Ainsi parlait Sayyed Al-qimni

Par Chakib HALLAK*

Il est traditionnellement admis dans la culture islamique que l’Histoire commence avec la Révélation et que la période qui la précède, c’est-à-dire la Jahiliyya, est une période d’obscurité et d’ignorance. Il en résulte une discontinuité de l’Histoire, une rupture avec le patrimoine culturel. Pour les salafistes et les intégristes, l’Islam s’est créé ex nihilo, dans un vide sans tradition ni patrimoine culturel. C’est dans ce contexte que se situe l’œuvre de Sayyed Al-qimni qui a travaillé, pendant des années, à la déconstruction des «mythes» entourant l’Islam des débuts. Pour lui, cette déconstruction consiste à revendiquer le patrimoine antéislamique, en remontant à l’époque biblique et même pharaonique, pour arriver à la période constitutive de l’Islam.

L’une des contributions les plus considérables d’Al-qimni est d’avoir rendu possible l’étude comparative des religions en Égypte qui, jusque-là, n’était qu’un simple département des langues orientales anciennes. Ce qui a permis à plusieurs chercheurs et penseurs  égyptiens, tels Hassan Hanafi et  Nassr Hamed Abu Zayd et d’autres, de faire pression pour la création du département  des religions comparées et de l’histoire des religions.

Notons que l’ouvrage qui fera connaître Al-qimni et fera de lui le fondateur de l’histoire comparée des religions dans l’univers académique égyptien, est son magistral « Osiris et le Credo de l’Éternité dans l’Égypte Ancienne », paru en 1988 chez Dar Al-Fikr au Caire.

La principale caractéristique de ce livre est l’importance qu’il accorde à l’approche historique, économique et sociopolitique des mythes et credo, pour comprendre et expliquer les composantes de la mythologie égyptienne. L’étude d’Osiris (l’un des dieux de l’Égypte ancienne) est intéressante parce que, comme le souligne Nassr Hamed Abu Zayd, elle constitue une preuve concrète de la continuité de l’héritage culturel et intellectuel de l’Antiquité bien après la naissance de l’islam.

Si cette continuité est théoriquement reconnue par de nombreux chercheurs contemporains dans le monde arabo-musulman, sa démonstration pratique remonte à Al-qimni, qui s’appuie sur l’étude de l’héritage culturel de l’Égypte ancienne et non sur des concepts théoriques. Le concept de Trinité, fondamental dans le christianisme, et le concept de de l’Éternité, encore plus fondamental dans les religions monothéistes, font partie de l’héritage culturel et intellectuel de l’Égypte ancienne. (Voir: Ziad Hafez, « La pensée religieuse en Islam contemporain »).

Dans son livre « Le parti hachémite et la fondation de l’État islamique » (al-ḥizb al-Hāšimī), Al-qimni s’est intéressé aux premiers temps de l’islam, d’un point de vue socio-historique. Il esquisse les fondements de l’État islamique en Arabie et les origines du credo de la nouvelle religion qui a vu le jour au 7ème siècle. Il fait ainsi remonter les origines de l’islam à la Hanifiya, croyance pré-islamique, et à l’action politique de Abd Al-Mutalib, le grand-père paternel du prophète Muhammad.

Al-qimni s’est ainsi attiré des critiques virulentes: on lui a reproché de réduire le rôle de la révélation dans l’apparition de l’islam et de faire apparaître une continuité là où la tradition insistait sur la rupture. Il souligne en effet la dimension politique de l’action du Prophète. Youssef Al Badri, par exemple, a accusé Al-qimni en disant: Al-qimni déconstruit l’islam à l’aide d’attaques éloquentes et enrobées de sucre; il est donc plus fatal que Salman Rushdie, l’auteur des « Versets sataniques ».

 Des déclarations assassines et irréparables.

Si Sayyid Al-qimni est connu par le grand public, c’est surtout pour ses avis très tranchés et ses prises de position singulières sur l’islam politique.Il est connu pour avoir dénoncé le discours d’Al-Azhar, notamment, en affirmant que cette institution religieuse officielle, est devenue tyrannique à l’égard de tous ceux qui parlent de religion et ne permet à personne en dehors de son système d’exprimer une opinion ou de débattre d’une idée.

Voici quelques déclarations à la télévision qui permettent de mieux comprendre ses réflexions et les hurlements qu’elles ont pu susciter.

– « Le patrimoine [islamique] s’est figé il y a mille ans, au quatrième siècle de l’islam, dit-il. Depuis, il n’a pas avancé, n’a pas évolué, ne s’est pas renouvelé. La religion constitue toujours la source principale de la pensée du citoyen ordinaire. Les citoyens ordinaires ne se tournent pas vers les sciences naturelles ou les mathématiques pour résoudre leurs problèmes. Il se tourne vers la religion. Imaginez une religion qui, il y a mille ans, n’ajoute plus rien, n’évolue plus, ne se renouvelle plus (…) Par conséquent, la façon dont les musulmans pensent est en totale contradiction avec notre époque, car ils pensent selon la logique d’il y a mille ans. Un millénaire entier n’est pas anodin. L’humanité a progressé et les sciences ont progressé d’une manière que personne n’aurait pu prévoir. Les musulmans n’arrivent pas à saisir et à comprendre ce grand progrès».

– « [Al-Azhar] est devenu un musée vivant de créatures du passé. Le passé et l’occupation arabe dépérissent ici, et dans ce pays, ils mènent leur dernière bataille contre le monde, contre la modernité et contre la science ».

– « Tout musulman qui croit que sa religion est adaptée à tous les temps et en tous lieux est un terroriste par définition ».

– « Les juristes tentent de reconnaître les droits des femmes tout en les maintenant dans un état de déficience mentale et religieuse »

– « AL-Azhar a refusé d’accuser l’ISIS d’hérésie pour une raison très simple. S’il l’avait fait, l’ISIS aurait dit : « Tout ce que nous savons, nous l’avons appris de vous ».

(…) Je n’ai pas dit qu’Al-Azhar était une organisation terroriste. En fait, je la considère comme la source qui exporte le terrorisme dans le monde. C’est la source du terrorisme. Al-Azhar est l’ennemi de tout ce qui est moderne ».

– « Nous sommes des peuples arriérés, et quiconque dit le contraire est soit idiot, soit fou, soit stupide. Nous sommes parmi les pays les plus arriérés du monde. Pourquoi quelqu’un devrait-il conspirer contre nous ? Ils n’ont qu’à nous laisser à notre sort. Notre héritage est le meilleur moyen de nous infliger la défaite, l’arriération et la régression ».

– « Le colonialisme a de grands avantages (…). Si nous organisions un appel d’offres, cherchant quelqu’un pour nous coloniser, personne ne viendrait. Si je demandais à la Grande-Bretagne de venir nous coloniser de nouveau, ils ne viendraient pas. Nous sommes un boulet. [S’ils venaient], ils arrangeraient tout. Notre chemin de fer était le plus grand chemin de fer du monde. Le train était le plus magnifique et le plus ponctuel. Il faisait la fierté de l’Égypte. Qui l’a construit ? Les Anglais. Nous avons fait le travail concret, mais si les Anglais n’avaient pas été là, nous n’aurions pas non plus accompli cela. Si la civilisation européenne n’était pas venue en Amérique, les Indiens feraient encore du feu avec des pierres. Pourquoi sommes-nous si contrariés quand quelqu’un de civilisé vient nous occuper ? Ils sont plus capables que nous. On nous raconte que le colonialisme est la raison de notre retard. Ce n’est pas vrai ».

– « Cheikh Mohammed Hassan a dit: « Vous tenez notre religion de notre Seigneur, alors vous devriez écraser votre esprit avec vos chaussures ». Utiliseriez-vous votre cerveau s’il [Mohammed Hassan] vous dit que le Seigneur ne veut pas que vous pensiez ? Il vous dit que c’est dans le livre du Seigneur et que vous devriez vous abstenir de penser ! Si vous avez une question, demandez à Dieu ! Si vous avez besoin d’aide, tournez-vous vers Dieu ! Mais comment ? Dieu répond à la prière de l’opprimé. Il la suspend je ne sais où – quelque part dans les cieux – et répond à ces prières « même après un certain temps ». Eh bien, si vous êtes notre Seigneur, et que Vous avez la possibilité de m’aider, pourquoi ne m’aidez-Vous pas maintenant ?! Pourquoi « après un certain temps » ?! N’êtes-Vous pas capable d’aider les opprimés ? N’êtes-Vous pas Dieu ? Alors aidez-moi maintenant. Pourquoi « après un certain temps » ? Attendez-Vous de moi que j’améliore les choses uniquement par moi-même, et que je dise « merci » ? Certaines questions sont élémentaires, mais ces gens ont décidé de ne pas utiliser leur esprit. Donc, ils ont totalement effacé la conscience égyptienne. Ils ont effacé tout ce qui concerne le pays dans l’esprit égyptien. Par conséquent, tout type de pensée est devenu une hérésie ».

– « Le premier moment de tristesse est arrivé le 3 juillet, quand Al-Sissi a fait son discours. J’ai vu que les gens assis là avaient tous de longues barbes – les salafistes, l’église et Al-Azhar. Je cherchais un Atatürk égyptien. Il y a quelques semaines, j’ai dit que nous avions besoin d’un Atatürk égyptien. Seul un Atatürk égyptien pourrait redresser ce pays. J’espérais qu’Al-Sissi deviendrait un Atatürk. Mais cela ne s’est pas produit ».

Comme toute critique des théologiens et autres imams dominants est considérée comme une attaque contre l’Islam, Al-qimni a vécu ces deux dernières décennies, jusqu’à sa mort le 6 février 2022, comme l’homme à abattre. Pour conclure, nous pouvons dire que c’est vraiment une grave erreur d’appréciation de la part de ses détracteurs, que de s’arrêter aux quelques formules tranchées et assassines d’Al-qimni, qui, s’il reconnaissait chercher à « blesser » ne le faisait que pour éveiller les consciences. S’il est surtout connu pour avoir énoncé ces formules, c’est la pertinence de sa pensée qui doit retenir l’attention.

*Enseignant-chercheur à Paris