Chronique Sport: Larbi Ben Barek « m’avait mis à la porte »!

En 1986, j’avais quelques petites années dans mon compteur de journaliste au sein de la rédaction sportive de L’Opinion. Un journal d’opposition de référence qui était très lu et apprécié fortement aussi bien de l’élite politique, des classes populaires que des jeunes. A l’époque, j’avais proposé à Najib Salmi alors brillant chef de service Sport, de créer une rubrique pour raviver la mémoire des anciennes gloires du football national. Il m’avait encouragé et ce fut le début d’une belle aventure où j’ai interviewé d’anciens grands professionnels en France tels Abdelkader Lokhmiri, Abderrahmane Belmahjoub, Larbi Ben Barek, Tibari, Baba et bien d’autres.

Tout se passait bien avec ces grands joueurs mais quand je suis allé voir « la perle noire », Larbi Ben Barek, je ne m’attendais pas à réaliser l’interview la plus hachée et la plus douloureuse de ma carrière de journaliste. Dès le premier contact, je me suis trouvé face à un homme très affecté par la solitude et l’ingratitude des hommes. Dès qu’il m’a ouvert la porte de son petit appartement de Derb Benjdia à Casablanca, il m’a toisé de la tête aux pieds et fixé longuement avant de me dire sur un ton sec et ferme:

 

-Qui es-tu ?

 

-Je suis journaliste à « L’Opinion ».

 

– Journaliste ? Il n’y a pas de journalistes au Maroc, qu’est-ce que vous voulez ?

 

-une interview…

 

Décontenancé par cet accueil aussi froid qu’inattendu, je me suis empressé de lui montrer des coupures du journal « L’Opinion » avec les interviews de Belmahjoub, Lokhmiri et autres.

 

-En France, les journalistes me donnaient 10 millions pour que je leur accorde une interview.

 

-Vous savez au Maroc, le journaliste touche une misère!

 

J’ai senti que ma réplique avait atténué quelque peu sa mauvaise humeur et comme s’il avait eu pitié de ce petit journaliste qui voulait se frotter avec l’un des plus grands joueurs de tous les temps, il m’a demandé d’entrer. L’appartement où il vivait tout seul avec son fils malade était petit et sentait la moisissure. Dans la chambre où il m’avait reçu, étaient exposés tous les trophées qu’il avait obtenus avec les différents clubs français où il avait joué. On y trouvait aussi plusieurs cartons pleins de photos et une dizaine de livres qui relatent sa classe et son talent quand il caressait le ballon. Des archives qui relatent toute sa carrière de footballeur exceptionnel en France et en Espagne où il était adulé avant et après la deuxième guerre mondiale.

L’inexistence de la télévision à cette époque a extrêmement défavorisé cet artiste hors pair. Ailleurs, il est considéré comme le plus grand joueur de tous les temps. Dans son pays, il fut entouré de l’indifférence des responsables de notre football, voire de ses amis footballeurs.

Quand j’ai commencé à lui poser des questions, Ben Barek a repris sa posture d’homme miné par la souffrance, toujours sur la défensive et prêt à dégainer. Il était au summum de la déprime, piquait des colères inouïes à chaque fois que j’osais prendre la parole et se sentait visé à la moindre réflexion. Les cris de son fils, un handicapé mental cloîtré dans une chambre, rendait l’atmosphère encore plus tendue.

L’homme a beaucoup souffert depuis qu’il a perdu sa femme. Une Française qu’il chérissait beaucoup et qu’il évoquait constamment les larmes aux yeux. Jamais je n’ai imaginé que je me trouverais dans une telle situation où j’interviewerais une ex-gloire devenue un homme aigri par les aléas de la vie. Je ne crois pas avoir retenu une quelconque réponse à mes questions à part les multiples remontrances qu’il distribuait aux responsables de football et … aux journalistes. A moi aussi bien sûr.

Ayant compris l’état de désespoir de l’homme, j’encaissais dans l’espoir de sortir avec une interview d’un homme qui avait déserté la scène footballistique et médiatique depuis longtemps. Sauf que je ne savais pas qu’en lui demandant de me donner quelques photos pour illustrer mon papier, il allait piquer une terrible colère.

 

-Non, je ne vous donnerai aucune photo, vous êtes tous les mêmes, vous ne me les rendez pas. L’interview est terminée !

 

Autrement dit, j’étais sommé de quitter les lieux sans photos, ni réponses aux questions les plus importantes. Quand je suis allé raconté ma mésaventure à Najib Salmi, il a eu ce réflexe extraordinaire de me dire de raconter tout ce qui s’est passé avec Larbi Ben Barek. Le papier a été publié dans « L’Opinion » et republié quand « la perle noire » avait quitté ce monde le 16 septembre 1992. Feignant une naïveté presque malveillante je suis retourné le voir dans l’espoir de terminer mon interview. J’ai frappé à la porte, Ben Barek l’a ouverte et a fait un pas en avant. Sa grande stature dominait le palier, le visage contracté par une terrible colère, il s’écria d’une voix forte:

-Foutez le camp!

 

J’ai foutu le camp, mais j’étais heureux comme un enfant car j’étais sûr qu’il avait lu l’article. Aujourd’hui et 34 après cette interview mouvementée, je considère qu’elle est la meilleure que j’aie réalisée dans ma carrière. J’en suis bougrement fier.