Le romancier et universitaire, Mounir Serhani, vient de publier aux Éditions Orion, un essai de philosophie de belle facture sur l’une des grandes figures de la philosophie arabe et Islamique, Averroès. Un travail de fond sur un penseur de grand acabit.
Latinisé en Averroès, Abû-al-Walîd Mohammad Ibn Ahmad Ïbn Rushd (1126-1198) est à la fois philosophe, médecin et juriste. Auteur du douzième siècle, il a vécu en Andalousie à Cordoue. Il est connu comme juriste fondateur du Droit comparé, mais également comme le grand commentateur d’Aristote. Il a commenté quasiment la majorité de tous ses écrits, métaphysiques, philosophiques, rhétoriques et éthiques. Il est le commentateur du livre politique de Platon, « La République ».
Dans l’histoire de la pensée médiévale, ce philosophe demeure indubitablement incontournable vu la place qu’il prend parmi les penseurs arabes et occidentaux. Les écrits d’Averroès se caractérisent par la diversité. Il a écrit trois ouvrages qui sont à la fois d’ordre philosophique et théologique, L’Incohérence de l’incohérence, ouvrage dans lequel il s’attaque à Al Ghazali qui a voué les philosophes à l’impiété, Le Dévoilement des méthodes démonstratives, consacré aux dogmes de l’Islam et le Discours Décisif, ouvrage dans lequel il étudie la problématique du rapport entre la religion et la philosophie.
La science et la philosophie du cadi de Cordoue ont marqué en profondeur à la fois l’Occident et l’Orient. Un phare qui a longtemps influencé la philosophie médiévale vaut la peine d’être étudié attentivement dans le but de revisiter les questions abordées par ce philosophe qui, avec ses commentaires exceptionnels des écrits d’Aristote, allait répandre en Occident une doctrine portant son nom, l’averroïsme, qui marquera, quant à elle, la pensée occidentale.
Averroès est connu non seulement en tant que grand commentateur d’Aristote mais aussi en tant que philosophe ayant « purifié l’aristotélisme de tous les éléments platoniciens qui s’y étaient greffés ». Il représente également le philosophe qui s’est dressé contre les condamnations de la pratique philosophique et les accusations des philosophes. Ainsi, il développait des thèses qui vont à l’encontre de celles qui sont nuisibles à l’unité religieuse des croyants, à l’harmonie relationnelle entre la raison et la Loi ou à la stabilité sociale et politique au sein de la Cité.
Il nous semble donc que la question de l’interprétation du texte sacré figure parmi les problématiques qui sont à même de refléter la diversité intellectuelle d’Averroès. Elle est à la fois liée à la théologie, à la jurisprudence et à la philosophie. Que cette problématique soit au centre des controverses entre les philosophes de l’âge médiéval, cela ne fait point de doute. L’interprétation demeure effectivement une pratique qui permet de renoncer à l’imitation pour emprunter la voie de l’effort personnel auquel invite la loi religieuse tout en exigeant un ensemble de conditions.
« L’interprétation juridique de la Loi, affirme A. Benmakhlouf, est considérée comme « la doctrine sacrée » et bien plus que la théologie ; c’est pourquoi Averroès utilise ce biais pour donner une justification à la pratique philosophique: c’est la Loi elle-même qui nous incite à développer la connaissance des choses et les spéculations sur la nature de l’univers ». D’ailleurs, si le texte révélé reconnaît que l’homme est « doué d’une capacité pour appréhender rationnellement le monde », il serait sans doute légal de mettre les méthodes du raisonnement philosophique démonstratif à son service en accédant à son sens invisible. En effet, le Coran se donne à lire en tant que texte dont les énoncés sont tantôt univoques, dont la compréhension est claire, tantôt « plurivoques » demandant un effort d’interprétation.
Force est de constater que l’interprétation intervient dans le cadre de la détermination des rapports entre la religion et la philosophie comme une démarche impliquant l’examen des textes sacrés, ne serait-ce que pour être le trait d’union qui abolit leur aspect apparemment conflictuel. L’importance de l’interprétation de l’écriture sacrée réside également dans le fait qu’elle ait été à l’origine de la naissance des courants théologiques en Islam regroupés sous l’appellation du Kalam. Les doctrines engendrées s’intéressent à des questions comme la liberté de l’homme, la prédestination, le statut du pécheur, l’obéissance au chef politique, auxquelles s’ajoutent, suite à la traduction de la philosophie grecque, d’autres questions d’ordre métaphysique telles que l’éternité du monde, la nature de la connaissance divine ainsi que celle de la vie future.
En conséquence, l’interprétation se transforme en un véritable problème surtout après la condamnation des philosophes par Al Ghazali, théologien mu par la volonté de trouver une seule voie censée détenir la vérité quant quand il s’agit des dogmes religieux. Averroès fustige, quant à lui, l’esprit qui taxe les philosophes d’impiété et s’élève ainsi contre toute tentative de mettre l’interprétation au service des conceptions doctrinales. Il s’est effectivement opposé à l’esprit inquisitorial et au danger sectaire qui, par des interprétations non fondées, cherchent à condamner les autres en prétextant la connaissance de la vérité. Il nous paraît primordial de signaler que les problèmes causés par les déviations quant à l’interprétation sont essentiellement d’ordre tout à la fois politique et social.
Mounir Serhani nous montre que la pensée de la Loi chez Averroès vise, par le biais d’une démarche démonstrative rationnelle, à séparer les deux champs, religion et philosophie, pour les relier dans le but d’instaurer une politique universelle de tolérance, de pluralité et d’ouverture à l’Autre. Une nouvelle lecture du Texte sacré engendrerait bien entendu une nouvelle vision politique au sein de la Cité et réhabiliterait les philosophes auparavant condamnés. Autrement dit, notre enjeu est de montrer comment, à travers la figure d’Averroès, les sources de la tradition musulmane ouvrent le texte révélé à une pluralité d’interprétations et de lectures et, par voie de conséquence, privilégient une culture de différence, de liberté et de divergence. La théorie de l’interprétation rushdienne s’érige en trait d’union entre la Loi et la philosophie, le texte sacré et la raison, le traditionnel et le rationnel ; elle crée une relation qui oscille effectivement entre connexion et conflit, jonction et séparation. Etudier la dimension politique de la théorie de l’interprétation c’est sans conteste examiner également comment s’articule le politique et le philosophique, mais aussi le politique et le religieux.
Editions Orion. 220 pages. Disponible en librairies.