Par Nasser-Edine Boucheqif*
À cette pensée uniformisante et hiérarchisante, qui est une réduction à l’identité, il ne s’agit donc pas de substituer une égalité uniformisante, mais une diversification des points de vue, des affects et des libertés. C’est ce qu’exprime admirablement bien J. Michelet[2] lorsqu’il affirme « élargissez Dieu ».
Il faut donc faire sortir Dieu de cette vérité absolue pour lui rendre ainsi sa dimension infinie. Seulement cette extension n’est pas à comprendre comme abandon absolu à l’infini, mais à la façon dont s’échappe un prisonnier, digne d’une intelligence subtile, d’une ruse.
En d’autres termes, cet élargissement correspond à des actes toujours différents de la liberté qui surgit d’une effraction singulière, dans un pas hors de soi.
Le vrai point culminant de la pensée est donc cette aventure hors de soi-même, « cette marche en soi-même[3] ».
L’Architecture des contemplatifs, qu’il faudrait trouver, ce sont des lieux de silence et de méditation qui ressembleraient non pas à des édifices ou institutions mais à des jardins ou galeries où « notre désir serait de nous promener au-dedans de nous-mêmes ».
Une pensée des moyens qui viserait à édifier une politique comme une construction monumentale, ou comme une ascension de l’esprit vers une unité absolue, instaurerait une Polis Totalisante, uniforme et pauvre, car elle ne tiendrait pas compte de ce que chaque liberté se réalise pleinement dans la Polis que si elle offre à chacune des occasions multiples d’exprimer en parole et en acte sa singularité.
Car il s’agit précisément de penser l’homme dans sa dignité, c’est-à-dire en respectant sa liberté d’homme avec tout ce que cela implique.
Le monde de la Polis, de l’Agora, de la Gaule doit donc nécessairement naître d’un espace libre où l’homme peut faire son apparition, faire acte de son existence en se disant de diverses manières parmi d’autres hommes.
Ce n’est pas en supprimant l’énergie créatrice de l’homme ni en privilégiant les tâches exécutives, qu’il vivra sa dignité, mais si en le considérant comme un être sensible, conscient de son existence, dont l’unique but n’est pas de faire exclusivement une Œuvre, mais dont les buts multiples visent l’exploration infinie de l’expérience humaine.
Chaque action qui est aussi une œuvre, apporte une réponse à l’insatisfaction de celle qui l’a précédée tout en portant une nouvelle interrogation sur l’œuvre qu’il reste à faire et qui est à venir !
Ce sont précisément ces occupations, celles du guérisseur, de l’acteur, du joueur de flûte qui fournissaient à la pensée des anciens les exemples des plus hautes et des plus nobles activités de l’homme.
Cela signifierait-il donc que la liberté des hommes ne va pas sans une remise en question incessante des individus en tant qu’ils affrontent les objets du réel ?
Si la critique est inhérente à la liberté, n’a-t-elle pas de fin ? Et à quel moment la critique doit-elle laisser place à l’action ?
Si l’homme est une fin en soi, le dialogue sur la place publique va donc se présenter comme ce qui va permettre de tisser des libertés uniques et plurielles entre elles: « la parole correspond au fait d’individualité, elle est l’actualisation de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmi des égaux », ou plus loin « l’acteur, le faiseur d’actes, n’est possible que s’il est en même temps diseur de paroles [4] ».
Ainsi, la parole devient agissante. Si une fin comme démocratie peut-être envisagée, il semble que cela ne soit possible qu’à condition que les moyens mis en œuvre dans cette entreprise relèvent de libertés, c’est-à-dire du déploiement de la parole donc de l’action. S’il nous semble aujourd’hui que le communisme, qui est de l’ordre du tout politique, et le capitalisme comme modèle du tout économique, ont échoué dans cette tentative de maintien de la pluralité des êtres et la diversité des activités à une unité, c’est-à-dire au monde de l’Unification (Greganz), selon l’expression de martin M. Heidegger[5], alors un monde politique qui naîtrait du dialogue de libertés, ferait exister la pensée et procéderait donc d’une remise en cause permanente des choix politiques. Ainsi, la politique placerait la critique au centre du débat comme fondation de la cité. Cela signifie donc que le terrain de la politique, des « libertés libres » est celui de la Praxis, de l’agir et non de la théorie. C’est d’ailleurs ce qui fait toute la différence entre la praxis et la poiesis. Plotin affirmait à ce propos « poiesis, asthenia theorias » : la fabrication est l’asthénie de la théorie. Cette mise en rapport de la poiesis avec la theoria, fait de la fabrication une compensation de la théorie comme contemplation.
*Poète, essayiste, dramaturge et peintre
Bibliographie:
[1] Paris 1986.
[2] Jules Michelet (1798-1874), historien français.
[3] Frederik Nietzsche : Gai Savoir.
[4] Hannah Arendt : La condition de l’homme moderne. Calmann Lévy, 1961.
[5] Martin Heidegger (1889-1976), philosophe allemand.