Cette Modernité dont on a tant parlé… ! (Par Dr. Abderrahim CHIHEB)

Par Dr. Abderrahim CHIHEB*

 La Modernité ! Voilà un sujet bien délicat qui hante, jusqu’à l’obsession, beaucoup d’intellectuels et de penseurs, à travers le monde, qui ne cessent de s’interroger, particulièrement sur l’esprit du temps présent ; lequel est visiblement marqué au sceau de l’incertitude, de l’indétermination et de l’ambiguïté qui confinent au malaise. En effet, cette thématique a fait couler beaucoup d’encre et continue de retenir l’attention et de nourrir les débats et les discussions car, la Modernité, dont il est question dans cet article,  est à l’image du contexte historique du monde d’aujourd’hui qui est de plus en plus volatile, changeant et éphémère sous l’effet des évolutions rapides qui l’affectent, des changements brusques, des turbulences et des convulsions qui ne cessent de le secouer et l’agiter en permanence et de toutes parts  ; à telle enseigne qu’il est devenu problématique et difficile pour les élites pensantes comme pour le commun des mortels de se situer par rapport à l’époque actuelle pour tenter de la qualifier par rapport au cours de l’histoire.

L’explication qui vient à l’esprit est que cette Modernité, qui remonte assurément à plusieurs siècles en arrière, est quelque chose de composite et de multiforme revêtant plusieurs visages du fait qu’elle s’est nourrie et développée des différents contextes historiques qu’elle a dû traverser depuis son éclosion. Pour donner quelques éléments de réponse à cette problématique, il convient d’examiner la notion de la Modernité en l’interrogeant de l’intérieur à travers les questions ci-après: En quoi consiste la Modernité en tant que fait historique, c’est-à-dire en tant que rupture ou nouveau paradigme qui a surgi à un moment donné sur la scène de l’histoire ? Aussi, quels sont les fondements qui ont conduit à son émergence et qui lui ont conféré la légitimité qu’elle elle a fait sienne ? Enfin, quelle est la nature de cette Modernité ? Dit autrement, est-ce que cette Modernité, compte tenu de sa longévité dans le temps, est restée la même que celle qu’elle a été depuis le début ou que, chemin faisant, elle a changé pour devenir, aujourd’hui, autre chose ?

Qu’est-ce que la Modernité en tant que fait historique ?

La Modernité ou les Temps Modernes, comme on le dit parfois, est une période historique qui a commencé vers 1492 de notre ère, date à laquelle le Moyen-Âge a pris fin, et qui continue à courir jusqu’à nos jours. Selon les historiens, cette longue période peut être ménagée en trois phases essentielles. La première Modernité qui a débuté avec l’achèvement du Moyen-Âge et s’est prolongée, pratiquement, jusqu’à la fin du 18èmesiècle. La deuxième qui a commencé à partir du 18èmesiècle et s’est clôturée vers le milieu du 20èmesiècle, en 1960 plus précisément ; date à laquelle a démarré la troisième Modernité qui se poursuit jusqu’à présent.

La première Modernité, située entre le milieu du 15ème siècle et la fin, presque, du 18ème siècle, est une vaste période qui va de la Renaissance aux Lumières. Elle a vu se mettre en place, tout au long de ces trois siècles, les éléments constitutifs de la Modernité qui ont donné lieu à des changements profonds au sein du monde occidental. Ainsi, sur le plan culturel, les arts, les sciences, la théologie, la philosophie et la pensée politique ont connu une avancée remarquable ; tandis que l’invention de l’imprimerie par Gutenberg en 1450 a eu un effet déterminant qui a contribué grandement à la diffusion du savoir, des connaissances et de la culture antique dont la Renaissance a fait son cheval de bataille.

Au niveau politique, le changement s’est traduit, en France notamment, par l’abolition du système féodal médiéval et l’émergence de la figure de l’État monarchique moderne, centralisé et bureaucratique. Sur le plan économique, une nouvelle classe sociale a vu le jour avec la bourgeoisie marchande qui s’est constituée consécutivement aux nouvelles découvertes géographiques et à l’extension mondiale du commerce. Cette même phase s’est distinguée, outre la prospérité économique, par une croissance démographique importante et une poussée d’urbanisation considérable ; lesquelles ont enclenché, à leur tour par la suite, un processus d’individualisation, qui a eu pour effet la réduction de la taille de la famille et l’évolution de celle-ci vers un schéma d’autonomie au sein des lignées et des groupes sociaux.

Avec cette première phase de la Modernité, notamment au cours de la Renaissance au 16ème siècle en Italie, s’annonce l’éclosion de quelque chose d’inédit, un esprit nouveau, et un rapport nouveau à la culture, à la religion, au savoir et à l’esthétique. A travers ce nouveau rapport se révèle une vision nouvelle de l’homme, du monde, de l’histoire et un humanisme qui valorise l’homme et croit en ses capacités et ses possibilités d’accès au savoir. Cet homme nouveau qui rejette le passé et conteste toutes les formes d’autorité et l’autorité religieuse en particulier, présente un nouveau profil dans lequel s’unissent universalisme, individualisme, en même temps qu’une exigence d’autonomisation.

D’autre part, cette même première Modernité est à mettre sous le signe de la modernité scientifique puisque les 16ème et 17ème siècles marqueront une rupture épistémologique dans l’histoire des sciences avec des figures telles que: Nicolas Copernic et sa nouvelle conception de l’univers (le passage du géocentrisme antique à l’héliocentrisme) ; Francis Bacon et sa conceptualisation de la méthode expérimentale, et Galilée qui a démontré la théorie de Copernic et posé les bases de la formulation mathématique de la nature. Ces découvertes scientifiques ont conduit à la rationalisation des phénomènes naturels et permis à l’homme d’avoir un accès élargi aux secrets de la nature et aux vérités universelles.

La deuxième Modernité, amorcée vers la fin du18ème siècle, a été un moment de grandes mutations économiques, sociales, politiques et culturelles qui ont entraîné de profonds changements au niveau des structures sociales du monde occidental. En effet, parmi les soulèvements survenus en Europe, la révolution française est, de loin, l’événement politique majeur et emblématique de cette époque qui a donné naissance à une nouvelle figure de la modernité. Il s’agit de l’avènement de la démocratie avec comme corolaires la liberté individuelle et les droits de l’homme.

Un autre événement historique de grande importance s’est produit, dans cette partie du monde, en Angleterre plus précisément, avec la révolution industrielle qui a été rendue possible grâce à la bourgeoisie industrielle. Ce nouveau bouleversement capital a eu pour conséquences la constitution d’une immense masse de travailleurs salariés, l’apparition de nouveaux modes de vie, l’accélération du processus d’urbanisation et une croissance démographique plus importante encore. La révolution industrielle ainsi que le développement remarquable de la technique auquel elle a donné lieu, a permis l’émergence de l’idée du progrès, chère aux Lumières, qui figure également parmi les paradigmes de la Modernité.

Enfin, la dernière vague de cette Modernité s’est ouverte vers la fin des années soixante du 20ème siècle. Certes, il n’y a pas eu, au cours de cette période, de révolutions, à caractère politique, comme ce fut le cas pendant La deuxième Modernité, mais la révolte survenue en France en 1968 a provoqué une grande crise sociale et politique qui a engendré, par la suite, de très importantes réformes juridiques et sociales, ainsi que le renforcement de l’État- providence. D’autre part, la fin de la seconde guerre mondiale a ouvert une nouvelle époque où le monde, divisé en deux blocs idéologiquement antagoniques, a été le théâtre d’une succession de situations politiques différentes comme la guerre froide, la coexistence pacifique et la détente. Cette période critique, avec l’irruption possible troisième d’un conflit mondial, s’est clôturée par un tournant historique majeur sur la scène politique internationale : la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union des républiques soviétiques.

Par ailleurs, et parallèlement à une progression galopante et rapide en matière d’urbanisation et de démographie, ce qui est nouveau dans ce dernier segment de modernité, sur le plan économique, est l’augmentation significative du niveau de vie des gens et l’éclosion d’une nouvelle société dite « société de consommation » et de services, grâce à une croissance soutenue, l’apparition de nouvelle classe sociale et de nouveaux modes de vie avec les jeunes et les étudiants. Le produit et le résultat de cette dernière Modernité en termes de conséquences, se sont révélés à travers l’émancipation des tutelles traditionnelles, une plus grande liberté, l’autonomie, l’explosion de l’individualisme et le développement de la culture de masse.

Quels sont les fondements de la Modernité ?

 A présent, il convient de poursuivre cette réflexion sur la Modernité, en essayant, cette fois-ci, de questionner cette notion sous un angle différent, avec l’objectif de mettre en lumière ce qui a servi de base à la légitimité et à la reconnaissance dont jouit cette Modernité au regard de la société occidentale.

Habituellement, l’imaginaire collectif de la plupart des sociétés opère une opposition frontale entre le monde de la Tradition et le monde de la Modernité en raison, pense-t-on, des modes de pensée, des attitudes et des comportements par lesquels ils se distinguent sur les plans culturel et social. En fait, la nature antinomique de l’opposition existant entre ces deux mondes fait qu’ils s’excluent mutuellement par plusieurs aspects. Ainsi, le monde de la modernité, né à la suite de celui de la Tradition, incarnée par le christianisme tout au long de l’ère médiévale, se présente et s’affirme comme une déconstruction des mythes et des valeurs sur lesquels s’est fondé ce dernier.

En effet, la société chrétienne médiévale, en tant que monde de la tradition, était organisée autour de trois principes fondamentaux qui assurent son fonctionnement et sa cohérence : le sacré et le spirituel, incarnés par le christianisme au niveau religieux ; la communauté, en tant qu’organisation du lien social et religieux tout à la fois qui unit les membres d’un même groupe ou d’un même ensemble qui forme société; et, la hiérarchie, qui ordonne et structure les classes sociales en fonction du rang, du rôle, du pouvoir et des rapports de force qu’entretiennent ces classes entre elles au sein de la société. Le christianisme médiéval était trop puissant si bien que tous les hommes et les femmes de la société de l’époque étaient soumis à Dieu et placés sous la tutelle, à tous les niveaux, du pouvoir de l’église catholique qui représente Dieu sur terre. Par voie de conséquence, nul ne pouvait échapper à la vérité divine ; y compris les rois et les princes d’Europe qui avaient besoin de la bénédiction du pape, l’autorité spirituelle suprême de tous les chrétiens, pour légitimer le pouvoir temporel dont ils étaient les dépositaires, et, afin de pouvoir régner sur les sujets qui dépendaient du ressort de leurs autorités.

C’est dans ce contexte qu’allait s’enclencher la dynamique de la Modernité, à partir du 15ème siècle avec l’humanisme de la Renaissance, depuis Florence en Italie où ont émergé un nouveau rapport au monde et une nouvelle vision de l’homme qui ambitionnaient de libérer celui-ci des mythes, du divin et de la fatalité. Ainsi, l’homme a cessé d’être un sujet de Dieu pour devenir lui-même un dieu, pour être le centre du monde et pour être le créateur de son propre monde. Sans nul doute, tout cela a constitué la première rupture qui a permis au pouvoir politique de délier le joug de la religion et de l’église catholique. La suite des mutations profondes, à tous les échelons, et des révolutions politiques majeures survenues en Europe occidentale, tout au long des 16ème, 17ème et 18èmesiècles, ont œuvré à la consolidation et à l’aboutissement du processus de sécularisation et de laïcisation du pouvoir politique.

Quant aux changements opérés au niveau de la société, ils se sont manifestés par la remise en question de la communauté et sa vision du collectif, en même temps que l’émergence de ce qui va devenir la figure de l’individu. Et pour ce faire, celui-ci doit s’affranchir des appartenances et des dépendances collectives telle que la famille, le groupe et la religion qui le confine aux mythes et à l’obscurantisme. C’est à ce prix seulement que cet individu peut être un homme de liberté, totalement libre et autonome et, par-là même, capable, grâce à la raison et la volonté dont il est doué, d’agir et de transcender tous les déterminismes. Ainsi, est né l’État-nation comme une nouvelle expression de l’esprit moderne. C’est une nouvelle structure politique et une nouvelle organisation sociale pour régir de nouveaux rapports entre des individus libres sur la base d’une logique contractuelle.

Après avoir réhabilité et hissé l’homme à la dignité d’un individu libre, raisonnable, autonome, la Modernité lui a donné l’accès à l’universalité pour lui donner la possibilité de se libérer, en tant qu’un individu justement, de l’héritage de la société, des dépendances sociales et des préjugés dont il est porteur et ce, par la raison, par l’esprit critique, par la culture et par l’éducation. C’est par un arrachement à son enracinement social et à son conditionnement idiosyncratique que l’individu parvient à acquérir, tout en préservant son individualité, la possibilité de s’inscrire dans une dimension universelle. L’universalité est cette deuxième figure dont la Modernité a accouché pour éveiller en cet individu l’humanité qui gît au fond de son être, en vue le rendre conscient de ce qui est commun entre lui, en tant qu’homme, et tous les hommes.

Raison, liberté, autonomie, individualisme et universalisme, tels sont les constituants de la dynamique mise à l’œuvre par la Modernité pour le démantèlement des fondements de la société traditionnelle du Moyen-Âge, en Europe occidentale.

Que devient aujourd’hui la Modernité ?

 La question posée ci-dessus conduit à rappeler, tout d’abord, que sur le plan étymologique, le mot « Modernité » est dérivé de l’adjectif « moderne » qui est lui-même issu du latin « modernus » qui signifie « récent » ou « actuel » ; et de l’adverbe « modo » qui désigne « ce qui vient de se produire », « ce qui est à la mode », ou encore ce qui survient « à l’instant » ou « il y a peu ». Ce détour préliminaire par la langue vise à souligner que par l’origine de son contenu, la Modernité est un rapport au monde qui est fondé sur un renouvellement constant qui cherche, en permanence, à produire une rupture pour faire apparaître ce qui est nouveau, ce qui est récent, bref, ce qui est actuel.

Il ressort clairement, de ce qui vient d’être dit que la Modernité est quelque chose qui ne peut pas s’arrêter car, elle est mue par un mouvement perpétuel soumis et conforme à la logique même qui lui a donné naissance ; de manière que si, d’aventure, elle s’arrête, elle cesse d’être modernité. Au bout du compte, et rattrapée par la dialectique de sa propre raison, la Modernité a commencé, après en avoir terminé avec la tradition, à scier la branche sur laquelle elle est assise, c’est-à-dire à déconstruire les éléments constituant son propre fondement.

Car, s’il ne fait aucun doute que la raison occupait une position centrale dans l’édifice de la Modernité par le fait qu’il était l’instrument imparable qui lui permettait d’expliquer le monde, il ne fait pas non plus le moindre soupçon que c’est cette même Modernité qui a procédé au démantèlement et au discrédit de la raison. En effet, pendant trop longtemps, au cours cette modernité, on était convaincu que la science, qui prenait appui sur la raison pour produire la connaissance et le savoir, était une source fiable de vérité. Mais, cette certitude a volé en éclat, par la suite avec l’épistémologie contemporaine, notamment avec le philosophe et épistémologue, Karl Popper, qui a affirmé clairement que la science ne dit pas le vrai, et que les théories scientifiques n’expliquent pas le réel, mais qu’elles sont corroborées par lui. Preuve en est que l’histoire de la science est l’histoire des erreurs de la science, une histoire où les théories anciennes ont été infirmées par d’autres théories qui a leur tour risquent d’être réfutées et détrônées encore par d’autres théories, ainsi de suite…

De même, si au départ, la Modernité a honoré l’individu en lui donnant des attributs et des qualités qui le valorisent dans son humanité et sa dignité d’homme, elle a œuvré, par la suite, à sa subversion et à sa perversion. Du coup, il a fini par le vider de sa substance, le réduire, avec la société de consommation, à son corps, à ses pulsions, à son image corporelle et à son bien-être physique. Il existe même, aujourd’hui, un autre discours idéologique, avec le mouvement LGBT ou celui du Wokisme, qui cherchent carrément à affranchir l’individu de son corps. Ils reprochent au mouvement féministe, lui-même issu de cette Modernité, d’avoir enfermé toutes les femmes dans le corps de la femme qui, en vérité, correspond uniquement à la réalité biologique de celle-ci.   Selon la vision de ces nouveaux mouvements, il y a confusion entre l’identité du genre et l’expression du genre car, l’identité de genre d’une personne peut coïncider ou ne pas coïncider avec le genre qui est associé au sexe attribué à cette personne à la naissance. L’identité du genre et l’orientation sexuelle de la personne sont deux choses totalement distinctes.

Reste, enfin, l’universalisme, dont la Modernité a été également porteuse, qui, en réalité, n’a jamais pu franchir et dépasser ses propres limites en tant qu’idéal, pour rester une idée abstraite, un vœu pieux qui n’a jamais trouvé concrètement de traduction dans la réalité. Il a été une coquille vide, un uniformisme creux de façade, délibérément aveugle aux différences et à la diversité qui sont inhérentes à la nature l’humaine. Il serait même juste de dire que, sur le plan historique, l’universalisme a trahi l’esprit des Lumières et les aspirations de la Révolution française. L’idéal universaliste – au même titre que les autres idéaux que sont la liberté, l’égalité et la fraternité, la démocratie, les droits de l’homme – a montré sinon son invalidité tout au moins ses limites face aux faits têtus de l’histoire, aux tragédies, aux malheurs et aux injustices qui étaient souvent commis au nom de la Modernité ou avec son silence, sa complaisance et sa complicité. Evidemment, ce ne sont pas les exemples, tirés des faits de l’histoire qui manquent pour étayer ce propos. Mais là n’est pas la question, car ce serait défoncer des portes ouvertes.

On entend parfois dire que la révolution est comme Saturne: elle dévore ses propres enfants. La Modernité, à l’image de la révolution, a fini par s’attaquer aux principes qu’elle a engendrés elle-même et sur lesquels repose son propre fondement. C’est la Modernité qui conteste la Modernité. C’est la Modernité qui se remet en question.

Qu’est-ce que la Post-Modernité ?

 Comme cela a été déjà dit, la Post-Modernité désigne cette ère nouvelle qui a commencé avec la crise de la modernité dans les années soixante du siècle dernier, et qui a suscité énormément de réactions au sein de tous les milieux du monde occidental, notamment les milieux intellectuels, littéraires, artistiques et politiques. Dans l’ensemble, ces réactions vont dans le sens de la critique et la remise en question de l’idéologie exacerbée de la modernité et les conséquences auxquelles elle a donné lieu. Les analyses, les conclusions et les avis des philosophes, des anthropologues et des sociologues de tous bords, divergent quant aux tenants et aboutissants de cet état de fait. Certains ont vu dans cette crise l’expression de l’échec du monde occidental à apporter les réponses appropriées aux grandes questions philosophiques, religieuses, politiques, sociales pour l’essentiel ; mais aussi en raison des tragédies, des horreurs et des déchirements qui ont eu lieu au 20ème siècle qui ont été à l’origine du pessimisme et du désespoir qui ont marqué les esprits de l’époque.

Tout cela a fini par discréditer et ternir l’image de marque de la Modernité et à nourrir à l’égard de certaines de sevaleurs un véritable scepticisme comme à l’égard de l’universalisme, le progrès scientifique et la technologique. Bref, la crise de la Modernité, ou la Post-Modernité, qui a pris sa suite, n’est autre chose que la perte de repères et le sentiment d’incertitude qui se sont emparés de la société occidentale face à la faillite des grandes idéologies, la perte de confiance dans les idéaux des Lumières et les mythes mobilisateurs de la Révolution française, la décrédibilisation du monde politique.

Quant aux manifestations de cette Post-Modernité, elles sont multiples et contradictoires surtout. Les plus significatives d’entre elles pourraient être regroupées autour de quelques axes.

Ce qui frappe, en premier lieu, avec l’avènement de la Post-Modernité, est l’affaissement de l’Etat-nation, l’affaiblissement de son autorité et sa réduction à l’Etat-providence qui laisse présager, à terme, le dépérissement de l’État lui-même. Cette évolution, dont le rythme était de plus en plus rapide, s’est poursuivie avec le déclin des démocraties, le relâchement et le discrédit du politique. A ces changements cruciaux s’ajoute la montée en puissance du pouvoir et de l’influence des organisations non gouvernementales, des associations, de la Société civile, des Entités secrètes, notamment sur les États et sur les Institutions internationales et les décisions que celles-ci prennent concernant un certain nombre de dossiers et de pays.

Sur le plan économique, le nouveau visage de la Post-Modernité est l’idéologie du néolibéralisme triomphant qui écrase tout sur son passage dans la société, à l’exception, toutefois, de l’individu qu’elle entoure de tous les soins et qui satisfait tous ses desideratas, mais en même temps, elle définit et détermine subrepticement sa conduite, ses valeurs, ses mœurs, et même sa façon de penser, son style de vie, et le rapport qu’il est censé avoir à son corps. Dans la société Postmoderne, tout tend vers la valorisation d’une logique qui relève de l’extrême: l’hyperconcentration du système financier, l’hyperrationalisation de la production, la surconsommation de biens matériels ou virtuels.

Pour le reste, tout se décline aussi avec le préfixe « hyper »: individualisme, relativisme, performance, adaptabilité, sexualité, narcissisme, exhibitionnisme, extravagance, démesure. La société hypermoderne a mis à la disposition de cet hyper-individu tous les moyens pour satisfaire son égo et réaliser ses buts, mais en même temps, elle l’a jeté dans une société d’hyperconsommation, de grande solitude où le lien social interindividuel et affectif s’est relâché et s’est distendu. En un mot, cet individu est désormais propulsé dans une société qui n’a plus de sens,  plus de finalité, plus d’ordre et plus de mémoire, mais juste une société éphémère sans passé ni futur et pour qui seuls l’instant, le présent et l’assouvissement des instincts et des pulsions comptent.

Il a été dit que les traits de cette Post-Modernité, ne sont pas seulement multiples mais contradictoires aussi pour certains d’entre eux. En effet, l’homme hypermoderne, tout en continuant à pousser son individualisme à l’extrême, appelle de tous ses vœux, au même moment, un retour à la culture, à la sagesse des anciens et à l’esprit de la communauté, comme cela a été le cas, à la fin des années 1960, après la crise de Mai 68. Aujourd’hui, les différents réseaux sociaux sur l’internet sont l’expression nostalgique de ce désir encore vivant, chez l’homme hypermoderne, de faire société et de ressusciter, même virtuellement, la collectivité qui lui manque tant et qui lui fait dramatiquement défaut. C’est ce même homme hypermoderne qui se plaint encore du vide spirituel et moral et du manque du religieux, qui refuse, au même moment, de renoncer aux dérives et aux perversités, de toutes sortes, au niveau éthique et moral, auxquelles il participe et contribue par son comportement et sa conduite. Ces deux exemples, entre plusieurs, suffisent pour attester que l’homme hypermoderne, parce que tiraillé et déchiré par les contradictions d’une société éclatée et fragmentée, est un homme malade qui a besoin du « psy », cette figure emblématique de la société néolibérale, pour le soigner et pour se pencher sur son mal-être auquel la Modernité l’a conduit.

Au final, que peut-on encore dire de la Modernité pour conclure sur une thématique difficile et aussi vaste que complexe ? Beaucoup de choses sans aucun doute et avec la certitude de ne pas pouvoir épuiser entièrement ce sujet. Mais pour ne pas passer à côté de ce qui semble être essentiel, deux remarques et une question :

Prenons garde à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain comme on dit familièrement. En d’autres mots, cela veut dire que la crise de la Modernité, c’est-à-dire sa remise en question par la Post-Modernité, n’est pas une raison pour la rejeter en bloc et sans prendre en ligne de compte les autres éléments positifs auxquels elle a donné naissance comme la liberté, la démocratie, le progrès scientifique…etc., et qui ont contribué, sans aucun doute, au bien-être de beaucoup d’hommes et de femmes à travers le monde et dans beaucoup de pays.

D’autre part, il importe de souligner que cette crise doit être saisie comme une opportunité intéressante pour rebattre, de manière critique, les cartes de cette Modernité en vue d’identifier les aspects malsains ayant conduit à cette crise et proposer les alternatives qui pourraient la dénouer avant qu’il ne soit trop tard. Ce travail, pense-t-on, a été déjà accompli et la réflexion se poursuit toujours pour trouver des remèdes à cette situation. Mais, quoi qu’il en soit, on sait d’expérience que l’excès en tout est un défaut comme dit un ancien proverbe. Et la Modernité a péché par trop d’excès dans tout ce qu’elle a entrepris. Si elle ne se ravise pas, ce péché pourrait lui être fatal. En est-elle consciente ?

*Universitaire et analyste politique