Chronique philosophique. F comme Fin et moyens ou Praxis et Poésie – 3ème partie – (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Par Nasser-Edine Boucheqif*

Si parler en public correspond au déploiement d’un discours qui tient compte des différences de cette pluralité irréductible de l’homme, qui ne véhicule pas un discours figé rendant compte d’une totalité totalisante, alors il témoigne d’une conspiration des agir, ou l’univers de l’impératif catégorique chez E. Kant, c’est-à-dire de la Gaule.

Il s’agit en effet selon E. Kant de percevoir les libertés humaines comme un champ de bataille. Celui-ci s’inspire des Grecs, précisément de LOdyssée qui, contrairement à L’Iliade qui symbolise le retour chez soi, le retour à l’unité, signale que l’origine de l’homme est au combat.

Il y a un parallèle entre la Gaule et la pensée critique de E. Kant. La Gaule, chêne vert de la pensée grecque est le lieu de combat et de débat philosophique par excellence, le lieu d’exercice de la pratique politique, où tout individu s’affirme donc en tant qu’homme parmi d’autres hommes ; être réel, donc relatif.

Il n’y a donc pas de cité juste possible sans cette liberté des singularités, comme les Grecs l’avaient d’ailleurs très bien compris. La politique est inséparable de la notion de liberté.

Tout le drame de la modernité et l’expérience du totalitarisme ont très bien montré l’incompatibilité de la politique et de la liberté si bien que « nous sommes aujourd’hui enclins à croire que la liberté commence où le politique finit parce que nous avons vu que la liberté avait disparu là où des considérations soi-disant politiques l’emportaient sur tout le reste[2]. »

Seulement, si la démocratie s’inscrit dans cette logique floue, qui correspond à ce qui doit être sans cesse remis sur la place publique, peut-elle assigner un point culminant à l’action ?

L’harmonie pensée par Héraclite désigne une pensée de la multiplicité qui place l’apeiron, c’est-à-dire l’inachèvement, au cœur de toute action humaine. L’harmonie ne pourrait donc naître que du chaos, d’une inquiétude, de la mer et résulterait d’un vacillement des contraires. Elle s’apparenterait ainsi à un tissage instable et riche des multiplicités et symboliserait le respect des différences, des singularités. C’est ce qu’illustre Aristote dans l’Éthique à Nicomaque II, VI, à travers la pensée du Kairos. Ce moment opportun ne suggère pas un calcul de la pensée, mais il témoigne de l’insuffisance de la proportion par rapport à l’action. Il exprime ainsi le moment où l’ajustement de l’action prend fin, la vertu culmine. Il va donc constituer la « décence » (epi eikie) qui va intérioriser le Kairos pour corriger, dans certains cas, l’injustice et ainsi assouplir la loi et y déroger, avec bienveillance et mansuétude. Ainsi la justice authentique rétablit le droit en situation selon une mesure de l’occasion, de l’opportunité (le Kairos).

En ce sens, Athéna représente cette pensée du Kairos, ouverte à l’imprévu, dans cette retouche indéfinie de la stochastique (stochasmô = approximation). Protée, Dieu de la mer, ce lieu instable, reflète également ce tâtonnement empirique et ce réajustement continuel. Le Kairos est d’ailleurs ce que M. Heidegger a interprété par « Die Stimmung » (tonalité, humeur, « Angst »).

Cette question de la fin et des moyens, envisagée sous l’angle de la liberté et du politique, illustre l’exemple de ce que peut représenter un problème irrésolu, c’est-à-dire qu’il procède non pas d’une dialectique qui superpose les concepts les uns par-dessus les autres en vue d’édifier un monument métaphysique, mais d’un partage d’opinions, d’un dialogue infini. Ce que E. Kant a précisément dénoncé dans ses trois critiques, c’est cette discursivité qui ne peut fournir, à travers des idées en soi, que des illusions de la raison dans un jeu des concepts sans s’appliquer à l’espace et au temps. La question que pose E. Kant : Que fait l’homme quand il raisonne, c’est-à-dire lorsqu’il utilise la raison toute seule, le syllogisme ?

Par le raisonnement, il veut résoudre, conclure, clore le débat, en finir avec le jugement.

Cet encerclement du savoir, développé par ailleurs chez G. W. F. Hegel, est propre à la religion catholique lorsqu’elle est présentée comme un stade de l’histoire de l’esprit.

L’Église n’est donc pas seulement le lieu de participation au savoir, mais aussi au vouloir, au faire, à l’édification d’une cité, le politique, c’est-à-dire un savoir qui s’accomplit dans le politique. La cité est donc ce qui apparaît comme la fin absolue de l’homme, la vérité ultime obtenue par ascension (Aufhebung). Comme le mentionne E. Kant, il s’agit donc de détruire cette dialectique dogmatique, discursive et syllogistique pour rétablir le sens premier de la dialectique, une dialectique critique.

Si la fin de l’homme n’est pas comprise dans une logique dogmatique, elle concerne sa façon de passer, de progresser.

Le progrès n’est donc pas une discursivité historique, ni une unité de parcours de l’esprit qui intègre tous les moments dans une totalité, mais plutôt une relativité infinie non totalisable de toutes les activités humaines.

Faire vivre une pensée du progrès ne consiste pas à conserver une penser contemplative qui rassemble (Gelassenheit), mais à développer une pensée qui se distribue, s’évente (Uberwinden), se multiplie, éclate dans tous les sens, devient exubérante (Ausgelassenheit). Si bien que l’on peut dire que la tolérance n’a de sens que dans un contexte où s’expriment des différences, car dans un climat d’indifférence, il ne pourra y avoir que de l’intolérance.

*Poète, essayiste, dramaturge et peintre

Bibliographie: 

 [1] Paris 1986.

[2] Hannah Arendt, La Crise de la culture.