
Par: CHAKIB HALLAK

Dans le débat intense qui entoure le conflit israélo-palestinien, un groupe particulier d’intellectuels juifs attire l’attention : ceux qui soutiennent la cause palestinienne. Leur position, souvent perçue comme controversée, questionne les récits dominants et invite à une réflexion plus nuancée sur une situation complexe.
Des voix engagées et souvent marginalisées
Ces intellectuels, souvent issus de milieux académiques ou culturels, s’engagent publiquement en faveur des droits des Palestiniens. Parmi les figures les plus connues, on retrouve Noam Chomsky, linguiste et philosophe américain, critique acerbe de la politique étrangère des États-Unis et d’Israël. Il ne nie pas le droit à l’existence d’Israël, mais condamne fermement l’occupation et les colonies.
De son côté, Norman Finkelstein, politologue issu d’une famille de survivants de la Shoah, a consacré ses travaux à la dénonciation de ce qu’il appelle l’“exploitation politique de la mémoire de l’Holocauste”. Il critique ce qu’il perçoit comme un aveuglement moral face à la souffrance des Palestiniens.
Des penseurs comme Ilan Pappé, historien israélien, ont remis en question le récit officiel de la fondation d’Israël, parlant de “nettoyage ethnique” lors de la Nakba en 1948. Ses travaux lui ont valu l’exil universitaire, mais aussi le soutien d’un public critique, juif et non-juif, à travers le monde.
Mais au-delà des figures contemporaines, deux grandes figures intellectuelles du XXe siècle continuent d’inspirer ce courant critique : Yeshayahou Leibowitz et Hannah Arendt.
Yeshayahou Leibowitz : la conscience éthique d’Israël
Philosophe, scientifique et moraliste israélien, Yeshayahou Leibowitz (1903-1994) fut l’une des voix les plus sévères dans la dénonciation de l’occupation des territoires palestiniens. Après la guerre des Six Jours (1967), il a vigoureusement critiqué l’annexion de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est, qu’il considérait comme une faute morale majeure, incompatible avec l’éthique juive.
Pour Leibowitz, la politique d’Israël devait toujours être subordonnée à une exigence morale stricte. Il rejetait toute instrumentalisation de la Torah ou de l’histoire juive pour justifier des politiques contraires à la justice et à la dignité humaine. Son héritage demeure une référence incontournable pour ceux qui revendiquent un judaïsme critique et engagé dans la défense des droits palestiniens.
Hannah Arendt : une pensée lucide sur le nationalisme et la responsabilité
Philosophe et journaliste de renom, Hannah Arendt (1906-1975) a été l’une des voix juives les plus lucides à s’interroger sur le sionisme et le projet israélien. Critique aiguë des dérives nationalistes, elle a mis en garde contre les risques liés à la construction d’un État fondé sur une identité ethnique exclusive, soulignant les dangers de l’exclusion et de la dépossession des Palestiniens.
Dans son œuvre majeure Les Origines du totalitarisme (1951), elle affirmait avec force : « La création d’un État juif ne doit pas se faire au détriment de la justice et des droits des autres peuples, sous peine de devenir une forme nouvelle d’oppression. »
Lors du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, dont elle couvrit les audiences, elle a popularisé la notion de « banalité du mal » : « La banalité du mal, c’est que les individus peuvent obéir à des ordres injustes sans réflexion morale. Cela doit nous inciter à une vigilance constante dans nos choix politiques. »
À travers ses reportages et ses analyses sur la condition juive après la Shoah, Arendt a développé une pensée profondément attachée à la pluralité, à la démocratie et à la justice. Elle a insisté sur le fait que la fondation d’Israël ne devait jamais se faire au prix de la négation des droits des autres peuples, appelant à une coexistence pacifique fondée sur le respect mutuel.
Un positionnement délicat
Être juif et pro-palestinien, c’est souvent naviguer entre plusieurs tempêtes. Ces intellectuels doivent faire face à des accusations d’« auto-flagellation » ou de trahison, parfois émanant de membres de la communauté juive qui considèrent leur critique comme un soutien à l’antisionisme voire à l’antisémitisme. De l’autre côté, certains groupes pro-palestiniens ou critiques d’Israël les soupçonnent de ne pas aller assez loin.
Malgré ces pressions, ils revendiquent le droit à une critique honnête et responsable, refusant que la mémoire de la Shoah soit instrumentalisée pour étouffer tout débat sur la politique israélienne. Leur voix rappelle que la diversité des opinions est essentielle, même – et surtout – sur des questions aussi sensibles.
Un apport essentiel au débat
Au-delà des polémiques, ces intellectuels jouent un rôle clé dans la construction d’un discours pluraliste sur le conflit. Leur engagement montre que la critique d’Israël peut venir de l’intérieur du judaïsme, et qu’elle peut être motivée par des valeurs éthiques profondes, sans rejet de l’identité juive.
Ils invitent ainsi à dépasser les dichotomies simplistes et à envisager des solutions fondées sur le respect des droits et des aspirations des deux peuples. Leur démarche pose la question d’une paix juste, non fondée sur la domination ou l’exclusion, mais sur la reconnaissance mutuelle.
Une voix d’autant plus pertinente à l’heure des évolutions diplomatiques
Alors que le conflit israélo-palestinien continue de diviser la scène internationale, la reconnaissance récente de l’État de Palestine par plusieurs pays occidentaux — L’Angleterre, l’Australie, le Canada et la France en 2025 — marque un tournant diplomatique majeur. Ce geste symbolique relance le débat sur les responsabilités historiques et les conditions d’une paix juste et durable.
Dans ce contexte en mutation, les voix des intellectuels juifs pro-palestiniens prennent une résonance nouvelle. Par leur engagement éthique, leur attachement aux droits humains et leur fidélité à une tradition juive critique, ils rappellent qu’il est possible de défendre à la fois le droit d’Israël à exister et celui des Palestiniens à vivre libres et souverains.
Face à la montée des extrêmes et à la polarisation du débat, leur parole offre une boussole morale précieuse, fondée sur la justice, la lucidité et l’exigence de vérité. Leur héritage, longtemps marginalisé, pourrait bien éclairer les voies d’un avenir fondé non sur la domination, mais sur la coexistence et la reconnaissance mutuelle.

