Par Nasser-Edine Boucheqif*
Cela signifierait-il donc que la liberté des hommes ne va pas sans une remise en question incessante des individus en tant qu’ils affrontent les objets du réel ?
Si la critique est inhérente à la liberté, n’a-t-elle pas de fin ? Et à quel moment la critique doit-elle laisser place à l’action ?
Si l’homme est une fin en soi, le dialogue sur la place publique va donc se présenter comme ce qui va permettre de tisser des libertés uniques et plurielles entre elles : « la parole correspond au fait d’individualité, elle est l’actualisation de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmi des égaux », ou plus loin « l’acteur, le faiseur d’actes, n’est possible que s’il est en même temps diseur de paroles [2]».
Ainsi, la parole devient agissante. Si une fin comme démocratie peut être envisagée, il semble que cela ne soit possible qu’à condition que les moyens mis en œuvre dans cette entreprise relèvent de libertés, c’est-à-dire du déploiement de la parole donc de l’action. S’il nous semble aujourd’hui que le communisme, qui est de l’ordre du tout politique, et le capitalisme comme modèle du tout économique, ont échoué dans cette tentative de maintien de la pluralité des êtres et la diversité des activités à une unité, c’est-à-dire au monde de l’Unification (Greganz), selon l’expression de martin M. Heidegger[3], alors un monde politique qui naîtrait du dialogue de libertés, ferait exister la pensée et procéderait donc d’une remise en cause permanente des choix politiques. Ainsi, la politique placerait la critique au centre du débat comme fondation de la cité. Cela signifie donc que le terrain de la politique, des « libertés libres » est celui de la Praxis, de l’agir et non de la théorie. C’est d’ailleurs ce qui fait toute la différence entre la praxis et la poiesis. Plotin affirmait à ce propos « poiesis, asthenia theorias » : la fabrication est l’asthénie de la théorie. Cette mise en rapport de la poiesis avec la theoria, fait de la fabrication une compensation de la théorie comme contemplation.
Cela revient à dire que si l’accomplissement même du savoir comme sagesse n’est pas accessible, il est alors possible de le faire. La République apparaît ainsi comme la construction d’une œuvre qui comporte à la fois cette pédagogie de la contemplation et la théorie politique d’un modèle à construire. Lorsque Socrate remonte vers l’acropole, c’est en remontant qu’il fabrique et forge Athènes, selon le modèle idéal de la politeia, qu’il construit comme un édifice, une pyramide. Il remonte vers le savoir (épistème). Ainsi, ce modèle de la poietique, en tant qu’elle fait des œuvres est toujours pensée en rapport avec la théorie. Cette vision platonicienne de la cité qui repose sur une métaphysique de l’art et pense une œuvre d’art selon la maquette d’une totalité parfaite et unifiée, est en contradiction avec le véritable artiste qui est un être en mal d’œuvre et celui qui va sans cesse mettre en question l’œuvre et révéler ce qui relève d’art dans l’œuvre et ce qui s’oppose à l’œuvre en tant que totalité.
- Picasso[4] (et bien d’autres) illustre bien cette idée de désœuvrement propre à l’artiste ainsi que la mise en question d’un certain académisme.
On comprend alors très bien tout le sens que prend la praxis dans une élaboration commune de la politique. Il ne s’agit pas de se soumettre à une loi mais de l’éprouver, la pratiquer car l’expérience des libertés ne consiste pas à appliquer un principe à une action, mais à s’impliquer dans une action. Ainsi, la praxis, au sens où l’entend Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, qui implique la liberté de l’homme, correspond donc à une effectivité qui s’épuise en soi et s’invente. C’est également ce que F. Nietzsche entend par « volonté de puissance », la vie qui invente la ruse, être plus, s’augmenter, se surpasser. Ainsi, l’homme libre, celui qui a à répondre de son existence, va témoigner à travers chacun de ses actes de sa virtuosité.
Le caractère de virtuosité nous rappelle d’une certaine manière le fait que les Grecs utilisaient toujours des métaphores telles que le jeu de la flûte, la danse, la guérison et le voyage en mer, pour distinguer la politique des autres activités, ce qui veut dire qu’ils puisaient leurs analogies dans ces arts pour lesquels la virtuosité d’exécution est décisive.
Dans L’Iliade[5], les Grecs s’interrogent indéfiniment sur la politique en décrivant les champs de bataille de la liberté grecque comme la confrontation des singularités dans un combat loyal d’exposition des fins entre elles. Agir revient donc à Co-agir. En ce sens, il apparaît bien que le « Mitsein » est premier par rapport au « Dassein », tout comme l’idée de dialogue naît de l’existence de l’autre.
Si l’on analyse tout le processus de décision chez Aristote, on s’aperçoit que toute éthique est politique. La description que nous donne Aristote de la démocratie est d’une certaine façon comparable à des rencontres comme dans le banquet où chacun apporterait sa touche personnelle.
La liberté se manifeste donc pour l’homme de la praxis à travers l’agir à l’image de l’homme qui joue de la flûte ou de celui qui parle ouvertement sur la place publique.
*Poète, essayiste, dramaturge et peintre
Bibliographie:
[1] Paris 1986.
[2] Hannah Arendt : La condition de l’homme moderne. Calmann Lévy, 1961.
[3] Martin Heidegger (1889-1976), philosophe allemand.
[4] Pablo Picasso (1881-1973), peintre, dessinateur, sculpteur et graveur franco-espagnol.
[5] Épopée grecque attribuée à Homère. L’Iliade a été fixé par écrit au VI siècle A-J. L’Iliade avec L’Odyssée sont les deux plus grandes épopées de la Grèce antique.