Chronique philosophique. P comme Progrès – Réflexion sur le progrès, création et folie du monde – 2ème partie – (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Par Nasser-Edine Boucheqif*

Cette rébellion se transcrit dans des personnages mythiques tels que dans le texte Faust[2] ou dans d’autres œuvres dans lesquels le lyrisme se fait urgence et plus pressant.

Mais c’est le Maldoror[3] de Lautréamont qui nous offre en cela un des plus puissants témoignages. Il s’agit là non seulement d’une révolte contre l’absurdité, contre un « Dieu abject et odieux », mais aussi contre les hommes : « Hé bien soit ! que ma guerre contre l’homme s’éternise… le combat sera beau, moi seul contre l’humanité [4]». Maldoror chante les crimes et la violence, incarne toute la cruauté, comme cet enfant qu’il tire de son sommeil en feignant la douceur et auquel il finit par arracher avec un rasoir la joue avec une jouissance maléfique. Au chant sixième, il devient même le vainqueur du Tout puissant et des hommes.

Mais c’est aussi une révolte contre la société dont nous témoignent ces poètes, qui se traduit par un sentiment « d’être venu trop tard dans un monde trop vieux[5] », nous dit A. de Musset dont la vie ne fut que déchirements et souffrances. Son attirance pour la débauche et le plaisir finissent par le lasser et le dégoûter, ses expériences amoureuses seront toutes des échecs. La vie mondaine l’écœure, il ressent très fortement les crises des valeurs de l’époque. Dans son poème Rolla il met en scène « le plus grand débauché de Paris », Jacques Rolla, personnage en proie à toutes les passions. Il arrive dans une maison close où il rencontre Marie, que sa personnalité de libertin refuse d’aimer. Mais ces passions et ces expériences fugitives de satisfaction, ainsi que sa lassitude et son dégoût le conduisent à se suicider. Dans ce poème, A. de Musset évoque la nostalgie d’un temps où tout était pur et simple, où l’amour sublime était encore possible loin du monde qui pousse les hommes ayant perdu tout idéal à s’égarer dans la débauche : « Les monts sont nivelés, la plaine est éclaircie/Vous avez sagement taillé l’arbre de vie/Tout est bien balayé sur vos chemins de fer/Tout est grand, tout est beau mais ou meurt dans notre air », (…) « Le néant, ! le néant ! vois-tu son ombre immense/Qui ronge le soleil sur son axe enflammé ? /l’ombre gagné ! il s’éteint, -l’éternité commence. tu n’aimeras jamais, toi qui n’as point aimé[6] ».

Ce refus des limites de l’homme, cette révolte contre la société et son matérialisme, s’accentue et se généralise dès 1883. Elles se traduisent chez les poètes maudits par un mal fin de siècle qui donne naissance à de nouveaux courants, les Décadents et les Symbolistes où la société y est sévèrement critiquée et où les théoriciens du progrès sont rejetés.

Dans son poème Monsieur Prudhomme, P. Verlaine[7] jette tout son mépris pour la bourgeoisie et comme tous les décadents qui se voient privés en quelque sorte d’une vraie modernité, il donne aux mots d’autres sens pendant que les progressistes béats font greffer leurs pathologies.

Verlaine dresse un portrait satirique de l’homme qui se soucie peu des mystères et des beautés de la nature, qui a une personnalité insipide au regard vide: «Ses yeux dans un rêve sans fin flottent insoucieux/ Et le printemps en fleurs sur ses pantoufles brille». Il est un homme soucieux de l’opinion, aux engagements politiques irréprochables: «Avec monsieur machin, un jeune homme cossu/il est juste-milieu, botaniste et pansu/Quant au faiseur de vers, ces vauriens, ces maroufles » aux angoisses ridicules, qui méprise les poètes:

«Ces fainéants barbus, mal peignés/(…) Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles».

La guerre de 1870 augmente les arrestations, notamment celles d’A. Rimbaud le révolté, celui qui dit « la vraie vie est absente », celui qui rêve de rendre l’homme «à son état primitif de fils du soleil». C’est la vie bourgeoise qui est absente, c’est contre la laideur et l’absurdité de la guerre qu’il se révolte:

J’aime ma patrie assise

Car quand elle se lève

On entend les bruits des bottes[8].

 Dans son poème Le Mal, il condamne la guerre avec violence, cette «folie épouvantable (qui) broie/ et fait de cent milliers d’hommes un tas de fumant», accuse un dieu égoïste qui rit des satisfactions devant la somptuosité de son culte, qui s’endort indifférent pendant les prières et se réveille au bruit de l’argent «il est un dieu qui rit aux nappés damassés (…) qui dans les bercements hammals s’endort», montre les soldats comme des pions manipulés par «un roi qui les raille» et décrit l’angoisse des mères qui se perdent dans une foi naïve.

Les poètes nous fascinent par la violence de leur style, la souffrance de leur existence, la révolte de leurs propos, ces poètes nous entraînent, nous poignardent.  La douleur de leurs passions et de leur poésie libère leur génie: «Je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté» écrit Lautréamont ; «les plus désespérés, sont les chants les plus beaux/ Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots» écrit A. de Musset ; quant à Rimbaud il s’agit de devenir, par la poésie «le suprême savant en se faisant l’âme monstrueuse».  P. Bourget[9] dans ses essais de philosophie contemporaine décrit «ces solitaires et bizarres névroses» résultant de la «nausée universelle devant les insuffisances de ce monde» ramenant «ce je ne sais quoi de sensuellement triste que nous portons en nous». Et c’est précisément de cela qu’il s’agit : ces poèmes palpitants, ces destins tragiques nous entraînaient plutôt dans de profonds malaises, un profond dégoût face au monde, à la vie, qu’ils ne feraient ressentir la fonction libératrice de la poésie dont nous parle J. A. Onimus[10].

*Poète, essayiste, dramaturge et peintre

Bibliographie:

[1] Cet essai écrit à Paris en 1988 et publié dans le journal Al Bayane (Maroc) puis dans les Cahiers du C.I.C.C.A.T en 1994, traite du progrès tel qu’il a été perçu par certains poètes et artistes etc en Occident.

[2] Johan Wolfgang von Goethe (1749-1832), poète, dramaturge, romancier, scientifique, théoricien de l’art et diplomate allemand.

[3] Isidore Ducasse Comte de Lautréamont : « Les chants de Maldoror ».

[4] Les chants de Maldoror.

[5]  Alfred de Musset (1810-1857), poète, dramaturge, romancier français.

[6] Alfred de Musset.

[7] Paul Verlaine (1844-1896), poète, écrivain, nouvelliste et critique français.

[8] A. Rimbaud.

[9] Paul Bourget (1852-1935), écrivain et essayiste français.

[10] Jean Alban Onimus (1900-2007), essayiste, critique littéraire, philologue français.