ne sont bons à rien » et nous maudire ?

_-Kharraj ila Andak chi haja fi jiabek! Ouhayed lahouyej! -Fais sortir ce que tu as dans les poches et déshabille-toi ! M’ordonna-t-il.

Je m’exécutais et faisais sortir de mes poches ma carte d’identité nationale, mon permis de conduire et des billets d’argent que ma sœur Lalla Essiddiqia que nous appelions Khiti, avait insisté à me remettre très tôt ce matin-là, avant qu’on ne vienne me chercher et m’emmener au Commissariat Central du Maârif. Que son âme repose en paix.

J’ai tout remis au haj qui m’observait. Il fit sortir une enveloppe du tiroir de sa table et y mit mes papiers et mon argent. Je le regardais faire.

_-Hayd lhoueyj ! Enlève les vêtements ! M’ordonna-t-il, pour la deuxième fois. Et il se remettait à m’observer, calmement. Avait-il reçu des instructions pour me ménager ? Etait-il intrigué par l’allure ou la touche de mon habillement ? Peut-être ! Ça peut être envisagé parce que le matin, Khiti et Natija, ma nièce, avaient insisté pour que je sois habillé avec élégance. Par conséquent, j’avais mis mes habits les plus chics: veste à carreaux, chemise et pantalon en flanelle assortis et des bottes en cuir marron. Avec mes cheveux longs, on dirait que je venais à une réception mondaine ou à une fête de mariage.

Alors que j’enlevais mes vêtements, le Haj tendait le bras vers l’étagère la plus proche de lui, en retirait une chemise et un pantalon qu’il me refila dès que j’eus terminé de me dévêtir. Il m’ordonna d’enlever le slip aussi et de ne revêtir que la chemise et le pantalon kaki. Je m’exécutais calmement. J’allais découvrir que c’était mieux ainsi, parce qu’avec les hordes de poux qui dévoraient notre corps, le slip aurait pu être l’endroit idéal pour eux et l’enfer pour moi.

Une fois rhabillé, le bienséant geôlier me remit les menottes aux poignets, le bandeau sur les yeux et m’emmena à travers d’autres couloirs pour enfin m’introduire dans une cellule humide et froide. On était en plein hiver. Debout, je distinguais de petites portions du sol sur lequel était étalée une couverture militaire pliée. Le geôlier me poussa vers elle.

-Allez ! Etends-toi là sur la couverture. Tu ne dois jamais te lever, tu restes étendu et tu ne touches pas au bandeau ! M’ordonna-t-il dans un ton autoritaire, cette fois-ci. S’il y a quoique ce soit, tu appelles Haj! Compris ?

Je l’écoutais sans mot dire. Puis il se retira.

Une fois étendu sur la couverture, à même le sol, je commençais à découvrir les murs de ma cellule. Ils étaient vétustes et sales. Passé un moment, quelqu’un est venu me demander qui j’étais. A peine si je l’entendais parler parce qu’il chuchotait à mon oreille. Il m’a posé plusieurs questions mais ça ne dépassait pas mes tympans. Je me méfiais. Il voulait peut-être jouer l’intermédiaire entre les camarades détenus et moi-même. Mais j’avais refusé d’entrer dans son jeu. J’avais pris la décision de n’avoir confiance en personne. De plus, il fallait que je garde la pleine maîtrise de mon plan d’action.

Troisième partie

En fait, depuis les arrestations de Laâbi, Herzenni, Anis Balafrej, Berdouzi, Assidon, Derkaoui avec d’autres camarades opérées par la BNPJ en 1972 et leur condamnation, le camarade Jaber vivait dans la clandestinité parce qu’il était sur la liste des éléments dits « subversifs » de l’extrême gauche et qu’il avait été condamné à perpétuité par contumace, en 1972. Moi aussi, je figurais sur cette liste mais sous mon pseudonyme « Brahim ». C’est que, même en ayant été torturé pour révéler mon identité aux tortionnaires, Ahmed Herzenni ne l’avait pas fait. Par conséquent, je pouvais circuler sans inquiétude à travers les villes et la campagne du Royaume et me déplacer quand je voulais à l’étranger, notamment en Algérie, en Espagne ou en France. Je faisais ainsi la coordination entre les différentes instances de notre Organisation clandestine à l’intérieur des frontières et l’extérieur entre 1972 et 1974, jusqu’à ma démission de l’Organisation.

Sous la torture, le camarade Jaber a avoué son identité réelle et son statut politique. Il s’en est suivi d’autres aveux. De la sorte, en possession d’informations sur les adresses, les dates et les horaires des rendez-vous des militants, la BNPJ organisa des filatures, procéda à des fouilles dans les caches secrètes et entreprit des arrestations éclairs et massives.

Mon nom et mon adresse ont été donnés. Je ne sais pas qui l’avait fait et je n’ai jamais cherché à le savoir. Cinq ou six jours après l’arrestation de Jaber, des agents sont venus à la maison où j’habitais avec ma mère. J’étais absent et sur mes gardes même au CPR de Hay Hassani où je m’étais inscrit en tant qu’élève professeur de mathématiques cette même année scolaire (1974-19975).

Complexe et sans répit, mon interrogatoire allait durer des jours et des nuits, des semaines et des mois! Un véritable calvaire que j’ai choisi de vivre en toute conscience, puisque la veille comme je l’ai mentionné plus haut, j’avais négocié mon arrestation.

Les trois mois de « fuite » m’avaient permis de renouer les liens avec les membres de ma famille qui m’avaient hébergé à Casablanca et dans la plaine des M’zab, à Ben Ahmed et à Reggada, l’ancienne et prestigieuse Kasbah de mes ancêtres, surplombée par le mont Moggarto, légendaire très connu dans les Mzab et dans les annales coloniales pour avoir été le dernier bastion de la résistance des tribus de la Chaouia à l’invasion du corps d’armée française sous le commandement du Général Drude et du Général D’Amade après lui en mars 1908, après le bombardement de Casablanca en Août 1907 par la Flotte tricolore sous le commandement du l’Amiral Philibert.

Cette décision ultime, voire « suicidaire », dont j’avais mis au courant mon ancien camarade et ami Semhari, membre du Comité National de 23 Mars, avec lequel j’avais maintenu le contact un certain temps malgré ma démission de l’Organisation clandestine, je l’avais donc mûrement réfléchie et organisée avec un total et actif soutien des membres de ma famille, hommes et femmes.

Le résultat de ces événements chaotiques, tout le monde le sait aujourd’hui, fut tragique et lourd de conséquences. Les fondations du Mouvement marxiste-léniniste marocain représenté essentiellement par les organisations révolutionnaires clandestines 23 Mars et Il Al Amam allaient être irrémédiablement et durement démantelées, en l’espace de trois ou quatre semaines.

J’avais effectivement participé à la naissance et à la mise en route de cette Organisation révolutionnaire clandestine ; notre but ayant été de préparer les conditions qui mèneront à la Révolution politique sociale. Celle-ci étant par ailleurs, dans notre mode de pensée « déterministe », une finalité incontournable de la lutte des classes.« Le pouvoir est au bout du fusil ! » clamait entre autres Mao Tsé Toung, dans la lignée des Bolchevicks. Et dans leur sillage, je m’étais fixé pour tâche stratégique, avec mes autres camarades, de renverser la Monarchie par le moyen de la Lutte Armée !

Nous avions ainsi l’intention de remplacer le Régime monarchique par un système républicain transitoire. Les communistes léninistes et staliniens parlaient, à propos de cette phase de la Révolution, de l’ « Etape de la Révolution Démocratique  Nationale», alors que les maoïstes parlaient de l’ « Etape de la Révolution Démocratique Populaire» fondée sur « l’alliance» de la classe ouvrière et des paysans pauvres, « représentés » par le « Parti d’Avant-Garde » qui devra encadrer et diriger les « masses populaires » pour les amener en fin de compte à la Dictature du Prolétariat.

En tant que « révolutionnaire professionnel » dans la terminologie conceptuelle bolchevique, dont je fus très fier de porter l’étendard pendant un certain temps, j’avais en effet adopté plusieurs pseudonymes, selon les secteurs d’action et les tâches. J’étais tantôt Brahim, tantôt Khalil pour les uns ou les autres, ou encore Toumert.

Huit mois avant ces arrestations de Novembre et celles qui vont les suivre en décembre 1974, puis en janvier et février 1975, j’avais pris la décision de présenter ma démission officielle, par écrit, aux membres du Comité National de 23 Mars.