Malak Tarik, étudiante-chercheuse à l’Université Duke Kunshan (Chine), vient de réaliser un excellent travail d’analyse du phénomène de viol dans les sociétés patriarcales. Dans cette analyse, elle démontre comment le système favorise les violences sexuelles. Lecollimateur.ma publie une traduction de cette analyse réalisée initialement en anglais.
Par: Malak TARIQ*
C’est simplement un fait que partout dans le monde, les victimes de violences sexuelles sont presque systématiquement mises en cause – c’est pourquoi nous avons assisté à de nombreuses campagnes (#metoo, #balancetonporc…) ces dernières années, pour tenter de renverser cet état d’esprit. Au Maroc, où les structures patriarcales sont encore relativement fortes, la culpabilisation des victimes a une emprise encore plus forte sur les esprits. En effet, selon Tamba François Koundounou, 93,4% des victimes de violences sexuelles ne les signalent pas aux autorités (Morocco World News, 2019).
Pourquoi cela pourrait-il être? Après tout, n’est-ce pas seulement le bon sens le plus élémentaire que les violeurs sont à blâmer pour le viol, tout comme les meurtriers sont à blâmer pour le meurtre et les voleurs pour le cambriolage ? Pourquoi avons-nous tant de mal à tenir les bonnes personnes responsables, surtout qu’il est dans notre intérêt en tant que société de le faire ? Et si cette obstination – incroyablement nocive – à blâmer les victimes de violences sexuelles découlait en réalité des meilleures intentions ? C’est ainsi que la théorie de la justification du système pourrait expliquer le blâme de la victime parmi les victimes de violences sexuelles (Stahl et al, 2010).
Selon Lerner, la justification du système est la croyance inhérente des humains en un monde juste. Parce que le monde est, en fait, loin d’être juste, les humains ont développé des stratégies pour préserver leur croyance en un monde juste. Après tout, cela ne nous réconforte-t-il pas de savoir que tout finira par s’arranger, que les méchants recevront leur châtiment et les héros leurs récompenses ? Cela ne nous effraie-t-il pas tous de penser à quel point le monde peut être incroyablement arbitraire, que nous pourrions tout perdre demain et que nous serions infiniment impuissants dans cette situation ? La justification du système est un mécanisme essentiel pour nous permettre d’accepter les dures vérités (Lerner, 1980).
Cependant, ce qui peut d’abord apparaître comme une simple théorie psychologique ou un mécanisme d’adaptation naturel a en fait un impact sur la loi et la préservation de la justice dans nos pays. En effet, selon Joseph et al., la justification du système constitue l’un des principaux obstacles empêchant les délinquants sexuels d’être condamnés (2013).
La justification du système touche toutes les parties impliquées dans le jugement des affaires de violences sexuelles, du juge au témoin, sans oublier les avocats, les procureurs et même les législateurs ; tous ont besoin d’une justification pour expliquer pourquoi de telles atrocités violentes peuvent se produire de manière si arbitraire, et blâmer la victime fournit une explication simple – ce qui explique pourquoi la violence sexuelle règne trop souvent contre la victime. Pire encore, la justification du système empêche souvent les victimes de porter leur affaire devant les tribunaux ; le blâme de la victime, en particulier dans les sociétés plus patriarcales, ne vient pas seulement de l’extérieur ; de nombreuses victimes sont aussi leurs propres persécuteurs. Les victimes d’agression sexuelle, tout comme le reste d’entre nous, sont mus par cette envie de croire que le monde est un endroit juste. Selon Janoff-Bulman, une réponse traumatique initiale courante est le déni pur et simple et de continuer à vivre dans l’illusion du meilleur monde possible. De plus, la violence sexuelle, en particulier les agressions, laisse souvent les victimes avec un sentiment d’impuissance et de vulnérabilité qui peut être difficile à gérer. L’auto-accusation, en un sens, donne l’illusion du pouvoir à la victime ; si l’agression était de sa faute, changer son comportement peut prévenir de futures agressions. Malheureusement, ces croyances poussent trop de femmes à garder le silence et la plupart des affaires de viol ne parviennent jamais devant les tribunaux (1978).
Comment pouvons-nous empêcher cela? Tout d’abord, il est grand temps d’abolir les lois qui encouragent la culpabilisation des victimes. Dans le Code pénal marocain, jusqu’à il y a quelques années, les violeurs pouvaient échapper à leur crime à condition d’épouser leurs victimes (Code pénal marocain, 2011). Dans de nombreux pays à travers le monde, plusieurs lois rendent les poursuites ardues, voire potentiellement dangereuses, encourageant ainsi l’auto-accusation et alimentant le sentiment de culpabilité des victimes. De plus, la justification du système découle de l’incapacité de changer le statu quo ; ces lois compliquent considérablement la lutte contre la stigmatisation entourant la violence sexuelle.
Deuxièmement, le Maroc a cruellement besoin d’une éducation qui favorise l’auto-réflexion et la compréhension, ainsi que la pensée critique. Nous devons pleinement reconnaître nos faiblesses et nos défauts en tant qu’êtres humains afin d’y remédier. Une réforme du système éducatif s’impose. Et lorsqu’il s’agit de faire et d’appliquer la loi, il est temps pour nous d’adopter une approche plus scientifiquement informée et multidisciplinaire afin d’améliorer la justice dans notre pays.
The Impact of System Justification on Sexual Violence Cases
It is merely a fact that everywhere in the world, victims of sexual violence are almost systematically blamed – which is why we have witnessed numerous campaigns (#metoo, #balancetonporc…) in recent years, in an attempt to reverse this mindset. In Morocco, where patriarchal structures are still relatively strong, victim-blaming has an even stronger hold on minds. In fact, according to Tamba François Koundounou, 93.4% of sexual violence victims do not report it to authorities (Morocco World News, 2019).
Why might that be? After all, is it not only the most elemental common sense that rapists are to blame for rape, just as murderers are to blame for murder and thieves for burglary? Why is it that we struggle so much with holding the right people accountable, especially that it is in our best interest as a society to do so? What if this stubborn – and incredibly harmful – obstinacy to blame the victims for sexual violence actually stems from the best of intentions? This would be how system justification theory could explain victim-blaming among victims of sexual violence (Stahl et al, 2010).
According to Lerner , system justification is humans’ inherent belief in a just world. Because the world is, in fact, far from being fair, humans have developed strategies to preserve their belief in a fair world. After all, does it not bring us all comfort to know that it will all work out in the end, that the villains will receive their punishment and the heroes their rewards? Does it not frighten us all to think about how incredibly arbitrary the world can be, that we could lose everything tomorrow and that we would be endlessly powerless in that situation? System justification is an essential mechanism to allow us to accept hard truths (Lerner, 1980).
However, what may first come off as a mere psychological theory, or natural coping mechanism actually has an impact on the law, and the preservation of Justice in our countries. Indeed, according to Joseph et al., system justification serves as one of the major obstacles keeping sexual offenders from being convicted (2013).
System justification affects all the parties involved in the judgement of sexual violence cases, from the judge to the witness, not forgetting lawyers, prosecutors and even lawmakers; all of them need justification as to why such violent atrocities can occur so arbitrarily, and victim-blaming provides an easy explanation – which explains why sexual violence rule against the victim far too often. Even worse, system justification often prevents victims from taking their cases to court; victim-blaming, especially in more patriarchal societies, does not only come from the outside; many victims are also their own persecutors. Victims of sexual assault, just like the rest of us, are moved by this urge to believe the world is a fair place. According to Janoff-Bulman , a common initial trauma response is straight-up denial, and to continue living in the illusion of the best possible world. Furthermore, sexual violence, especially assault, often leaves victims with a sense of powerlessness and vulnerability that can be hard to deal with. Self-blaming, in a sense, provides the illusion of power to the victim; if the assault was their fault, then changing their behavior can prevent future occurrences of assault. Sadly, these beliefs lead too many women to stay silent, and most rape cases never reach courts (1978).
How can we prevent this? First of all, it is high time to abolish laws that encourage victim-blaming. In the Moroccan Penal Code, until a few years ago, rapists could get away with their crime provided they marry their victims (Moroccan Penal Code, 2011). In many countries across the globe, several laws make pressing charges arduous, even potentially dangerous, thus encouraging self-blaming and fueling victims’ sense of guilt. Furthermore, system justification stems from the inability to change the status-quo; these laws make it significantly harder to overcome the stigma surrounding sexual violence.
Second of all, Morocco is in dire need of an education that fosters self-reflection and understanding, and critical thinking. We must fully acknowledge our weaknesses and shortcomings as human beings in order to address them. A reform of the educational system is overdue. And when it comes to making and applying the law, it is time for us to adopt a more scientifically informed and multidisciplinary approach in order to improve justice in our country.
References:
Janoff-Bulman, R. (1978). Self-blame in Rape Victims – A Control-maintenance Strategy. Annual convention of the American Psychological Association. 86th,Toronto, Ontario, Canada.
Joseph, J.S., Gray, M.J., & Mayer J. (2013) Addressing Sexual Assault Within Social Systems: System Justification as a Barrier to College Preventions Efforts. Journal of Aggression, Maltreatment and Trauma. 22:5, 493-509, DOI: 10.1080/10926771.2013.785460
Koundounou, T.F. (2019). Over 90% of Morocco’s Sexual Assault Victims Do Not Report Their Experiences. Morocco World News. https://www.moroccoworldnews.com/2019/07/277762/90-morocco-sexual-assault-report-experiences.
Lerner, M.J. (1980). The Belief in a Just World. Perspectives in Social Psychology. Springer.
Ministry of Justice and Freedom. (2011) Moroccan Penal Code.
Stahl, T., Eek, D., & Kazemi, A. (2010). Rape Victim Blaming as System Justification: The Role of Gender and Activation of Complementary Stereotypes. Social Justice Research. 23, 239-258. DOI:10.1007/s11211-010-0117-0
*Étudiante chercheur à DKU (DUKE KUNSHAN
UNiVERSITY, CHINE)