RACHID FEKKAK: « MA PRIME ADOLESCENCE ET LA POLITIQUE »

À l’occasion du 22è anniversaire du décès de Hassan II, qui sera commémoré ce 23 juillet 2020, Rachid Fekkak, ancien membre dirigeant au sein de l’organisation “23 Mars”, revient sur le règne de ce grand roi. Dans « Ses carnets secrets sur le règne de Hassan II », récit autobiographique confié exclusivement à lecollimateur.ma, l’auteur projette une lumière crue sur le passé qu’il assume avec un courage exemplaire tout en invitant ses anciens camarades à l’exercice salutaire de l’autocritique.

Comme l’indique le titre de cette 5è partie de ce récit autobiographique, l’auteur revient sur ses premiers rapports à la politique. Bonne lecture.

5ème Parie

Ma prime adolescence et la politique

Au Lycée, j’étais parmi ceux parmi les jeunes élèves qui lisaient Attahrir (Union Nationale des Forces Politiques) et Al Moukafih (Parti Communiste Marocain) que malgré le fait qu’ils étaient très osés, pouvaient être diffusés quand ils ne sont interdits de publication (pour quelques jours si je ma rappelle bien). Rappelez-vous, nous sommes à l’ère de Hassan II.

 Nous suivions les élections parlementaires et les débats au Parlement (1962-1963), soit par le biais de la radio, soit par le biais de la télé, pour ceux dont les parents possédaient un poste tv. En parlant de télévision, ce qui m’étonne aujourd’hui, c’est que je ne garde comme souvenir d’enfance de ce que j’avais vu à l’âge de 11 ans en janvier 1961, que la Conférence de Casablanca présidée par Feu Mohammed V et à laquelle avait assisté Jamal Abd Nasser! Je garde tout aussi bien le souvenir de Hamlet de Shakespeare interprété par Afifi et retransmis à la télé.

 Nous nous intéressions à la vie politique de notre pays, au monde arabe et à la politique internationale. Nous avions de la fierté, une volonté inébranlable de réussite.

Par une sorte de regroupement géographique « régionaliste » , nous formions au Lycée M.A., nous, élèves originaires de Ben Ahmed dont mon ami Ahmed Ryad et moi-même, une espèce de cercle informel acquis spontanément à l’UNFP et opposé à l’Istiqlal.

Des élèves brillants nous avaient précédé de quelques années: mon cousin feu Mustapha Maâroufi, Himdi, le Wali et grands ami des cinéastes, Mustapha Derkaoui et Krimou qui était l’un de nos maîtres d’Internat, et bien d’autres, internes ou externes.

 On était plus jeunes, mon frère Aziz et moi-même. Mon ami Ahmed Ryad qui avait fait avec moi le primaire à Ben Ahmed, grand copain de Najib Sahraoui, fils de Abdelkader Sahraoui, ancien militant de l’UNFP, me rapportait régulièrement des informations sur quelques activités de ce parti et de son aile radicale antiroyaliste.

En ces temps-là et vu notre âge, nous parlions des grands hommes marocains. Nous pouvions en parler en toute liberté et en toute amitié. En somme, on acceptait spontanément la différence de point de vue, parce qu’à mon avis, nous n’étions pas du tout « embrigadés ».

 Nous avions pourtant nos idoles nationales : à leur tête Le Roi Mohammed V, Abdallah Ibrahim, Hassan II, Allal El Fassi, Mehdi Ben Barka. Je me rappelle que les débats qui nous opposaient n’étaient entachés d’aucun fanatisme et que nous savions que Mehdi Ben Barka était le maître de Mathématiques du Roi et que les deux illustres personnages avaient été liés d’amitié malgré les différends qui les opposaient. Différends qui nous semblaient parfois très graves mais dont nous ne comprenions alors ni l’étendue ni les soubassements.

Il y avait aussi un autre personnage qui nous fascinait. Il s’agissait de Feu Abderrahim Bouâbid. Originaire de la campagne des Achach, Tribu des Maârif, j’avais pu assister à l’âge de 9 ans, à l’inauguration de l' »Opération Labour » organisée et lancée par celui-ci, sous le Haut patronage de feu le Roi Mohammed V, en 1958 si ma mémoire ne me trahit pas. Le Directeur de l’école, Feu Si Mohammed M’zabi , accompagné des instituteurs nous emmena en ligne, pour participer à l’accueil de notre bien-aimé souverain. J’en garde toujours le souvenir. Les membres adultes de ma famille, dignitaires et makhzéniens, bien que partagés entre l’Istiqlal et le parti de la Choura portaient de l’estime pour Abderrahim Bouâbid. Ce grand homme qu’ils disaient d’une intelligence et d’une pondération exemplaires. Plus tard au Lycée, on apprit qu’il était derrière la planification et la mise en place de la monnaie marocaine au lieu du franc français.

A titre d’exemple, nous parlions du Conseil Consultatif, dont la présidence fut confiée par le Roi Mohammed V à Mehdi Ben Barka … Pourquoi ce Conseil n’avait-il pas abouti à un projet de Constitution … Pourquoi il a été dissous … Qu’est-ce que la démocratie? Nous parlions de l’Armée de Libération, passée du Nord au Sud, à Aït Baâmran !

 Parenthèse :

 Cinquante années plus tard, en mai, juin et juillet 2008 j’allais me trouver à Sidi Ifni, capitale des Ait Baâmran, où je participais au tournage d’un film international, en tant que Délégué de Production. A ce propos, c’était mon ami Saâd Chraibi qui m’avait mis en contact avec les responsables de ce projet. J’ai procédé avec eux à la préparation. Or comme je ne disposais pas de la carte de Directeur de Production, j’ai fait appel à Mustapha Ziraoui pour occuper ce poste, afin d’être en règle avec le règlement du Centre Cinématographique Marocain. Mais les producteurs internationaux ont pris la décision de me garder, au titre de Délégué de Production, en prenant la peine d’envoyer une lettre au Directeur du CCM, à la fin du tournage, dans laquelle ils nous rendaient hommage, Mustapha Ziraoui (Directeur de Production), M’hammed Ouaglou (Régisseur Général) et Rachid Fekkak (Délégué de Production.) Cette expérience avait été édifiante pour moi. D’abord par sa dimension professionnelle et humaine honorifique. Ensuite elle m’avait permis d’assister aux graves événements sociaux-politiques qui avaient eu lieu dans la ville de Sidi Ifni à cette époque et de mesurer l’ouverture et le savoir-faire de l’Etat marocain et de tous ses Services en action dans une situation aussi complexe d’une part et d’autre part aussi d’être en contact direct et permanent avec les citoyens, avec lesquels j’ai pu partager en mode informel et spontané des moments agréables et de grande compréhension de leur part, afin que le processus de la production cinématographique dans leur ville ne soit ni bloqué ni endommagé par leur mouvement revendicatif. D’ailleurs la trentaine ou plus d’internationaux canadiens, belges et français, hommes et femmes, nous les avions répartis en triple, double ou solo pour l’habitat chez les particuliers. Eux-mêmes ne voulaient pas aller à l’hôtel ou quitter la ville. La relation avec nos compatriotes était exemplaire. Je coordonnais le déroulement de la production entre la triade : 1-des Responsables et des Services administratifs de Sidi Ifni, Tiznit, Agadir et Guelmim, 2-des équipes de la Production du film (notamment le tournage, le catering, l’hébergement, le transport…etc.) et -3 un membre du Comité représentant la population. Pour l’anecdote, dans le planning de tournage, il était prévu d’avoir un bus avec son chauffeur, une certaine journée. La veille, réunion d’urgence avec nos amis internationaux.

_Que faire, Rachid ? Demain, il y a grève et manifestation et il faut disposer du bus et du chauffeur. Me dit Stéphane, le Producteur principal (belge) du film.

_ Ne te fais pas de soucis, Stéphane ! Le bus on l’aura. Lui répondis-je.

_ Mais Ouaglou (Régisseur général) a eu une réponse négative de la part du chauffeur et tous les bus de la ville seront à l’arrêt.

_Je suis au courant Stéphane. Mais le problème sera réglé.

 Bien sûr, Ouaglou m’avait prévenu le matin de cette situation. J’avais appelé Ssi Ahmed, le patron de la Société de transport qui m’a assuré qu’il tiendra parole.

_ Je peux compter sur vous, Ssi Ahmed ! Ce sera grave si on n’aura pas le bus et le chauffeur avec.

_ Parole d’honneur, me répondit-il.

 Je l’ai cru. Le lendemain matin, à l’heure fixée, Ouaglou me prévint que le bus était sur place, à l’avenue de la Corniche de la ville mais il n’y avait personne ni dedans ni dehors à côté. J’ai pris ma voiture et je suis allé à la Corniche. Elle était vide. Pas âme qui vive. Nos compatriotes étaient tous partis à la manif, prévue au Centre de la ville. Fallait-il déplacer les camions et le matos de l’image et du Son ou non ? Je dis à Ouaglou d’aller faire le nécessaire pour la préparation du plateau.

J’appelle le patron une première fois, il ne répond pas, une deuxième fois, pas de réponse. Je commençais quand-même à me faire du souci. J’allumais une clope. Je fumais encore. Je rappelle encore Ssi Ahmed.

_Allo ! Oui, Ssi Rachid, je suis à côté … une minute je suis avec toi.

Effectivement, quelques minutes plus tard, il était devant moi, l’air calme.

_ Ssi Rachid, «la parole, c’est la parole.»

_ Et le Chauffeur ? Lui demandais-je.

_ Hier, le Comité de la ville a tenu une réunion, spécialement pour trouver une solution à notre engagement avec toi.

Je l’écoutais, intrigué.

_Allah vous récompensera ! Dis-je à Ssi Ahmed.

_Le Comité fait exception en ce qui vous concerne vous et vos amis étrangers. Ils sont corrects avec les familles qui les hébergent, comme vous autres marocains, ils viennent dans nos cafés et mangent dans nos restaurants. Ils respectent les gens que vous engagez pour travailler avec eux et ils sont en règle avec eux, en ce qui concerne les paiements.

_Merci, c’est gentil de leur part.

_Quant au chauffeur, j’ai amené moi-même le bus du dépôt et je suis allé le chercher. Mais il refuse de travailler aujourd’hui parce qu’il participe à la manif. C’est son droit.

 Je me taisais et je me disais en moi-même : « Et si je mettais une casquette et une écharpe autour du visage pour ne pas être reconnu… et conduire le bus ? Et si je demandais à Ouaglou de le faire ? » Mais Ssi Ahmed n’allait pas tarder à me délivrer de ce petit dilemme. Dans les métiers du cinéma et du théâtre, il faut toujours prévoir le système D.

Ssi Rachid, j’ai tardé parce que je suis allé à la maison pour régler quelques petites affaires et je suis revenu pour travailler avec vous. Je vais conduire moi-même le bus. Avant de créer ma boite, j’étais chauffeur poids lourd.

La suite a été superbe. Après la manif, Ouaglou a pu amener au plateau des adultes et des enfants pour la figuration, très importante dans ce genre de séquence.

Je ferme la parenthèse sur Ait Baamrane et je reviens au questionnement que nous nous posions quand nous étions des lycéens, au début du règne de Hassan 2 ?

Quel rapport tout cela avait-il directement ou incidemment avec l’élaboration de la première Constitution marocaine ? Quelles sont les raisons qui avaient poussé l’UNFP à appeler au Boycott du Référendum constitutionnel de 1962, à l’inverse de l’Istiqlal et de l’UMT qui avait voté « Non »? Pourquoi était-ce considéré par les unionistes comme une Constitution octroyée ? Qu’est-ce qui était proposé en alternative ? Qu’est-ce qui opposait les radicaux de l’UNFP à Abdallah Ibrahim et la Direction de l’UMT avec à sa tête Mahjoub Ben Seddik ? On voulait savoir, être enseignés, comprendre. Personne ne nous expliquait les choses, ni le pourquoi de ces questions dangereuses. Mis à part les rumeurs, les écrits incendiaires de part et d’autre, les joutes oratoires … nous ne comprenions pas et nos parents aussi. Je parle bien sûr de la majorité des Marocaines et des Marocains. Bien sûr, la notion de « masses populaires »  était en vogue mais, on restait dans le flou et l’incompréhension.

 Nous savions aussi que dans l’optique de la politique économique, se sont installés des courants de pensée opposés. D’un côté, il y avait le Prince héritier, intronisé Roi en l’an 1961, après le décès de son Auguste père le Roi défunt Mohammed V, d’autre côté les Istiqlaliens, tiraillés entre deux grandes mouvances, la droite et la gauche qui donnera l’aile UNFP, réunissant pour un temps les dirigeants syndicalistes et résistants, les communistes… etc. Tous n’étaient apparemment pas d’accord sur la voie à suivre aussi bien en politique économique intérieure qu’en politique économique extérieure. D’après les dires des uns et des autres, d’après la rumeur qui malheureusement faisait des ravages d’opinion, ils s’opposeraient autour de questions en rapport avec la problématique des Nationalisations/ Etatisations, du Libéralisme, du Socialisme, de la Planification, de l’Industrialisation, de la Réforme Agraire, des Barrages, des rapports du Maroc aux Pays Arabes, de la relation à la France, aux USA, à l’Union Soviétique, au Mouvement des Pays Non-Alignés, au Néocolonialisme, Impérialisme… Mais la grande et complexe question autour de laquelle la fracture entre Hassan 2 et ses opposants radicaux (unionistes surtout à la différence des communistes) allait s’approfondir et entraîner des séquelles indélébiles malheureusement, c’est la question tragiquement posée avec la « Guerre des sables », la guerre de 1963 qui opposa le Maroc à l’Algérie, en raison des problèmes frontaliers entre les deux Etats.

A propos de cette question, entre nous lycéens, spontanément j’adoptais une position pour la cause marocaine. Le doute et l’opinion différente étaient chose courante parmi nous, malgré notre jeune âge et notre inexpérience dans la vie en général et la vie politique, en particulier. N’oublions pas que nous étions dans un Lycée scientifique d’image de marque, qu’en quatrième année secondaire, on avait déjà bouffé le Discours de la Méthode de Descartes, que nous étions en plus très solidaires, très dignes et très fiers. Il y en avait parmi-nous qui étaient pour la cause algérienne. On débattait nos idées dans le calme et l’amitié. En ce qui me concernait, l’idée que l’Algérie venait d’avoir son indépendance, qu’elle ait pu être  » révolutionnaire », « socialiste » et à l' »avant-garde des pays anti-impérialistes », n’arrivait pas à me convaincre. Etais-je « chauviniste » ? Patriote ?… Mais c’était quoi exactement ne pas être chauviniste dans ce cas de figure précisément? Etait-ce de s’aligner sur les intérêts de la Nation Algérienne en gestation tout en négligeant ou en minimisant ceux de la Nation marocaine inversement ?

La légitimité des droits historiques et des revendications du Maroc me semblait primordiale. J’aimais feu Mehdi Ben Barka, jusqu’à l’idolâtrie ; mais même adolescent, je ne partageais pas sa position sur cette question. On connaissait son combat contre les intérêts du néo-colonialisme dans la région. On savait aussi que les néo-colonialistes étaient directement responsables des malheurs du Maghreb. Mais nous étions en majorité contre la politique algérienne dans cette affaire précise. Des années plus tard, j’allais réaliser que ce fut une erreur fatale qu’avait commis notre illustre compatriote révolutionnaire Mehdi Ben Barka.

 Ma compréhension de ces grandes et très complexes questions, était forcément très réduite, très confuse. Je ne comprenais pas les tenants et les aboutissants de ces problèmes. Comme tous mes jeunes camarades lycéens, je tâtonnais, je me nourrissais d’approximations dangereuses qui n’allèrent pas tarder, sous la force répressive d’un verbiage schématique hyper modélisateur, à m’envoûter , à m’emprisonner dans le moule des « vérités » qui allaient de soi. Ma conscience et mon subconscient en réseau interactif avec le sub-conscient collectif de la communauté à laquelle j’appartenais commençaient à se métamorphoser petit à petit en phantasmes et en nouveaux mythes.

 Mais malgré tout, nos débats sauvages d’adolescents attestaient que notre génération, celle de l’après l’indépendance, portait sincèrement le plus grand intérêt à la vie pluridimensionnelle de sa patrie.