La blessure la plus proche du soleil (Par Abdelhak Najib, Écrivain-journaliste)

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament.

On ne se bat bien que pour les causes qu’on modèle soi-même

et avec lesquelles on se brûle en s’identifiant.

Agir en primitif et prévoir en stratège.

Nous sommes des malades sidéraux incurables auxquels

la vie sataniquement donne l’illusion de la santé ».

René Char

Tout le paradoxe humain est de réaliser cette dualité essentielle qui doit être le coeur vibrant de tout action humaine: savoir concilier le primitif en nous avec une vision annonciatrice de l’avenir pour faire le pont mobile entre hier et demain. C’est à ce prix, et uniquement à ce prix, que nous pourrions vivre pleinement notre maladie sidérale avec toute l’étendue de notre illusion de santé, dans un monde pathologiquement incurable où toute l’humanité tente de bricoler dans ce qui ne peut guérir d’aucune manière. Alors les procédés en cours donnent dans le rafistolage tous azimuts pour colmater des brèches de plus en plus béantes qui creusent plus grand et plus profond le canyon entre notre héritage testamentaire qui doit impérativement osciller, et parfois en les combinant, entre l’action et la parole. L’action décisive et la parole juste.

« Faites concorder l’action et la parole, la parole et l’action, avec une attention particulière, celle de ne pas outrepasser la modestie de la nature. Car tout ce qui surjoue ainsi s’éloigne du propos du théâtre, dont la seule fin, du premier jour jusqu’au jour d’aujourd’hui, reste de présenter comme un miroir à la nature; de montrer son visage à la vertu, sa propre image au ridicule; au corps et à l’âge même du temps sa force et son reflet. Mais surjouer, ou jouer trop faible, même si cela fait rire les ignorants, ne pourra qu’affliger les hommes de goût, dont l’opinion d’un seul doit avoir plus de poids pour vous que celle d’une salle entière. […] J’en connais qui rient tout seuls pour entraîner le rire de quelques spectateurs pauvres d’esprit au moment même où telle ou telle question cruciale de la pièce se trouve en jeu. C’est là une chose vile, qui montre la plus pitoyable des ambitions chez le fou qui s’en sert », avait écrit ce visionnaire qu’était William Shakespeare. Et la véritable démence est celle qui surjoue justement sa cécité en étant dans l’incapacité de voir la vertu en face et de lui donner un miroir réfléchissant qui soit nous-mêmes, dans nos nombreuses sinuosités. 

Oui, la folie est de vouloir encore faire rire tous ceux qui se complaisent dans le déni et dans l’ignorance, parce que celle-ci rend le monde simpliste et facile à aborder, aisé à soutenir, sans se poser de question ni avoir la velléité de vouloir mettre fin à ce pitoyable spectacle qu’est la vie des uns et des autres, dans un monde en facettes, un monde en façades, un monde en surimpressions qui s’annihilent les unes les autres dans une succession de chutes.

Cette capacité d’être son propre miroir qui ne difforme ni la vision ni la réfraction doit s’accouder à une forme de sérénité face au mal, à ce qu’un poète comme René Char nomme la santé du serpent, cette faculté d’être une brindille indestructible, mais sensible. « L’homme qui reste calme dans les revers, prouve qu’il sait combien les maux possibles dans la vie sont immenses et multiples, et qu’il ne considère le malheur qui survient en ce moment que comme une petite partie de ce qui pourrait arriver », nous rappelle ce grand connaisseur de l’âme humaine et de ses infinies variétés, Arthur Schopenhauer. 

Ce qui nous frappe et qui s’abat sur nous est souvent une chance pour entamer un tournant, un nouveau virage, prendre un autre chemin pour découvrir d’autres aspects jusque-là insoupçonnés et de nous-mêmes et de nos existences éparses. Ce que nous prenons pour un malheur peut aussi être le déclencheur d’une autre forme de conscience de soi et du monde où l’on évolue. C’est un changement de prisme. C’est un changement d’angle de vue et de vision. Le malheur peut également être annonciateur de la suite du cheminement de vie qui nous attend, avec ses sinuosités et ses ramifications. Le malheur et toutes les douleurs que cela peut impliquer sont une chance unique pour nous montrer toute la profondeur que recèle l’âme humaine, avec tout l’inconnu que cela suppose: « Il y a dans notre âme des choses auxquelles nous ne savons pas combien nous tenons. Ou bien, si nous vivons sans elles, c’est parce que nous remettons de jour en jour, par peur d’échouer ou de souffrir, d’entrer en leur possession », écrivait l’auteur de « À la recherche du temps perdu », Marcel Proust.

Parmi ces choses subtiles, il y a ce que l’auteur de « La recherche de la base et du sommet », nomme à juste titre: la santé du serpent, qui fait écho à cette parole en archipel qui sème  dans l’étendue du monde notre essence avec ce qui nous effraye, avec ce qui nous fait peur, avec ce qui nous angoisse, parfois à raison. Parmi ces choses inconnues de nous mais qui, elles, savent de nous, ce que nous ignorons nous-mêmes de qui nous sommes, il y a la volonté d’échouer aussi, la capacité de souffrir et de le vivre comme un passage obligé, mais dans une forme d’acceptation qui frise la sérénité face au mal. Une fois que nous franchissons un certain point qui a la puissance d’un rempart de brindilles, nous pouvons entrer en possession de ce qui nous fait peur et on peut alors en faire un allié face à ce qui vient, à ce qui nous attend, même le pire et l’inimaginable. C’est une puissante forme d’énergie qui peut même s’avérer intarissable. Une somme d’ondes et de vibrations gorgées d’une force qui refuse l’inanité et rejette notre incapacité, surtout dans ce monde de paresse, de ne plus vouloir rien faire du tout, dans une léthargie de plus en plus grandissante, ressassant les mêmes gestes, les mêmes jérémiades, se plaignant en continu, étant fatigué et constamment éreinté par l’inanité, l’immobilité et la vacuité. « Notre époque ruisselle suffisamment d’énergie. On ne veut plus voir que des actes, et nulle pensée. Cette terrible énergie provient de ce que l’on n’a plus rien à faire. Intérieurement, je veux dire.

Mais en fin de compte, même extérieurement, l’homme ne fait que répéter toute sa vie un seul et même acte: il entre dans une profession, puis y progresse. […] Il est si simple d’avoir la force d’agir, et si malaisé de trouver un sens à l’action ! Très peu de gens, aujourd’hui, le comprennent. C’est pourquoi les hommes d’action ressemblent à des joueurs de quilles qui emprunteraient des poses à la Napoléon pour renverser neuf machins de bois ! Je ne serais même pas surpris qu’ils finissent par en venir violemment aux mains, simplement pour voir passer par-dessus leur tête ce mystère incompréhensible : que toutes les actions du monde ne suffisent jamais ! », comme l’avait affirmé, l’auteur de «L’Homme sans qualités», Robert Musil.