Par Chakib HALLAK*

Michel Onfray est docteur en philosophie. Il organise son travail autour des thèmes de l’hédonisme, de l’athéisme et de la construction de soi. En tant qu’auteur, il a publié plus de 150 livres qui ont été traduits dans de nombreux pays. En 2002, il fonde l’Université Populaire de Caen et crée deux médias indépendants : le site michelonfray.com et la revue Front populaire.
Parallèlement, il intervient régulièrement à la radio et à la télévision pour débattre de questions politiques et sociales.
Sous les questions «avisées» d’Antoine Mercier, Sonia Mabrouk ou Laurence Ferrari, cet intellectuel de renom décrypte les événements majeurs de chaque semaine, alliant philosophie et regard critique sur notre société contemporaine. Dans cet article, nous analysons ses propos sur le conflit israélo-palestinien, que nous jugeons trop partisans et loin de toute objectivité.
Dans un entretien sur la chaîne « Mosaïque » avec le journaliste Antoine Mercier, sous le titre « Israël joue sa survie », Michel Onfray affirme que l’entité sioniste est un « État civilisé » et qu’« Israël représente une civilisation ». Contrairement aux musulmans qui représentent des centaines de millions de personnes, «ce petit État, l’équivalent de deux départements français» se débat «dans un monde qui lui est totalement hostile». Le Hamas est soutenu par des pays dotés d’une énorme puissance nucléaire et financière, et ce mouvement islamiste s’est approprié l’argent de l’Union européenne sous forme d’aide à Gaza et à la bande de Gaza pour ses projets terroristes.
Dans une autre interview, présentée par la journaliste Sonia Mabrouk et diffusée par Europe1-Cnews, il déclare que le conflit israélo-arabe est essentiellement un « choc des civilisations » et compare la situation en Palestine aux combats entre musulmans et chrétiens en Arménie, réaffirmant qu’il s’agit d’une « guerre de religion » et non d’une guerre nationale : «C’est une guerre de civilisation, dit-il, il y a des juifs et il y a des musulmans. En Arménie, c’est exactement la même chose, il y a des chrétiens et des musulmans. Je le dis depuis des années», a-t-il martelé. «C’est un conflit de civilisations, c’est une guerre de religion et on me disait ‘mais non pas du tout, c’est du nationalisme’. Les gens qui me disaient cela il y a 20 ans commencent à me dire ‘Ah oui, c’est un conflit de civilisation.» «Il y a un bloc judéo-chrétien et un bloc islamique qui sont unis derrière le Hamas».
Michel Onfray reprend donc à son compte la thèse de Samuel Huntington, professeur américain de science politique, connu par son livre controversé «Le Choc des civilisations» : «Qu’est-ce qu’il va falloir pour que les gens comprennent qu’il (Huntington) avait raison quand il décrivait le choc des civilisations (…). Il explique juste ce qu’il faut».
Michel Onfray estime également que la cause palestinienne est instrumentalisée par des antisémites : «L’espèce de Palestine avec un P majuscule est devenue une occasion pour la planète entière de cristalliser de l’antisémitisme.»
Ces déclarations ne sont pas surprenantes et sont courantes dans le milieu culturel français qui souffre de réduire tous les phénomènes des sociétés arabes à une interprétation religieuse. La plupart des intellectuels, comme Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut ou Eric Zemmour, ne retiennent que l’explication religieuse car ils considèrent que l’Islam contrôle tous les aspects de la vie quotidienne et n’est pas seulement un repère symbolique utilisable au gré des circonstances géopolitiques. Or, le conflit israélo-palestinien est purement temporel et se rapporte aux éléments de l’existence historique sur cette terre, exprimant une « aspiration » légitime à établir un État dans ses frontières, aspiration que partagent tous les groupes humains. Certes, l’une ou l’autre partie peut utiliser le discours religieux à des fins de mobilisation sociale, mais la substance et l’objet du conflit sont purement terrestres et ne sauraient être confondus avec leurs moyens, en particulier symboliques. D’autre part, les Juifs eux aussi utilisent des arguments religieux et les mêmes mécanismes d’interprétation pour justifier l’oppression des Palestiniens et pour légitimer les politiques et les guerres de leurs dirigeants, même lorsqu’ils commettent les crimes les plus odieux.
Dans ses ouvrages philosophiques, Michel Onfray a toujours critiqué l’essentialisme, mais lorsqu’il s’agit de l’islam et du monde arabe, il tombe dans le même terrible piège : il voit dans l’islam une identité métaphysique omnipotente dans la vie de plus de 1,6 milliards de personnes, une identité qui se manifeste en tout et contrôle tout. Michel Onfray oppose l’islam à l’héritage judéo-chrétien et lui déclare une guerre féroce, même si les enseignements moraux et monothéistes de cet héritage sont en partie repris par l’islam, qui est venu parachever les religions précédentes. C’est ce que reconnaissent les spécialistes de la religion depuis des siècles.
Michel Onfray a également oublié que la nature de la lutte palestinienne, avec toutes ses composantes laïques, socialistes et nationalistes, vise à atteindre un seul objectif, sur lequel les factions et les partis n’ont pas été en désaccord, même si leurs visions diffèrent quant à l’approche à adopter pour y parvenir : Mettre fin à l’occupation et établir un État sur les frontières de 1967 reconnues par les Nations unies. Quant au Hamas, il a fait ce qu’il a fait non pas parce que les Israéliens sont juifs, ni parce qu’il s’agit d’une attaque contre leur foi, mais parce qu’ils sont des occupants qui ont usurpé la terre de quelqu’un d’autre et déplacé son peuple, et cette lutte n’a pas commencé le 7 octobre 2023 et ne se terminera pas même si on arrive à exterminer tous les membres du Hamas. Il s’agit d’une question de dignité, de terre, de statut d’État, d’économie, de droit interne, d’organisation sociale et d’une population qui cherche à obtenir une reconnaissance internationale et qui n’a rien à voir avec la religion.
La catégorisation de cette lutte par Michel Onfray en tant que « choc des civilisations » est un subtil stratagème pour apaiser la conscience de l’Occident et exonérer l’Europe, qui soutient inconditionnellement Israël, des conséquences éthiques de cet abominable génocide du peuple palestinien. Michel Onfray réfute d’ailleurs catégoriquement et avec véhémence l’idée de génocide en déclarant dans une interview à Laurence Ferrari: «Il n’y a pas chez Benyamin Netanyahou, l’idée de détruire. Si c’était le cas, une bombe nucléaire et l’affaire est réglée. Dans ce cas, on parlerait de génocide comme Hiroshima et Nagasaki.».
Les déclarations de Michel Onfray cherchent à occulter la principale revendication exprimée dans tous les forums internationaux et locaux : la création d’un État palestinien et la fin de l’occupation pour que ce peuple, le seul encore occupé dans le monde, puisse bénéficier des conditions minimales d’une vie digne et respirer les brises de « fraternité, d’égalité et de liberté » que chante Michel Onfray et qu’il refuse aux Palestiniens. Lui qui a dit un jour: «Il y a des gens qui trouvent qu’on peut sauver quelque chose dans le nazisme. Moi, je ne défends pas les autoroutes de Hitler» (Le point, 15 Avril 2010, Numéro 1961), se range désormais du côté d’Israël, ignorant les attaques barbares d’un État brutal contre un peuple opprimé et sans défense. Il va même plus loin et s’oppose à la reconnaissance de la Palestine (une option pour le Président de la République, Emmanuel Macron) en déclarant sans ambages à Laurence Ferrari que la création de « deux États n’est pas une solution».
Pour conclure cet article, nous voudrions revenir brièvement sur la qualification du conflit israélo-palestinien par Michel Onfray de « choc des civilisations » et souligner que l’émergence du Hamas et d’autres partis religieux n’est qu’une étape d’un long combat avec toutes ses composantes nationalistes, laïques, patriotiques et rationnelles. La dimension religieuse a été choisie uniquement parce qu’elle mobilise le mieux l’imagination des gens en Palestine et dans d’autres pays de la région. Bien que la dimension religieuse soit une partie importante de la subjectivité arabe, elle n’est pas la seule. Dans sa superficialité, Michel Onfray n’imagine peut-être pas qu’il y a parmi le peuple palestinien des croyants et d’autres qui sont laïques, agnostiques, voire athées, comme tout autre peuple arabe longtemps associé à tort à l’islam, alors que les sociétés modernes vivent toutes au rythme de la sécularisation et de la mondialisation, comme tout autre pays du monde qui suit le règne des concepts universels en matière de communication, d’économie et de politique, et qu’il n’est plus raisonnable de les associer automatiquement à une quelconque religion.
Cette analyse superficielle et partiale de Michel Onfray réduit le conflit israélo-palestinien à une seule dimension et ignore les autres dimensions qui constituent l’essence de tout conflit humain, indépendamment de la langue, de la couleur de peau et de la religion, qui deviennent des facteurs secondaires invisibles sous l’intensité et l’ambiguïté de l’occupation. La terre usurpée est un corps blessé qui a besoin de soins; elle précède toute spiritualité douce, y compris la religion.
*Enseignant-chercheur à Paris