Par Dr. Abderrahim CHIHEB
L’intérêt porté à la question sur l’Islam dans son rapport à la modernité ne date pas d’aujourd’hui. Il remonte au 19ème siècle et continue toujours d’être un sujet d’actualité sur lequel, d’ailleurs, les avis sont loin d’être unanimes. Mais, le propos de cet article n’est pas celui de dresser un panorama des positions des uns et des autres, mais d’interroger, de manière critique, ces deux notions pour tenter d’y déceler ce qui aurait empêché le projet de leur union d’aboutir. Car, depuis deux siècles à peu près, le monde arabo-musulman n’a cessé de se débattre et de multiplier les tentatives pour embrasser cette modernité sans vraiment y parvenir. Pourquoi alors cet insuccès et quelles en sont les raisons ?
Où en est ce débat aujourd’hui ?
Sans nul doute, le débat sur l’Islam et la Modernité, fille de l’Occident, est un sujet clivant qui tourne le plus souvent à la controverse, voire à la polémique. Le souci de ceux qui s’y intéressent n’est pas tant la recherche de la vérité que le désir, conscient ou inconscient, de se conformer à l’imaginaire et aux représentations propres aux types anthropologiques, aux cultures et aux civilisations dont ils sont, eux-mêmes, non seulement les représentants et pour lesquels ils prennent fait et cause, mais le produit et le résultat tout à la fois.
De même, il ne fait aucun doute que les penseurs, les élites intellectuelles et les élites politiques ont joué et jouent encore un rôle déterminant quant au processus de métamorphose et de transformation de ces représentations en des faits avérés qui, en principe, finissent par acquérir un statut de vérité. Une vérité qui est, dans bien de cas et de situations, à l’origine des confusions, des amalgames, des contrevérités, des idées reçues, des a priori, des préjugés que l’on retrouve aussi bien du côté du monde occidental que de celui du monde arabo-musulman. Ce qui ne manque pas de générer des tensions et des frictions, et de conduire à toutes sortes de malentendus, de discordes, d’hostilités, de conflits et de guerres entre les peuples et les nations. Les annales de l’Histoire regorgent d’exemples, de cas et de récits qui illustrent parfaitement ce genre de situations.
Aujourd’hui, les débats, entre les occidentaux et les arabo-musulmans, sur l’Islam et la Modernité, notamment concernant l’échec de l’Islam à intégrer la modernité, semblent se poursuivre en faisant du sur place, en quelque sorte ; en ce sens que l’on retrouve les mêmes leitmotivs qui reviennent à travers des questions, dont les contenus sont les mêmes ou presque, mais présentées sous des formulations diverses. Cet état de choses est dû au fait que chacune des parties concernées avance des arguments, dont les fondements lui sont propres, pour expliquer et justifier ce qui s’est passé, sans être pour autant disposée à en assumer la responsabilité et les conséquences qui en découlent.
Du coup, il devient plus facile de faire porter « le chapeau » à l’autre et de prétendre que c’est cet autre qui est responsable de tout ce qui nous est arrivé et tous les malheurs qui nous ont touché. De même, il devient plus aisé de se soustraire à la reddition des comptes et plus accommodant encore de se livrer au jeu de la victimisation ou/et de la diabolisation de l’autre comme étant la seule et unique cause des échecs, des revers et des déconvenues qui ont pu être les nôtres durant notre existence. Malheureusement, force est de constater que ce jeu pervers, a bien fini par conduire à l’impasse et au statu quo puisque chacune des deux parties continue, par obstination et mauvaise foi, de camper sur ses positions ; en refusant de faire tout effort de compréhension et en rejetant toute idée de concession, de compromis ou de consensus pour faire avancer le débat un tant soit peu.
C’est pour cette raison même qu’il importe de souligner, semble-t-il, qu’il n’y a jamais eu véritablement de débats entre les occidentaux et les arabo-musulmans autour de la problématique de l’Islam et la Modernité, mais tout juste des polémiques, des discours accusateurs, des procès, des pugilats, des joute oratoires, des critiques infondées, des réquisitoires sans appel…, etc. Cette situation, qui traîne depuis fort longtemps, risque de perdurer pas mal de temps encore tant que les parties intéressées n’ont pas jugé nécessaire de mettre un terme à ce dialogue de sourds qui au, bout de compte, ne mène nulle part. C’est pourquoi il devient nécessaire d’opérer une rupture avec cette pratique préjudiciable et de prendre le parti de renouveler le regard sur cette question de l’Islam et la Modernité en vue de la repenser à nouveau et de la questionner autrement et sur de nouvelles bases.
Les chances de réussite d’une telle démarche seront tributaires, pense-t-on, de la mise en place des conditions propices à l’instauration d’un débat sérieux avec l’engagement ferme de l’inscrire dans un nouvel espace où il sera possible de promouvoir des valeurs universelles : La diversité, l’ouverture sur l’autre, l’acceptation de la différence sont, entre autres valeurs, les ingrédients d’une nouvelle vision partagée par tous et susceptible de jeter les ponts d’un dialogue authentique et conciliateur entre les civilisations et entre tous les hommes, d’une manière plus globale. Si, par bonheur, cela venait à se produire, il contribuerait à changer l’état d’esprit des uns et des autres en les rendant plus attentifs et plus responsables vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres. Les esprits malveillants verront dans ce propos un angélisme béat et naïf, mais cela n’est pas impossible, après tout. Il suffit d’y croire, d’y travailler surtout et que chacun mette du sien pour que nous puissions, tous et ensemble, faire en sorte que ce qui paraissait comme un rêve impossible devienne une réalité.
Qu’est-ce que la modernité a apporté à l’Occident ?
Il convient tout d’abord de dire ce qu’est la modernité elle-même en précisant tout de suite qu’elle est un concept qui revêt plusieurs sens et définitions. Cette pluralité est, à non point douter, due à la diversité et aux différences qui caractérisent les multiples champs de la connaissance, en général et ceux se rapportant aux sciences humaines et à la philosophie, en particulier. Ceci étant dit, une synthèse des sens et des définitions que proposent ces disciplines convergent vers le fait que la modernité se présente comme « un rite de passage », c’est-à-dire un processus de transformation qui consiste à passer d’un état à un autre état différent. C’est exactement ce qui s’est passé avec l’avènement de la modernité en Occident, laquelle a inauguré, vers la fin du XVème siècle et le début de la Renaissance, une nouvelle ère au sein de cet espace en y induisant des changements profonds et des effets de grande ampleur qui ont affecté l’ensemble des structures de la société occidentale.
Par changements profonds et effets de grande ampleur, il faudrait entendre une rupture historique nette mettant en évidence un avant et un après qui s’est opéré par la transition d’un moment à un autre moment différent, d’une époque à une époque nouvelle. Sur le plan religieux, cela s’est produit, avec le basculement de la société occidentale du catholicisme au protestantisme ; un changement qui s’est soldé par le retrait de la religion de l’espace public et qui a conduit, par la même occasion, à considérer la foi, dorénavant, comme relevant du domaine privé.
Dans le même ordre d’idées, la modernité a infligé le même sort à la tradition, corollaire de la religion, dans la mesure où sa raison d’être est justement d’assurer la permanence et la conservation de la révélation divine. Car, cette modernité, dont le regard est tourné vers l’avenir, s’oppose frontalement à la tradition, non seulement en raison de la propension de cette dernière à l’immobilisme et à la stagnation, mais également pour son conservatisme qui se manifeste clairement par son attachement au passé.
Ainsi, après tant de faits et de péripéties qui ont jalonné cette longue lutte entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, incarnés respectivement par l’État Républicain et l’Eglise Catholique, ce bras de fer s’est achevé par la promulgation, en France, d’une loi en vertu de laquelle ces deux pouvoirs ont été séparés. Il s’agit de la loi sur la laïcité de 1905 qui a été élaborée conformément à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Son principe fondamental est non seulement la séparation de l’État et des organisations religieuses, mais, aussi et surtout, la garantie de la liberté de conscience et de culte et ce, dans les limites du respect de l’ordre public.
Par ailleurs, d’autres transitions se sont opérées au sein de la société occidentale sur les plans intellectuel, culturel et social. Elles se sont manifestées, dans cet ordre, par le passage de cette même société de la tutelle de la tradition à la raison, comme principe universel, ensuite, celui des particularismes et des différences culturelles propres aux différents peuples et communautés à une conception universelle de la civilisation ; et enfin, le passage de la collectivité, avec son autorité et ses contraintes, à une société où les hommes sont des individus libres et égaux.
Enfin, et suite aux évolutions majeures qui ont marqué le 18ème et le 19ème siècles, notamment la révolution française et la révolution industrielle, la société occidentale a connu une autre transformation au niveau de ses structures politique et économique. Cette transformation s’est illustrée respectivement par le passage de l’État autoritaire à l’État de droit, et de l’économie domestique et agricole au capitalisme industriel.
Tels sont les principaux traits qui ont concouru à l’invention par l’Occident de la modernité que d’aucuns considèrent comme étant l’événement majeur, voire le plus grand de l’Histoire de l’Occident. Dans cette singularité civilisationnelle, par laquelle cette aire culturelle se distingue du reste de l’Humanité, figurent des éléments de cette modernité, dont l’efficience et la performance ont été confirmées à l’aune de l’évolution positive et des résultats probants réalisés, à partir de la fin du Moyen-Âge et le début de la Renaissance, qui ont permis à l’Occident d’atteindre le niveau de développement et de croissance, qu’on lui connaît et reconnaît aujourd’hui, dans tous les domaines ou presque.
Voilà pourquoi, il ne suffit pas, aujourd’hui, de se rendre à l’évidence et de reconnaître à l’Occident cet exploit comme une réalité historique indiscutable, mais il faudrait, en plus, se résoudre à changer d’attitude mentale et intellectuelle en orientant le regard, cette fois-ci, vers le côté positif des choses, et, en se disant que si cela a été possible pour la société occidentale, il n’y a pas de raison pour que ceci ne le soit pas pour les autres sociétés, la société arabo-musulmane comprise. Cela étant dit, La modernité n’est pas et ne peut pas être exempte de reproches et de critiques ; raison pour laquelle il faudrait, pense-t-on, considérer cette modernité non comme un modèle à imiter ou copier à la lettre mais tout juste comme une source d’inspiration en gardant toujours à son égard une attitude critique et en observant les précautions requises pour la situation.
Pour une autocritique sincère et constructive
Dans ce qui a précédé, il a été dit qu’il était temps d’en finir avec les faux débats et les polémiques qui ne font plus sens, aujourd’hui, entre les occidentaux et les arabo-musulmans pour engager un dialogue véritable et authentique sur l’Islam et la Modernité. Mais, il y a un préalable dont on n’a pas encore parlé et par lequel il faudrait commencer avant d’envisager ce dialogue avec cet autre. C’est, avant tout, un dialogue franc et sincère avec soi-même, d’abord.
En effet, il s’agit pour le monde arabo-musulman de remettre de l’ordre, avant toute chose, dans sa propre demeure, de faire preuve, ensuite, d’esprit critique, de discernement et de questionnement lucide sur ce qui s’est passé chez les autres, sur l’évolution du monde, sur ce qui s’y est produit et s’y produit encore aujourd’hui, sur l’incidence de tout cela sur ce monde arabo-musulman, en tant que religion, aire culturelle et civilisation, sur l’attitude qui doit être la sienne et surtout sur ce qu’il faudrait entreprendre aujourd’hui pour ne plus continuer à subir les effets ravageurs de cette crise endémique et structurelle dont il fait l’objet, depuis plusieurs siècles maintenant.
Le monde arabo-musulman a entériné sa défaite et sa reddition lorsqu’il a fini par souscrire et intérioriser la thèse, de ceux qui ne lui veulent pas forcément du bien, selon laquelle si le monde arabo-musulman a échoué à intégrer la modernité, la démocratie et d’autres choses de ce genre, sa culture, et sa propre culture seulement, qui en est la cause. Et à force d’avoir trop laissé dire et d’avoir trop écouté cela, il a abdiqué et renoncé à se battre vraiment pour laisser s’installer au fond de lui le sentiment, voire le complexe de l’échec et de « l’acte manqué », qui continuent, aujourd’hui, à le poursuivre dramatiquement. Mais quoi qu’il en soit, il ne faut pas croire que cette situation est le produit de la malédiction, la fatalité ou de la mauvaise fortune comme certains ont tendance à le répéter, le plus souvent à des desseins inavoués et pas toujours pour des motifs clairs et justifiés.
En réalité, ce n’est pas parce qu’on a échoué une fois, ou même plusieurs fois, que l’on est condamné à l’échec pour l’éternité. En effet, derrière un tout échec, comme toute réussite d’ailleurs, il y a des facteurs qu’il suffit d’identifier et d’analyser pour pouvoir expliquer et comprendre les raisons ayant conduit à ce résultat. Il s’agit donc de procéder à une analyse critique de ce qui pose problème.
C’est ce qui peut être proposé pour sortir de cette crise arabo-musulmane, sachant, pourrait-on rétorquer, que le diagnostic et l’analyse ont été déjà faits, plusieurs fois même et à différents moments de l’Histoire du monde arabo-musulman. Mais cela n’a pas abouti au résultat escompté faute des blocages multiples qui ont, à chaque fois, torpillé les efforts et tentatives effectuées pour dénouer cette situation. La chute de l’empire ottoman – qui a jeté le monde arabo-musulman, en pâture, aux puissances européennes-, le colonialisme, le néocolonialisme, la guerre froide, sont peut-être des réalités historiques qui peuvent illustrer et étayer cette affirmation.
Mais tout cela, c’est de l’Histoire ancienne à présent car, le monde d’aujourd’hui a beaucoup changé, et ce changement a apporté avec lui de nouveaux éléments à cette analyse critique ou autocritique que le monde arabo-musulman est appelé à reprendre, avec, en perspective, la possibilité d’intégrer la modernité qui continue à lui échapper jusqu’à présent. Car, la question fatidique dont on ne peut plus faire, aujourd’hui, l’économie est celle de savoir pourquoi l’Islam a échoué là où d’autres pays musulmans, en Asie par exemple, ont pu se moderniser et se démocratiser. C’est pour dire, tout simplement, que si cela a été possible pour des non occidentaux, en l’occurrence des pays orientaux, relevant d’une aire géographique et culturelle proche de celle des pays arabo-musulmans, alors cela est également possible pour ces derniers.
Pour une réformation authentique et réelle
Si le principe d’une réformation authentique et réelle est acté comme étant une nécessité que l’on ne peut plus ajourner et une condition sine quo non au changement pour sortir de la crise, la question cruciale, à présent, pour le monde arabo-musulman, est de désigner clairement les domaines qui doivent être prioritairement réformés. Il s’agit probablement des domaines qui ont été déjà évoqués précédemment et qui constituent, pense-t-on, le cœur de la modernité que l’on considère, aujourd’hui, comme la panacée pour rompre avec toutes les formes de sous-développement et pour rattraper le temps perdu.
La religion, eu égard à l’intérêt capital qu’elle représente, particulièrement avec le contexte de la crise spirituelle qui sévit actuellement à travers le monde, se trouve à la tête des priorités des domaines qui appellent à être réformés de toute urgence. Cette réforme doit se pencher, tout d’abord, sur deux éléments fondamentaux pour l’Islam et son histoire qui sont la raison, notamment son statut et sa place dans et par rapport à cette religion ; et la jurisprudence, AI- ijtihad, et sa réactivation. Ces deux concepts, suite à la mauvaise fortune qui a été la leur et à toutes les conséquences qui en ont découlé, méritent, à présent, d’être repensés et réhabilités et ce, dans le cadre d’un projet global visant l’examen des fondements mêmes de l’Islam ainsi que le renouvellement de la lecture du saint Coran.
Au terme de ce travail, il sera possible de redéfinir les rapports entre le religieux et les autres domaines, notamment le politique, sur des bases qui prennent en considération l’impératif d’adapter et d’harmoniser le texte avec contexte. Précisons tout de suite qu’il n’est nul besoin, par ailleurs, d’imiter ou tout faire comme l’Occident ; et là où ce dernier a choisi la rupture et l’exclusion de de la religion ; l’Islam pourrait donner une réponse créative en optant pour la continuité, plutôt que la discontinuité, entre lui, en tant que dimension spirituelle, et les autres dimensions de la société, mais sur la base d’une nouvelle synthèse conciliatrice.
Le même vent de réforme doit souffler sur le domaine intellectuel, notamment en ce qui concerne la tradition, en tant que foi et croyances, dans son rapport à la raison, comme principe universel qui permet à l’homme de faire la différence entre le vrai et le faux, le bien et le mal. Cette réforme doit veiller à définir strictement la place et les limites de ces deux composantes dont chacune est aussi essentielle que l’autre pour l’islam en tant que système de pensées.
Les volets social et culturel ne peuvent pas se soustraire à cet élan réformiste, et doivent, par conséquent, faire l’objet d’un réexamen, en profondeur. Le but visé est de rendre possible, pour le premier, la mise en branle d’une dynamique capable de rendre les hommes, un tant soit peu, face à la communauté, des individus égaux et libres. Tandis que l’objectif, pour le second, est de soutenir l’effort visant à relativiser les particularismes inhérents aux civilisations et aux cultures des différents peuples à travers la planète (mais sans pour autant renoncer au droit à la différence), en vue de promouvoir et de cultiver une conception plus universaliste et cosmopolite de la civilisation ; mais sans non plus tomber dans les excès auxquels l’Occident a été conduit au nom de la liberté et de l’individualisme qui de plus en plus critiqués au sein de la société occidentale elle-même.
Quant à la réforme du domaine politique, elle est de loin celle qui doit requérir le plus grand intérêt et une attention toute particulière, attendu que du domaine politique, en tant que pouvoir incarnant l’autorité de l’État, dépendent tout le reste de la société en tant que tout. La réforme, pour être en phase avec l’air du temps, avec cette composante de la modernité qui est la liberté, doit orienter le domaine politique vers davantage d’ouverture en vue d’en finir, à terme, avec l’État autoritaire et d’instaurer un État de droit et la démocratie. Il ne s’agit pas, une fois encore, pour le monde arabo-musulman de faire un copier-coller de la démocratie à l’occidentale, mais d’être suffisamment perspicace et imaginatif pour inventer une formule démocratique qui soit en harmonie avec les multiples et divers paramètres qui déterminent ce monde. Ailleurs, des pays, de confession musulmane, ont réussi le pari de la démocratie. Pourquoi la même chose ne serait pas possible pour le monde arabo-musulman. Est-ce que c’est trop demandé ?
Enfin, le volet économique, dont l’importance n’est pas moins égale que celle du volet politique, requiert une réforme qui soit en mesure de mettre en place un système économique débarrassé de certains archaïsmes- l’économie de rente – qui relèvent d’un autre âge. Un système économique qui puisse s’inspirer des valeurs fondatrices de l’Islam et la démocratie occidentale toute à la fois. Ces valeurs qui sont, pour l’essentiel, la liberté d’entreprendre, l’égalité des chances, l’équité et la justesse, sont de nature à rejaillir positivement sur la société en y consacrant les principes de la justice et de la cohésion sociales. Ces deux principes sont les deux vertus qui font défaut au monde d’aujourd’hui en raison des dérives graves et dangereuses du néolibéralisme et dont les conséquences seront, à non point douter, désastreuses pour l’humanité entière.
En dernier ressort, le temps est venu pour le monde arabo-musulman de se libérer du joug du conditionnement intellectuel et idéologique dans lequel il s’est fourvoyé en croyant dur comme fer que l’islam serait incompatible avec la modernité et que, par conséquent, le pari sur cette modernité serait immanquablement voué à l’échec. Les discours qui ont essaimé et rivalisé autour de la question de l’islam et la modernité ont fait plus de mal qu’autre chose et ont fini par installer au sein de l’imaginaire arabo-musulman une grande fébrilité pour ne pas dire un complexe d’infériorité, exactement comme le raconte la parabole du guerrier qui se voit déjà vaincu avant même d’avoir livrer bataille.
Cependant, la vraie bataille que le monde arabo-musulman est sommé d’engager est d’ordre psychologique puisque c’est contre lui-même qu’il doit la livrer : se regarder lucidement en face tel qu’il est, regarder ses forces et ses faiblesses, ses atouts et les risques et les dangers qui le guettent et qui peuvent causer sa perte. Cette lucidité sur soi-même est le préalable, le premier pas vers la guérison de cette paralysie et cette torpeur qui l’empêchent d’agir, d’aller jusqu’au bout de ce qu’il fait, pour lui permettre de se redresser et se remettre debout, pour ne pas rester par terre et se faire piétiner. Cela est, sans doute, plus difficile à dire qu’à faire, mais cela n’est pas impossible. Et il faudrait vraiment le vouloir pour pouvoir le faire par la suite.
En règle générale, la vie ici-bas se présente comme une multitude de possibilités et de choix ; et tout choix est par définition un renoncement mais, en même temps, l’acceptation des sacrifices que l’on doit être disposé à consentir pour pouvoir l’assumer pleinement. En termes plus clairs, si le monde arabo-musulman opte pour cette invention occidentale singulière qu’est la modernité, il faudrait aussi qu’il puisse être en mesure de porter ce choix, et, surtout, de savoir ce que cela implique exactement pour avoir la possibilité d’agir en conséquence.
Certes, l’Occident n’est ni un ange ni un enfant de cœur ; mais il n’est pas non plus le diable, dans tout ce qu’il a d’horrible et de maléfique. En Occident, il n’y a pas que les mauvaises choses, il y a aussi les bonnes choses. C’est sur la partie pleine du verre qu’il faudrait, à présent, porter le regard plutôt que sur la partie vide. C’est peut-être ainsi et de cette façon seulement qu’il serait possible de sélectionner et prendre ce qui est positif et utile et qui peut aider à résoudre les problèmes consécutifs à la crise à quelle le monde arabo-musulman est confronté, depuis fort longtemps. Cela est et reste de l’ordre du possible et du faisable, malgré tout ce que disent, par ailleurs, les mauvaises langues et les esprits défaitistes et malveillants.
Finalement, il ne s’agit, pour une possible alliance entre l’Islam et la Modernité, ni de vendre son âme, ni pactiser avec le diable, et encore moins de se délester de sa culture et de son identité. L’expérience de l’intégration de la modernité par le Japon, l’Inde, la Chine et d’autres pays de l’Asie, n’est ni un fantasme ni une simple extravagance, mais bien une réalité concrète et en même temps une bonne source d’inspiration pour le monde arabo-musulman.
*Universitaire et Analyste Politique