RÉCIT. LA CHOSE ÉTENDUE (PREMIÈRE PARTIE)                     

Par une chaude nuit d’été de pleine lune, telles que nous les aimions, inondant de sa lumière argentée le village et la campagne environnante. Pas le moindre recoin n’était laissé dans l’obscurité, pas la moindre parcelle d’espace concédée aux ténèbres. Mahmoud et moi, nous nous y lancions, selon notre habitude, à l’assaut d’une longue virée selon un itinéraire préconçu.

Au bout de cet itinéraire, nous avions repéré un promontoire constitué par le flan d’une petite colline qu’une route spacieuse dans sa largeur a séparée en deux en la traversant presque au milieu. Chaque nuit nous y faisions une halte prolongée pour prendre du repos, fumer quelques cigarettes à l’abri des yeux indiscrets et bien entendu, continuer notre œuvre inachevable de réflexion aux affaires de la ville, du pays et aussi des fois du monde. Comme à l’accoutumé, la discussion porta sur divers sujets que nous considérions brûlants selon notre génie, qui n’était pas, il faut le dire, très brillant ni vaste. Nous ressassions les sujets d’hier, d’avant-hier et de tous les jours précédents sans nous en lasser ; mais avions-nous d’autre chose qui aurait pu nous occuper? Le vide de notre quotidien était béant.

Les questions et les arguments se faisaient rares et la discussion faiblissait comme un feu non alimenté en bois. Un silence temporaire étendit son léger voile sur nous. J’allongeai mon regard au loin pour déchiffrer les secrets de cette nuit éclairée par cette lune superbe chantée par les amoureux, les poètes et toutes les âmes sensibles. Je voulais m’imprégner de cette merveilleuse lumière qui dispense une beauté unique et merveilleuse à toutes les choses qui meublaient cet espace que nous considérions comme dédié à notre seul usage. Mes fortes émotions ne furent troublées que par la sensation d’un besoin naturel.

Sur mon flanc gauche, Mahmoud s’affairait consciencieusement à tirer le maximum de nicotine d’un court mégot qu’il tenait accroché à un rameau épineux, afin qu’il ne se brûlât pas les babines. A force de vouloir tirer le maximum de ce qu’il possédait, l’état de pauvreté dans lequel il vivait l’obligeait, Mahmoud s’ingéniait tout le temps à innover en matière de maximisation et d’optimisation de l’utilité des choses en sa possession.

C’était le signe évident de l’imminence, non prononcée, du départ pour le retour. L’heure de rentrer était venue. Je sentis le besoin naturel, qui s’était annoncé, devenir impérieux et envahir mon corps et mon esprit. Je me levai pour le satisfaire. En application des règles de la pudeur, dont certaines subissaient l’assaut hargneux de ma critique, je tenais à m’éloigner suffisamment de mon ami. A mesure que je mettais de la distance entre lui et moi, je devinais au loin une chose en contrebas du promontoire que nous occupions. Je n’arrivais à concevoir ni sa nature ni ses contours. Plus je marchais en sa direction plus le mystère s’épaississait, car je ne pus m’en faire une idée rassurante. Distrait de la cause initiale qui me fit faire ce déplacement, mon esprit se concentra sur le désir de déchiffrer ce mystère.

Ce que je percevais, c’était une chose de forme allongée, étendue et qui dégageait une blancheur éclatante, rappelant en tous points la couleur d’un tissu blanc immaculé. Je jetai un regard plus loin et j’aperçus, à moins de cent mètres, les trois cimetières, musulman, chrétien et juif se faisant face à face. L’image d’un linceul blanc traversa subrepticement mon esprit. Il entraîna dans sa suite une récente rumeur qui avait persisté en dépit de son caractère fabuleux. Elle avait alimenté les conversations pendant plusieurs jours. Un être fantastique s’apparentant à une goule (al-ghoûla) aurait exhumé du cimetière musulman un cadavre. Nul ne savait ce qu’elle en avait fait, ni d’où elle venait, ni où elle se dirigeait. Mais l’agitation avait secoué une bonne partie du village en semant peur et angoisse parmi les enfants et les vieilles femmes, friands d’histoires et contes effroyables et surnaturels, et qui en trouvèrent de quoi jaser pendant quelques jours.

Ces coïncidences extraordinaires, ce rapprochement imprévu de faits en apparence fortuit, imprégnèrent mon esprit d’un doute qui troubla ma raison et risqua de me faire perdre pied face à cette chose que je n’arrivais pas à déterminer. Je maintins ma contenance vaille que vaille. Le subconscient en ajouta à mon trouble. Tapissé d’histoires fantastiques que l’enfance l’avait laissé se peupler, il étendit ses voiles sur la raison qui recula d’un bond sans demander son droit à la prééminence, tel que je le lui avais bien accordé.

Perturbé, certes, mais sans perdre pied je continuais d’avancer vers la chose. J’étais confronté à cette chose étendue, sous la splendeur de l’éclairage de la lune, au milieu de ce champ de chaume où des brins de paille, échappés au piétinement des hommes et à la voracité de leurs bêtes, luisaient comme s’ils étaient d’argent. Je ne savais quoi penser et encore moins quoi décider. Aller au bout de ma crânerie et avancer hardiment quitte à m’exposer à un risque non maîtrisé ou ployer sous le poids du doute qui s’était élevé en moi et me conformer à la prudence que l’adage populaire préconise : « en cas d’hésitation, l’abandon est la meilleure solution ».

La citadelle de ma bravoure que je croyais inébranlable semblait vaciller sur ses fondations, sous les coups d’assauts inattendus, d’autant plus que ces attaques partaient de l’intérieur même de cette fortification bâtie sur un raisonnement que je croyais irréfutable. Je continuais, cahin-caha à avancer vers le mystère, mais lentement, prudemment, prêt à revenir tant sur mes pas que de mes principes. Dans mon élan de réflexion, assiégé par les contrecoups du soupçon, j’essayais d’examiner toutes les représentations qui concouraient à l’état d’angoisse dans lequel je me trouvais. Peine perdue. Mon cœur s’était emballé plus que je ne pouvais le supporter, il bondit dans ma poitrine et les pires représentations s’en vinrent à bout des derniers efforts de ma raison. Le réel reculait devant l’offensive massive des fantasmes insoupçonnés qui sommeillaient en moi et que mes sens ne pouvaient percevoir. Mon sang ne fit qu’un tour, je fis une ultime tentative de recourir à ma raison, à ma réflexion. Rien n’y fit. La sensation de peur s’était emparée de moi. Elle me saisit à la gorge, elle me pétrifia, me paralysa et m’ôta toute velléité d’user de ce que je recommandais quand j’étais dans un terrain connu, maîtrisé par ma pensée.

Je voulais m’avancer un peu plus mais mes jambes ne m’obéissaient plus et ma volonté qui me poussait naguère toujours à plus de hardiesse, était en ce moment fatidique flanchée, anéantie, battue à plate couture. Quelques instants d’hésitations me secouèrent, en vain. Puis vint le moment de reconnaître ma défaite de me rendre humblement à l’ennemi que je combattais. Je fis un mouvement de recul, les yeux rivés sur la chose étendue, comme pour mieux contrôler toute éventualité de mouvement de sa part, je hélai mon ami Mahmoud d’une voix affaiblie par l’émotion, que je tentai de dissimuler pour éviter de me couvrir de ridicule auprès de lui.

À suivre…