La plupart des lectures de l’œuvre d’Abdelkader Laaraj évoquent l’imaginaire d’un artiste obnubilé par la thématique du vol, de l’élévation et de l’altitude. « L’évolution dans les airs » semble être une aspiration nodale qui structure son imaginaire.
Certains ont perçu une logique onirique ou un désir de grands espaces. D’autres évoquent le feu d’artifice et la notion de fête, associée à des farandoles aériennes. Quelques-uns n’ont vu qu’un monde grouillant de « personnages minuscules colorés » !!
En tout cas, l’œuvre de Laaraj est profonde même si elle offre à voir un « monde jubilatoire », similaire à celui de l’enfance, cherchant à se jouer des lois de la physique et défiant la pesanteur.
* Les humanoïdes volants
Dans cet imaginaire, ce ne sont pas des oiseaux ou des objets qui volent. Ce sont des « êtres »- plus précisément des « humanoïdes » – à qui Laaraj confère la fabuleuse faculté de flotter dans les airs. Tout en répondant au critère morphologique de la « bipédie », ils ne représentent pas véritablement l’anatomie humaine.
L’artiste les représente par un point noir (tête), deux rectangles articulés (thorax et hanches) et les complète par quatre triangles effilés parfois filiformes (2 pour les bras et 2 pour les jambes).
Mêlées à d’autres formes colorées, ces « entités » apparaissent souvent agglutinées au bas de la toile… Puis elles semblent s’en détacher, par essaim ou grappes, pour prendre avec vigueur leur envol… en exécutant de savantes chorégraphies aériennes, ou parfois de simples acrobaties ludiques.
Les couleurs de Laaraj font écho à la voluptueuse sensation du vol. Le fond de la toile est saturé de couleurs éclatantes prenant parfois la forme de pulvérisations ou atomisations de couleurs… assimilables à des tornades en altitude.
Aux touches rapides, fragmentées et hachurées du pinceau répondent les pirouettes saccadées des humanoïdes de Laaraj. Comme si la main et le pinceau de l’artiste étaient pris, eux-mêmes, par les voltiges qu’ils impulsent aux « entité volantes ».
Pour parachever l’illusion optique, on a l’impression que ces personnages maîtrisent les vents d’altitude. Comme ces oiseaux planeurs qui se laissent porter par les courants aériens, qui tournoient, plongent, montent en chandelle… et ajustent leur vol selon les flux.
Le champ lexical lié aux courants aériens est incontournable pour s’imprégner de l‘imaginaire d’Abdelkader Laaraj.
* Ni Freud, ni Young
Depuis le mythe d’Icare, « voler » a toujours été une forte quête de l’humain. Il faut en questionner certaines de ses significations contemporaines.
A notre avis, il faut écarter, dans l’œuvre de Laaraj, la lecture freudienne qui associe le « rêve de voler » à la notion de « culpabilité ». Echapper aux regards et fuir le monde. L’imaginaire d’Abdelkader Laaraj ne confirme pas cette approche.
On le verra, la personne d’Abdelkader Laaraj… connu par sa jovialité, sa sociabilité, sa joie de vivre, sa passion des voyages… est aux antipodes de ce type de lecture… Il y a chez lui surtout une atmosphère de réjouissance et de plaisir liée aux envolées.
La profusion de couleurs luxuriantes et enluminées est le symbole d’une vitalité épicurienne. Les registres esthétiques sombres de la « culpabilité » sont inexistants.
L’autre approche jungienne, qui interprète le rêve du vol comme une aspiration à « quitter le corps » encombrant pour s’agréger avec l’éther, est certainement plus opérationnelle…mais elle reste réductrice.
* La poésie du vol
Il faudrait plutôt chercher du côté de la poésie et de la condition du poète pour explorer et saisir le sens profond de cette œuvre.
L’artiste peintre et le poète sont du même monde. Ils évoluent dans la même sphère mentale… déployant un même désir, une même aspiration esthétique. L’imaginaire d’Abdelkader Laaraj est « questionnable » à la lumière de l’œuvre poétique universelle de Charles Baudelaire. Le premier poème qui vient à l’esprit est l’Albatros représentant l’allégorie « poète/oiseau ».
Dans « L’Albatros » et « Élévation », Baudelaire a imagé le poète à travers ces oiseaux seigneurs des airs, évoluant dans des « champs lumineux et sereins ».
Or, s’ils sont majestueux et apaisés dans les « hauteurs », ils sont maladroits sur terre. Le dilemme déchirant, chez tout créateur, entre l’idéal d’élévation lié à sa recherche – y compris dans sa dimension spirituelle – et les contraintes d’un environnement perçu comme hostile.
Le poète se complait dans sa singularité. Heureux dans le ciel, mais inadapté sur le sol. S’il était adapté… il ne serait ni poète ni artiste. Deux extraits.
« L’Albatros »
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
« Élévation »
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes!
Ces poèmes peuvent illustrer l’expérience esthétique d’Abdelkader Laaraj. Son imaginaire ne retient que la séquence où l’Albatros plane majestueusement dans les airs.
L’artiste explore « exclusivement » ce moment éthéré. Il ne met jamais ses « humanoïdes » dans une situation autre que celle de voler ou de planer. Les humanoïdes de Laaraj ne marchent pas et ne sont jamais assis ou immobiles. Ils ne savent que voler. Laaraj ne donne à voir que le « meilleur » de l’Albatros
* L’artiste volant et l’allégresse de la peinture
Laaraj, comme ses personnages, est lui-même un « être » volant. Il prend son envol face à la toile. Un processus de dépassement jubilatoire par l’art d’une « cause originelle » qui aurait poussé vers ce désir de voler et de peinture
Dans ses conversations il ne cesse d’exprimer spontanément son bonheur de peindre. Défilant les images de ses œuvres dans la galerie de son téléphone, il partage son propre émerveillement comme s’il était lui-même « spectateur » et non créateur.
De jolies formules. « Regarde cette belle toile. Il y a du travail. N’est-ce pas ?
« !كين الخدمة !كين العمل », dit-il, jovial.
« Je peins chaque jour ! Je prends mon temps pour chaque tableau ! Le plaisir est démultiplié quand il s’agit pour moi de trouver une solution à une question de composition, d’harmonie, d’équilibre ou d’apporter des modifications ! C’est là où je me régale le plus… كان نتبرع « .
Surmonter la difficulté lui procure une grande allégresse. L’expression d’une sereine transe. Un authentique artiste.
* Autodidacte « fils de ses œuvres », passionné de voyage
Autre volet qui interpelle dans son parcours. Il est autodidacte dans le sens le plus noble du terme. Il est « fils de ses œuvres »… il est celui qui a « appris sans maître ».
Depuis les années 60, il a connu et côtoyé toute l’élite intellectuelle et artistique. Il a fréquenté tous les acteurs culturels majeurs de sa génération. Romanciers, poètes, plasticiens, hommes de théâtre, cinéastes, musiciens, …
Malgré les différences de parcours, Laaraj faisait partie intégrante de leur monde. Ils étaient tous attachés à sa bonhomie et sa jovialité. Lui-même, dit-il, appréciait leur côté bohémien et décalé. Le même type de lien s’opère entre Laaraj et les artistes des nouvelles générations.
Tous ces créateurs qu’il a côtoyés ont été fortement interpelés par son imaginaire qui les renvoie à leur propre condition. Ils ne peuvent s’empêcher de s’identifier à ses humanoïdes volants. Ils se retrouvent tous dans cette représentation.
Ils sont eux-mêmes des Albatros « Maitre des cieux et des airs » à travers leurs créations et leur idéal. Mais sur terre, ils sont parfois perdus, inadaptés et souvent incompris.
Le voyage est aussi l’autre passion de Laaraj : « L’art et la création ce n’est pas seulement dans l’atelier », dit-il. Un véritable globe-trotter. Il a sillonné le monde. Il ne cesse de parler des couleurs d’Afrique, celles de Madagascar ou de Côte d’Ivoire… Il admire les plasticiens africains parce que, dit-il, ils ont su garder spontanéité et fraîcheur, reflet de leur âme authentique.
Il estime que les artistes marocains sont parfois trop englués dans la conceptualisation et l’abstraction occidentale.
Abdelkader Laaraj, en plus d’être un grand témoin de son temps, a eu l’intuition d’une œuvre singulière et profonde qui condense également les fondamentaux de la condition humaine.
L’ « humanoïde volant » est en chacun de nous…!!