De prime abord, je dois confesser que je ne suis ni psychologue ni porté sur cette discipline. J’en ai quelques notions comme tout un chacun qui voudrait s’initier par curiosité à ce savoir sans pour autant en être féru. Quand on se réfugie dans cette science, c’est généralement pour tenter de comprendre une personne ou un phénomène et, ce faisant, essayer d’en disséquer les mécanismes pour en trouver les explications.
Cet avant-propos justifie ce qui va suivre. Pour les Marocains, l’incompréhension est totale quand il s’agit d’appréhender les justifications des positions extrêmes de la diplomatie algérienne à l’égard du Maroc. Des questions légitimes fusent sans pour autant trouver le bon cheminement vers des réponses satisfaisantes. Pourquoi le régime militaire algérien nous haï-t-il à ce point ? Qu’avons-nous fait pour mériter cette hargne légendaire des responsables politiques algériens ? Quelles sont les véritables motivations qui poussent l’Algérie à s’arcbouter sur des positions inapplicables comme, à titre d’exemple, celle relative à l’intégrité territoriale du royaume ? etc…
Pour trouver une réponse à ces interrogations, on fait souvent appel à des hypothèses, politiques, historiques, et parfois géostratégiques, pour expliquer cette fixation algérienne sur le Royaume, sans jamais trouver une explication rationnelle à ces comportements obsessionnels devenus, avec le temps, anachroniques. Reste donc à tenter, cette fois-ci, une approche psychanalytique pour tenter de comprendre ce comportement maladif à notre égard.
Comme les peuples vivent généralement en paix, et que les crises sont souvent l’exception, le régime algérien a fait de ses relations avec le Maroc un paradoxe d’école. La junte militaire algérienne qui gouverne le pays depuis l’indépendance a alimenté une suite de crises permanentes avec notre pays, faisant des périodes de paix, de rares bons moments de communion, et de la confrontation un dogme permanent. Contrairement à ce qu’on pense, ce n’est pas la question du Sahara marocain, récupéré suite à la Marche verte en 1975, qui a déclenché cette animosité. Ce sont bien les choix politiques adoptés, déjà en 1962, par le premier gouvernement algérien, et le déclenchement de la Guerre des sables en 1963 qui s’en est suivie, qui ont été les vecteurs de ce malentendu. La question du Sahara est venue, par la suite, se greffer à ces malentendus, mettant au grand jour les dysfonctionnements de la diplomatie algérienne.
La question qu’on est en droit de poser est comment un État, en l’occurrence l’Algérie dans ce cas de figure, réagit-il irrationnellement en politique extérieure? Comment les responsables de ce pays peuvent-ils poursuivre une telle politique tout en sachant qu’elle est sans issue, et parfois même contreproductive pour ses propres intérêts ? Une des approches pour comprendre ce comportement paradoxal est d’examiner les traumatismes historiques et les guerres livrées aussi bien contre le colonialisme que contre ses propres citoyens.
Le peuple algérien a mené une guerre héroïque pour se libérer du joug colonial avec l’aide incontestable du Maroc. La région d’Oujda a été l’arrière base des combattants algériens pour mener aussi bien le combat politique que militaire contre la colonisation. Cent trente ans de colonisation française, qui font suite à l’emprise ottomane, ça laisse des séquelles et des amertumes. Ces aléas de l’histoire créent de l’angoisse et des troubles. Face à chaque adversité, le régime algérien affiche d’abord la méfiance et n’adopte que rarement une attitude de modération. Il ne cherche que rarement la solution, mais tend plutôt vers l’aggravation du problème. C’est ainsi qu’il s’identifie et trouve son aise.
Afin de s’affirmer sur le plan international contre l’ancien colon, les premiers responsables politiques algériens, issus du FLN, ont tourné le dos, dès l’indépendance, aux politiques de développement adoptées par leurs voisins et se sont inscrits dans un socialisme tout azimut importé d’ailleurs. Avec le temps, ce choix s’avérera inadapté et surtout lourd de conséquences. Des troubles sociaux éclatent en 1988 qui poussent l’État à organiser les premières élections libres dans l’histoire du pays.
La montée de l’islamisme qui s’en est suivie, le succès du Front Islamique du Salut (FIS) aux élections en 1991, puis son éviction brutale de la vie politique, ajoutée à l’effondrement de l’idéologie socialiste dans le monde, ont fait vaciller les fondements sur lesquels les militaires algériens ont bâti la charpente de leur politique. Si les pays de l’Europe de l’Est ont révisé durant les années 90 leurs idéologies socialistes pour se convertir au libéralisme, en changeant même leur classe politique, les responsables algériens, quant à eux, n’ont ni remis en cause leur dogme ni quitté non plus le pouvoir. Ils ont persisté dans leurs choix, en restant figés sur une idéologie qui n’a plus d’emprise sur le réel. En un mot, Ils n’ont pas pu s’adapter au monde nouveau en gestation.
Cette attitude paradoxale, pour ne pas dire pathologique, a eu des graves conséquences sur le plan intérieur du pays comme sur le plan extérieur. Cela a créé des sentiments de mauvaise conscience et de frustration chez les dirigeants algériens. Frustration à l’égard de leur peuple qu’ils jugent réfractaire à leur politique. Frustration à l’égard de l’ancien colonisateur, qui cherche à nuire aux intérêts de la nation. Frustration à l’égard d’un voisin, dont chaque réussite est ressentie comme un échec de soi. Ainsi va l’Algérie. Chaque succès, tout relatif par ailleurs, d’un supposé adversaire, devient le miroir dans lequel se reflètent ses propres défaillances.
Et pourtant l’Algérie ne manque pas d’atouts qui pourraient être mobilisés pour le bien-être de sa population. Mais le régime militaire continue à cumuler les ratés. Le pays dispose des paysages d’une rare beauté, mais mal valorisés et n’attirent pas les touristes. Des terres agricoles fertiles, mais une agriculture volontairement massacrée. On opte pour l’industrie industrialisante, mais on s’aperçoit quelques années après que ce modèle est obsolète. On adore la marque Renault mais celle-ci investit massivement chez le voisin. La liste n’est pas exhaustive. Le fait est que, toute réussite des autres reflète, inéluctablement, ses propres échecs.
Face à cette réalité, s’installe alors une attitude d’attraction / répulsion chez les responsables algériens. L’attraction est ce processus par lequel on prend conscience des affinités avec le voisin, étape importante vers l’établissement d’une relation harmonieuse avec lui. Un pays normalement constitué est en principe attiré par celui qui lui est proche et qui lui rappelle son identité. Or malgré la main tendue du Maroc, et l’attraction que constitue notre pays chez beaucoup d’Algériens, la diplomatie de ce pays manifeste, consciemment ou non, une attitude de répulsion incontrôlée, difficile à comprendre pour nous autres Marocains.
Cette répulsion qui caractérise l’attitude de l’Algérie officielle à l’égard du Maroc, comme à l’égard de la France par ailleurs, est l’autre face de la médaille. Alger ne rate jamais une occasion pour distiller son animosité contre des pays avec qui elle partage pourtant beaucoup d’atouts. Et à chaque fois, on tente de chercher les motivations, réelles ou supposées, pour comprendre les raisons objectives qui poussent cet État à manifester sa hargne sans raison apparente. Alors on essaie d’ajuster les analyses pour appréhender les réactions de cet adversaire coriace qu’on n’a pas choisi, et qu’on voudrait quand même comprendre pour anticiper ses réactions imprévisibles.
Cette politique agressive non contenue à l’égard du Maroc, n’est en fait que la manifestation d’une diplomatie impulsive peu respectueuse des autres. Elle est aussi névrotique car face à une crise, elle est vite dépassée par des émotions incontrôlées. Quand le Maroc est dans son point de mire, Alger n’hésite pas à y mettre également, et sans retenue, d’autres supposés ennemis. Quand ce n’est pas la France, c’est Israël, les États-Unis, et parfois même les Nations-Unies qui sont désignés complices du Maroc. La victimisation permanente est une posture dont le régime algérien n’arrive pas à se débarrasser faute d’une vision politique sereine et l’absence d’un dirigeant providentiel.
Les traumatismes subis durant la colonisation, les effets néfastes du terrorisme durant la décennie noire, les échecs non assumés du socialisme, le sentiment de l’isolement géographique, créent à l’évidence un comportement de schizophrénie chez les responsables algériens. Farouche de sa liberté de choisir sa ligne de conduite internationale, même dans le tort, Alger se donne ainsi l’illusion de rester attachée à son propre arbitre et à une indépendance somme toute virtuelle de sa politique extérieure. Or, étant fermée à toute évolution, et restant fidèle à des principes désormais désuets, l’Algérie voit dans chaque attitude de modération de sa diplomatie un acte qui ne peut générer qu’encore plus de malaise et de mauvaise conscience. C’est certainement à travers ces pistes de réflexion qu’on peut se donner des outils de compréhension de la diplomatie algérienne. Pour la comprendre d’abord et laisser le temps la changer par la suite.
Ahmed Faouzi, chercheur en Relations internationales. Docteur en coopération internationale de Paris I Sorbonne et de Paris VII Jussieu Paris.