À l’occasion du 22è anniversaire du décès de Hassan II, qui sera commémoré le 23 juillet 2020, Rachid Fekkak, ancien membre dirigeant au sein de l’organisation “23 Mars”, revient sur le règne de ce grand roi. Dans ce récit autobiographique, confié exclusivement à lecollimateur.ma, l’auteur projette une lumière crue sur le passé qu’il assume avec un courage exemplaire tout en invitant ses anciens camarades à l’exercice salutaire de l’autocritique.
Dans cette 4è partie de son récit autobiographique, Rachid Fekkak revient sur son enfance à M’Zab et les débuts d’un parcours intellectuel, artistique et militant atypique.
4ème Partie
L’enfant et l’adolescent des Mzab
Je suis né un certain jour du mois de décembre de l’an 1949 à Kasbat Regada, l’une des capitales historiques de Tamesna dont les tribus de Mzab faisaient partie et qui vacillait entre le Blad Siba et le Blad El Makhzen.
Tamesna, c’était plus ou moins l’équivalent de l’actuelle région de la Chaouia. dont les tribus des Mzab n’en constituent qu’une fraction à côté d’autres, notamment les Ouled Hriz et les M’dakra.
Par mon père, j’appartiens à la lignée des Maârif-Ouled Bannour et par ma mère, à celle des Idrissides-Amrani de Fes.
Sidi R’chid! Me disait ma mère. Je t’ai donné le prénom de Babaya, Moulay R’chid. Ton grand-père était parmi les plus brillants Mousammi’ine de Fes. Ah! Quand il chantait, les anges descendaient du ciel pour entendre sa voix!
Babaya, c’est le sobriquet que ma mère prononçait à l’endroit de son papa quand elle nous parlait de lui et quand elle disait Mousammi’îne, il s’agit des choristes du Sama’â, l’un des plus beaux chants et complaintes spirituelles dans les pratiques du soufisme.
A l’âge de quinze ans, je quittais le Collège Ibn Abbad de Settat dans lequel j’avais passé les trois années du premier cycle du secondaire. Mes parents m’y avaient inscrit en 1961 et placé dans l’internat parce que dans notre petit patelin, Ben Ahmed, il n’y avait pas encore de collège à cette époque, à la différence de nos deux villes voisines, Khouribga et Settat, qui étaient dotées d’Etablissements secondaires.
Pourtant, cinquante années plutôt, après l’invasion de la Chaouia par l’armée française en 1907-1908 et la mise en place du Protectorat français dans le pays en mars 1912, Ben Ahmed était devenue un Centre administratif, le « Chef-lieu » des célèbres tribus des Mzab, réparties historiquement en deux sous-ensembles fratricides depuis l’an 1867 sous le règne du Sultan Mohammed IV, les Mzab Aâchach et les Mzab M’lal.
Toujours est-il que l’Administration coloniale avait installé dans la petite ville de Ben Ahmed deux écoles primaires. Et ce, après la deuxième guerre mondiale. Peut-être même bien avant. Une école pour les filles et une autre pour les garçons. Bien entendu, la majorité des élèves venait de familles françaises, à part quelques exceptions. Ceci dit, je dois souligner un fait significatif. C’est qu’en plus de ces deux écoles primaires, l’Administration française avait mis en place un établissement technique qui était destiné aux élèves âgés, appartenant aux familles marocaines du bled.
Plus tard, à la fin des années cinquante, nous tous, petits et grands élèves, allions tirer un grand profit didactique de cette bâtisse grâce à Monsieur Arnaud, le maître incontesté des lieux. C’est grâce à lui que notre sensibilité rudimentaire et ingénue, allait être ébranlée pour le restant de notre vie, sans aucun remède, par la magie du cinéma! Cet instituteur, légendaire dans la mémoire des enfants de ma génération, était mince, de petite taille, les cheveux hérissés et toujours coupés courts, au millimètre près! On ne le voyait qu’en blouse grise, tout le temps. Il était agile, ferme, dégourdi et pédagogue. Cet homme si simple, si petit et pourtant si grand dans notre entendement nous avait fait connaître et aimer jusqu’à l’idolâtrie Charlie Chaplin, Laurel et Hardi, Ali Baba et les quarante voleurs, Gary Cooper, les indiens et les cow-boy du Far-West. Que de rêves et de souvenirs indélébiles! On attendait avec impatience ces moments prodigieux durant lesquels monsieur Arnaud nous faisait frémir de joie ou de frayeur, en nous faisant partager la vie de ces héros légendaires par la projection de films en noir et blanc qui racontaient leurs histoires fabuleuses et nous faisaient tordre de rire avec leurs farces hilarantes, dans le fameux grand Atelier de son Etablissement technique.
A l’inverse de cet enchantement nourri par la magie de l’image, je n’arrivais pas à saisir ce qu’on m’enseignait en classe! Tout petit enfant, j’avais beaucoup de difficulté à déchiffrer le sens des mots, les choses et les relations qui pouvaient exister entre elles. Qu’il s’agisse de la langue d’Al Jahiz ou celle de Molière, par ailleurs! Les deux systèmes linguistiques me faisaient souffrir. Tout était pour moi d’une abstraction insurmontable! Qu’il s’agisse de la l’arabe classique ou du français. Ce fut l’une de mes hantises, à l’époque!
Comment arriver à déchiffrer et à apprendre ce qu’on m’enseignait? J’étais très perturbé, très malheureux parce que je savais que je « ne comprenais pas ». Le plus grave, c’est que je me sentais coupable! Du fait même que je ne comprenais pas et que je n’arrivais pas à bien transcrire les lettres, les mots et les phrases sur les pages de mes cahiers! Mon supplice était que je ne pouvais ni m’expliquer cela ni en faire part à quiconque. Le hic, c’est que j’avais beaucoup de mal à mémoriser! Et il fallait réciter par coeur! Sinon on connaît la suite! Les coups de baguettes sur les doigts de nos maîtres français ou la falaqa! Cette horrible punition qui consistait à porter le coupable sur le dos d’un de ses camarades de classe et une fois bien coincé à recevoir sur les fesses ou la plante des pieds les coups de bâton ou de ceinture que la main généreuse de nos maîtres marocains nous dispensait!
Voilà une grande partie de ma vie d’enfance. Livré à la détresse d’une scolarisation difficile. Non pas à cause de son statut bilingue mais à cause de l’indifférence générale par rapport au besoin de l’enfant à « comprendre » pour qu’il puisse assimiler! Aujourd’hui encore, il m’arrive d’y penser comme si c’était hier. Avec un mélange de crainte profonde, d’amertume et d’ironie comme pour me venger!
Heureusement, ce calvaire cognitif dû à la complexité des langues classiques arabe et française qui m’avait marqué durant ma prime enfance à l’école n’allait pas trop tarder. Ce fut à partir du CM2 et surtout à la deuxième année du Collège que j’allais commencer à prendre conscience de ma connexion interactive avec l’environnement. Je sentais qu’il m’arrivait quelque chose d’étonnant, de magique presque. C’était en rapport avec mon cerveau! Je commençais à percevoir qu’il fonctionnait! C’était la plus grande transformation qui ait pu m’arriver à cet âge. « Tiens, je commence à comprendre »! Me dis-je en mon fort intérieur, ces fameux jours où j’ai enfin pris conscience de ma raison!
Et c’est ainsi que je suis arrivé ensuite à sauter les barrières et pu finalement, après deux ou trois bons successifs, passer au stade de l’élève éveillé.
Mais je suis resté tout de même un enfant dispersé. Ce qui donnait l’impression que j’étais un élève paresseux.
En fait, je ne l’étais pas. Je n’attachais pas beaucoup d’importance à la révision des cours, c’est tout! Mes devoirs, je leur consacrais très peu de temps. Je n’avais de réel plaisir qu’en m’évadant sur les ailes de mon imagination débridée, dans les univers fantasmagoriques que je m’inventais de manière ininterrompue.
De la sorte, ne fournissant que peu d’efforts quant aux devoirs de classe, je n’ai pas été un élève très brillant, mais j’étais parmi les meilleurs de ma classe, au collège et au lycée. J’arrivais à décrocher des tableaux d’honneur et parfois des encouragements. Jamais de félicitations! Je m’en souciais très peu ou pas du tout! Mes autres centres d’intérêt, c’étaient la vie mouvementée et légendaire des personnages épiques que nous rapportaient les conteurs de la place publique dans les « halqa » ou ceux plus comiques, extravagants, chenapans ou même héroïques que nous révélaient les bandes dessinées et les films en noir et blanc. Sans parler de l’univers des romans photos dont je m’alimentais, une fois atteint l’âge de la préadolescence.
A la dernière année du Collège, le Conseil pédagogique de notre établissement m’avait orienté en section Sciences Maths, sur recommandation de Monsieur Pamphile, notre professeur de mathématiques, bel homme au teint brun foncé, de nationalité française, originaire des Antilles qui avait la carrure d’un athlète, les allures et la prestance d’un Othello!
Les maths! Moi qui pensais que Madame Pamphile, la plus belle femme du Collège (épouse de notre prof de Maths, par ailleurs) qui nous enseignait le français et m’avait fait enfin comprendre et aimer cette langue ne manquerait pas de m’affecter en section Lettres Françaises, du fait que j’étais considéré parmi ses meilleurs élèves dans cette matière. Peut-être s’étaient-ils concerté tous les deux, avant la réunion du Conseil? En tous les cas, j’ai vécu avec ces deux personnes merveilleuses les meilleurs moments de mes douze, treize et quatorze années de mon adolescence.
Suite donc à la décision du Conseil d’orientation, je fus parachuté avec plusieurs autres élèves de ma classe dans le prestigieux Lycée Moulay Abdallah de Casablanca, pour y passer les trois années du Second cycle du Secondaire, y décrocher le Baccalauréat Sciences Mathématiques et peut-être aller faire maths-sup au Lycée Lyautey, dans la perspective d’avoir accès à l’une des fameuses Grandes Ecoles d’ingénieurs en France ou à l’Ecole Mohammedia des Ingénieurs de Rabat.
En fait, durant ce parcours scolaire, je ne savais pas ce que je voulais faire exactement. Je n’avais aucune idée sur la nature de ma formation future ni sur mon avenir professionnel. Je pense que cela était dû au fait que mon père n’était plus de ce monde alors que je n’avais que sept ans.
Ma mère, elle, tenait fermement à ce que nous allions à l’école, mes sœurs, mes frères et moi-même. C’est tout! A la mort de mon père en 1956, elle s’était retrouvée veuve avec cinq orphelins à charge : Lalla Chaïbia, Moulay Abdelaziz, Sidi Ahmed, Lallathoum et moi-même. Elle allait tenir fermement les choses en main et gérer la vie de notre petite famille de la manière la plus coriace, la plus intransigeante. Avec son tempérament inflexible, elle avait pu nous soumettre à une discipline implacable. Bien sûr, elle ne pouvait pas nous aider quant au choix des études à faire. Et on ne peut pas lui en vouloir. Elle n’a pas été à l’école. Une fois marié, elle n’avait pas de contact avec le monde extérieur, hormis les membres de sa famille et ceux de la famille de mon père. Devenue mère et veuve, il fallait que ses enfants soient inscrits à l’école primaire, au Collège puis au Lycée! Avec la condition impérative de poursuivre nos études dans les établissements publics de l’Enseignement moderne, oeuvre des Français, par surcroît! Un point c’est tout! N’oublions pas que l’enseignement moderne avait vu le jour à l’initiative des français! Et à l’époque, juste après l’indépendance de notre pays, cette attitude de ma mère était quelque chose d’exceptionnel! Aucune haine par rapport aux chrétiens, les Nsara, aucun rejet! Un très grand pas de la part de cette femme musulmane élevée dans la tradition, la vénération des ancêtres et la dévotion. Mais elle venait de la capitale des sciences et de la spiritualité, Fès, l’une des rares villes du monde médiéval qui abrita la célèbre Université des Qaraouine! En plus, elle était toute fière d’appartenir à la branche soufi des Idrissides, les Amrani!
Cependant, même en n’étant pas fixé sur les études supérieures que je devais faire, je nourrissais l’espoir de toujours aller de l’avant, d’être parmi les meilleurs. Et je vivais une enfance qui s’accordait bien avec celle de mon pays dont l’élite espérait le faire entrer dans la voie de la croissance et du progrès.
Ainsi donc enfant, je m’éclatais déjà en faisant du théâtre et du chant à l’école primaire, au Collège et au Lycée. C’était, je pense, ce qui avait contribué dans une large mesure à tracer mon parcours dans la vie par la suite, aussi bien sur le plan professionnel que celui de la vie tout court. Je constate en effet aujourd’hui (de part mon activité politique passée, de part ma profession d’acteur et de metteur en scène aujourd’hui ou d’auteur et de scénariste), que je ne fais que « jouer » ou « faire jouer » des rôles à des acteurs et que « mettre en scène » des personnages en situation de jonction ou de disjonction, de conflit ou de clivage!
Lycéens, nous avions le droit en ces temps merveilleux de nous organiser de manière démocratique dans le cadre des Corporations, ces amicales qui nous permettaient d’élire parmi nous des délégués afin de nous représenter auprès de l’Administration du Lycée et lors des réunions du Conseil de l’Etablissement. On nous faisait ainsi l’apprentissage des premiers pas du vivre-ensemble institutionnel, sur la base du droit et de la responsabilité individuelle.
Encadrés par nos professeurs, français et marocains, nous avions la chance d’adhérer à des clubs très actifs : les Clubs d’Histoire, de Sciences Naturelles, de Théâtre, le Ciné-club, le Foyer pour les internes…etc. Faire partie des clubs était une obligation pédagogique. En effet, en chaque début d’année, lorsqu’on venait pour l’inscription au Lycée, il fallait choisir de s’inscrire dans deux clubs d’activité parascolaire quelque soit la section de nos études respectives.
C’est ainsi que j’avais pu m’inscrire, suivre ou plutôt vivre les activités des Clubs de Théâtre et de Cinéma, durant mes trois années d’études secondaires.
Du temps de monsieur La Traite, notre fascinant proviseur communiste, très craint mais hautement admiré, nous avions notre journal-mensuel « Eveil » qui allait bel et bien disparaître après le départ de cet homme de grande valeur.
A mon arrivée au Lycée, j’étais fasciné par l’élégance de mes aînés, surtout leurs capacités littéraires et journalistiques. De leur part malheureusement, nous autres, on ne comptait pas. A leurs yeux, nous n’étions que des gamins, des mioches! Quant aux plus cyniques parmi eux, ils nous regardaient d’en haut. Et nous n’étions à leurs yeux que des blédards, des äroubi! Sans oublier que ce sobriquet de äroubi frisait l’insulte et l’humiliation même s’il a pour origine étymologique l’arabe, le nomade des déserts de la péninsule arabique.
Donc des blédards! Ce qui ne faisait que creuser la honte d’être classé dans la catégorie des ignorants. C’est vrai que Baudelaire, Zola ou Flaubert, Diderot, Montesquieu, Voltaire et consort étaient pour nous autres, jeunes élèves originaires des plaines de la Chaouia, des Doukkala et des Abda, des personnages mythologiques, supérieurs, transcendants et donc inaccessibles à notre entendement. Mes amis berbères, très rusés par ailleurs, se moquaient de nous autres à leur tour, du fait qu’ils n’étaient pas concernés par ce rabaissement ! Ils n’étaient pas arabes comme ils disaient mais chleuhs, amazighs et que par conséquents ils n’entraient pas dans la classification du blédard! Tout cela n’avait heureusement aucune connotation raciste et la plus part du temps, on s’en amusait. A l’école primaire déjà, on nous avait appris que les premiers habitants du Maroc étaient berbères!
Pourtant, même avec la conscience de cette infirmité d’être des âroubiyas (âroubi au pluriel) qui nous diminuait, j’aurais aimé avoir la fierté d’être en mesure d’écrire aussi, au moins un article dans le mensuel Eveil du Lycée. Mais j’étais conscient que je n’en avais pas l’aptitude et je m’en voulais. Aujourd’hui, il m’arrive de penser que ce sentiment qui nous rendaient inférieurs m’avait fortement marqué. Et que c’est peut-être l’une des causes subjectives majeures de mon attachement à la culture et à l’écriture, dans la langue française!
De par le contact avec mes camarades et mes professeurs et de par moi-même, c’est-à-dire de par mon très jeune âge, mon tempérament psychologique extraverti et mon appartenance à un clan familial jouissant historiquement d’un leadership temporel et spirituel, de par aussi un concours de circonstances historiques nationales et internationales, et surtout de part les représentations mentales sur la justice et les droits (représentations idéologiques dont je donnerai les détails au fil de mon récit), je me retrouvais dans la peau d’un jeune adolescent contestataire, agitateur, portant de l’intérêt à la revendication en particulier et à la culture de la révolte en général. A titre d’exemple, en plus de l’agitation et des grèves à l’internat, je participais aux défilés de la Fête du travail, organisés chaque 1er Mai de l’année par l’Union Marocaine du Travail (UMT : Mai 1965 et Mai 1966) le long de la grande Avenue des FAR, à Casablanca. J’aimais bien la voix fluette et pourtant si forte avec son accent particulier du tribun Mahjoub Ben Seddiq, le Secrétaire Général de la célèbre Centrale Syndicale marocaine.
Ce sont certainement des causes directes qui firent que je devins parmi les agitateurs spontanés de l’internat et des manifestations de lycéens du 23 Mars 1965 à Casablanca, à cause de la fameuse circulaire interdisant aux élèves âgés de plus de 16 ans de redoubler la troisième année secondaire (année du «brevet») dont l’auteur était Youssef Belabbès, le Ministre de l’Education Nationale à cette époque.
Avant de se métamorphoser en rébellion violente, la contestation des lycéens était paisible au départ, c’est-à-dire en ce lundi 22 mars, premier jour de la semaine. Le Comité de Coordination auquel participaient certains parmi nos camarades de l’Internat avait d’abord décidé, pendant les réunions du week-end, de tenir des sit-in dans les enceintes de nos établissements respectifs : les Lycées Mohammed V, Moulay Abdallah, Fatima Zahra, Chawki, El Khawarizmi, Ibn Toumert…etc. Que ce soit dans le réfectoire, le dortoir ou la cour de récréation, nos délégués nous informèrent de la décision ultime de la tenue d’une rencontre de tous les Lycéens de Casablanca, au Lycée Mohammed V, le lundi 22 mars en après-midi.
La matinée avait donc servi à nous préparer. Puis une fois terminé le déjeuner, on est sorti pour retrouver nos camarades externes dans le boulevard Modibo Keita, devant la grande entrée de notre Lycée. Une fois les rangs formés, la marche s’ébranla en direction du Boulevard 2 Mars, l’une des grands avenues de Casablanca qui reliait le centre de la ville à sa périphérie et qui passait tout près du palais royal. Je faisais partie du service d’ordre du défilé. Au rythme de nos pas, on entonnait nos slogans revendicatifs « Assez! Assez! L’enseignement est en danger »!. Les agents de police de la circulation qui se trouvaient en ce moment dans les carrefours étaient surpris. Mais il faut noter qu’ils réglaient spontanément le flux des véhicules en fonction du très long défilé, faisant ainsi arrêter les automobilistes à notre passage. Notre manifestation en cette après-midi du lundi 22 Mars était pacifique et très bien ordonnée.
Enfin comme prévu, nous nous sommes retrouvés par milliers au Lycée Mohammed V, vers 15 ou 16 heures de l’après-midi.
De là, toujours en rang et avec notre propre service d’ordre, nous sommes repartis en direction du centre de la ville, filles et garçons.
Par un concours de circonstance, je me retrouvais dans l’aile de la Manif géante qui allait être chargée par les Sections Mobiles d’Intervention au croisement du Boulevard Zerktouni et celui du 2 Mars!
Je me retrouvais au Centre de la ville, à l’ancienne médina, tout près de la Bhaira qui allait être rasée par incendie quatre ou cinq années plus tard, pour y voir implanté l’actuel Hôtel Hayt Regency. Ces manifestations n’allaient pas tarder à se transformer en événements sanglants à partir de mardi 23 mars après-midi.
Tard le soir, mon frère aîné Aziz Fekkak, interne au même Lycée que moi, ne revint pas. J’en ai déduit qu’il avait été arrêté, à l’instar de milliers d’autres lycéennes et lycéens. Il avait disparu ainsi durant deux semaines. Il nous dira après sa libération qu’il était parmi les jeunes que la police avait planqués après leur arrestation, dans l’enceinte de la Foire Internationale de Casablanca et que malgré la promiscuité et les dures conditions d’accueil, les agents ordinaires de la sécurité casablancaise n’étaient pas inhumains dans leur totalité, à part quelques surchauffés.
Créativité et théâtre au Lycée
Je n’oublierai jamais de même, que ce proviseur aux qualités pédagogiques et humaines inégalables, nous permettait à nous-autres élèves internes, nous encourageait faut-il dire, à aller voir les pièces de théâtre professionnelles jouées au Théâtre Municipal de Casablanca, détruit à l’unanimité des voix par les membres du Conseil Municipal de cette même ville, 20 années plus tard, à l’époque du ministre de l’Intérieur Driss Basri!
Moyennant une participation très symbolique, de l’ordre d’un dirham le billet, on avait droit à un bus, loué ou prêté par la RATC, qui nous emmenait au théâtre, le soir du samedi et nous ramenait à l’internat à la fin du spectacle. Je me rappelle encore de Bajazet une des fameuse pièce de théâtre de Racine jouée par une troupe française, de Mabrouk l’ adaptation de » En attendant Godo » de Samuel Beckett faite par Tayeb Seddiki et plus tard de son » Moummou Bou-Khorsa » adaptation de Amédée ou comment s’en débarrasser d’Eugène Ionesco.
La dernière fois qu’on nous permit d’aller au théâtre une certaine nuit de l’année 1964, nous revenions tard; nous trouvions le quarter Polo en effervescence parce que Cheikh El Arab était encerclé par les policiers, ce qui allait dégénérer à une confrontation violente, avec usage des armes à feu des deux côtés.
Dans nos activités créatives au Lycée, je me délectais. Avec mes camardes lycéens, on était avides d’expression et d’autoformation. Dans le cadre du Club de théâtre, j’ai participé en 1965 à la pièce de théâtre Galiléo-Galiléi de B. Brecht, mise en scène par M. Guy Mallet, donnée en représentation au mois de juin dans l’enceinte de notre Lycée même et au Théâtre de la FOL, à la fin de l’année scolaire. L’année d’après, nous entreprîmes de répéter Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand qui n’avait pu se faire finalement. Pourquoi? Je n’en sais rien… peut-être à cause des bouleversements politiques après Mars 65? Peut-être à cause du départ de M. La Traite, notre proviseur très éclairé mais très craint tout aussi bien pour sa rectitude que pour son sérieux ?
Rêve d’adolescent évaporé
Me voyant intéressé à l’art ( Théâtre et Cinéma ) , monsieur Guy Mallet, l’animateur de l’Atelier-Théâtre du Lycée, me fit inscrire au Concours d’entrée au Lycée Technique d’Etat de Photographie et de Cinématographie sis à Paris, 8, rue Vaugirard.
L’administration de cet établissement de grande renommée me répondit alors qu’il fallait attendre encore un an, vu mon âge. Mais l’année d’après je n’étais plus autorisé à me réinscrire au Lycée, suite à un renvoi injuste.
J’avais pour professeur d’arabe cette même année, M. A. Douieb membre du PCM interdit, qui se plaisait à m’appeler « Napoléon » à cause de mon blouson de cuir noir.
L’histoire de ce blouson de cuir est très révélatrice du Maroc des années 60 du siècle dernier. (concours lycéens par l’intérieur : Colonel Bougrine , Gouverneur de Casablanca) pour Monsieur Douieb avait quelques réticences à nous parler franchement de ses convictions communistes. Il y avait aussi M.Guy Martinet, professeur d’histoire dans notre Lycée et censeur au Lycée Mohammed V. Lui, me semblait-il, bravait les dangers et nous parlaient dans la cour même en plein-air, de la légitimité de nos actions de lycéens et de nos Droits, de la préparation de la Tricontinentale par Mehdi Ben Barka dont il fut l’ami.
Madame Lascoux, mon professeur de littérature française, une femme exquise me chargea un jour de préparer un exposé sur le mouvement ouvrier en France. Elle était elle-même grande humaniste socialiste ou trotskyste ( je ne comprenais pas beaucoup ces choses-là en ces temps-là.) Nous avions au programme de cinquième année, c’est-à-dire l’année juste avant celle du Bac, » Gérminal » de Zola. Elle me fournit des documents, des bouquins pour la plupart. C’était mon premier contact avec le naturalisme, la classe ouvrière, le capitalisme, l’exploitation, le syndicalisme, l’anarchisme et le communisme.