« Un changement urgent s’impose face à la crise généralisée ». Le cri du cœur d’Ayose Naranjo, ancien directeur d’un média officiel à Cuba

A Cuba, des voix s’élèvent, y compris au sein du parti unique au pouvoir, pour appeler à un changement urgent face à la crise généralisée. Le journaliste Ayose Naranjo, ancien directeur du journal Girón, organe officiel du Parti Communiste à Matanzas, en fait partie. Sur son profil Facebook, il a publié un texte dénonçant l’extrême précarité dans laquelle se trouve une société qui, en plus de la répression endémique, fait face aux coupures d’électricité et aux pénuries d’aliments de première nécessité et de médicaments. Lecollimateur.ma reproduit in extenso ce témoignage poignant.

Par: Ayose Naranjo

Cuba est devenue une société vulnérable. Aussi fragile et usée que les slogans qui ornent encore les institutions de la ville et qui, répétées depuis tant d’années, se consument lettre par lettre, et à la moindre brise tombent, un beau jour, comme des branches sèches.

Qu’est-ce que ça implique d’être vulnérable à Cuba ? Quelles sont les limites de ce concept ? Qui-est-ils- les délimitent ? Quels indicateurs sont utilisés pour le définir ?

Même Mañach n’aurait pas osé « bavarder » le sujet si, à sa retraite, il devait dormir quatre nuits consécutives à la sortie d’une banque pour extraire – ou pas, très probablement PAS – ses 2 000 pesos de pension (et la joindre à celle du mois précédent pour s’en acheter quelques-uns œufs).

Il y a une crise à Cuba qui dure depuis de nombreuses années et quand j’écris cela, je crains que la brièveté du mot A- Ñ-O-S ne puisse exprimer l’amas létanieux de jours et de mois qui se multiplient lorsqu’il s’agit de subsister, comme c’est le cas.

Et maintenant, je ne parle pas de ces moments de paroxysme où les écoles et les institutions d’État sont paralysées, mais d’une crise qui n’a aucune valeur actualisée en raison de sa nature quotidienne, ou pire encore, et ce mot, je vous avoue que je suis terrifié, normalisé.

Parce que la récurrence des rencontres entre mères est choquée pour se dire, se consoler, s’encourager, parce que leurs enfants sont partis hier, ou ils partiront demain. Puis l’une dit à l’autre qu’elle fait bien, que sa génération est adaptée au travail, mais pour les jeunes, la situation est plus difficile et qu’ils soutiennent leur décision, entre autres parce qu’ils savent que le garçon est très familier, et dès qu’il arrive – s’il arrive, que ce soit avec la citoyenneté espagnole ou sur les routes d’Amérique centrale – vous enverrez bientôt quelques dollars et des médicaments sans lesquels, de ce côté, il serait impossible de programmer l’opération du frère ou de la grand-mère.

Elles savent que de l’autre côté, la vie de migrant n’est pas si facile et elles souffrent de ce qui peut arriver aux garçons; elles souffrent aussi de l’épuisement accumulé et silencieux de ce côté, mais elles doivent rester, elles doivent couvrir leur arrière-garde. Résultat : foyers fragmentés, familles âgées et seules, ne sont-ils pas des personnes, aujourd’hui, vulnérables ?

Des adolescents derrière des chariots et des planches ; des jeunes qui n’ont pas les moyens de se permettre l’université ; des universitaires qui travaillent 12 heures sans pouvoir couvrir leurs besoins les plus élémentaires ; ne sont-ils pas tous, aujourd’hui, vulnérables ?

Celui qui a coupé la canne en 70, celui qui s’est battu en Angola et est revenu alcoolique, blessé ou traumatisé; celui qui a sacrifié sa vocation pour le besoin d’un pays, le chirurgien qui botte la nuit pour exercer sa vocation; l’enseignante qui, dans les années 90, a changé le magisterio pour les hôtels ; celui qui a fait confiance à la révolution énergétique ; le retraité ; le malade ; le soignant ; ne sont-ils pas tous, aujourd’hui, vulnérables ?

Ceux qui ont une heure de lumière par jour ; ceux qui marchent des kilomètres pour charger deux seaux d’eau ; ceux qui cuisinent avec du charbon ; ceux qui n’ont pas 1200 pesos pour acheter du charbon et cuisinent avec du bois ; ceux qui n’ont pas de quoi cuisiner ; ne sont-ils pas tous, aujourd’hui, vulnérables ?

Le gouvernement américain, l’hégémonie du capitalisme, le blocus etc. peuvent s’étendre des décennies, des centuries, et leur impliquer le poids de notre vulnérabilité n’est rien d’autre que la reconnaissance implicite de notre incapacité à nous soutenir, à générer des sorties, des réponses indépendantes qui nous rendent, même lentement, moins vulnérables.

Au lieu d’alternatives, des slogans apparaissent alors qui nous invitent à la résistance comme réponse, comme mode de vie, étayés par des évocations à des héros passés en l’absence de dirigeants actuels, face à l’absence de politiques convaincantes qui sèment un peu d’encouragement, aussi faible soit-il.

«Nous devons résister et vaincre» ; « de tous sera la victoire» ; «de cette situation nous en sortirons plus forts et plus victorieux» ; les phrases fleurissent sauvages et font surtout allusion à la victoire. Mais la victoire de qui ? À quel prix ?

Aucune victoire ne peut être assumée comme telle si elle se maintient dans l’agonie quotidienne, dans la prolongation de la subsistance pour la plupart des gens. Finalement, le temps passe, et des générations se succèdent qui voient leurs visages et leurs aspirations vieillir au fur et à mesure que les seuils de vulnérabilité dépassent.

Je répète, alors à qui est la victoire, du peuple ou des dirigeants qui la proclament ? On se met à penser ces jours-ci à tant de fonctionnaires qui ne servent que peu, mais oui, impuni et publiquement, ils utilisent l’influence que leur confère leur poste. Est-ce que cela n’enfreint pas nos droits de citoyens et nous laisse aujourd’hui vulnérables ?

Je crois au caractère endogène qui doit prévaloir dans toute alternative à cette crise – il suffit de regarder le passé pour évaluer les conséquences de l’annexionisme, de l’interventionnisme ou de toute variante sur les peuples – mais je pense aussi que plus de retards liquideraient les possibilités – endogènes – de décider de notre destin.

Cuba a besoin d’un changement urgent, total, liquide, maintenant.

PS: désolé pour cette dent le 14 février