Par Nasser-Edine Boucheqif*
C’est ainsi que les poètes surréalistes reprennent la formule « La poésie doit être faite par tous, non par un[2] ». Dans leurs poèmes, on y découvre une abondance d’images destinées à réveiller chez le lecteur des impressions enfouies dans son inconscient et à faire le rapprochement entre des objets a priori distincts : « L’image surréaliste la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique (…), soit qu’elle prête très naturellement à l’abstrait le masque du concret ou inversement, soit qu’elle implique la négation, de quelques propriétés physiques élémentaires, soit qu’elle déchaîne le rire[3] ». Définition du surréalisme qui explique l’association de pensée parfois difficile à comprendre pour le lecteur et l’apparence absurde des poèmes, « Ma femme aux aisselles de Marbre et de frênes -De nuit de la Saint Jean- De troènes et de nids de scalaires- Aux bras d’écume de mer et d’écluse- Et de mélange du tôlé et du moulin[4] » pour donner un exemple de ver.
Mais la surprise que l’auteur et le public peuvent trouver dans l’exploration de leur vie intérieure, se trouve aussi pour les poètes surréalistes dans le monde réel. Ce qu’ils nomment « le hasard objectif » c’est la coïncidence des rencontres, les bribes des conversations saisies aux terrasses des cafés lors de leurs flâneries dans les rues, dans le métro, le marché aux puces. C’est ce que nous conte A. Breton dans son roman Nadja, la rencontre d’une femme dans le métro qu’il revit plusieurs fois et qui lui révèle les manifestations de cet « hasard objectif » qui deviendront pour lui l’une des coïncidences signifiantes : « En fait tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’in communicable, le haut et le bas, cessent d’être perçus contradictoirement. Or c’est en vain qu’on chercherait à l’artiste surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point[5] ». Ainsi les poètes surréalistes nous entraînent dans une aventure fascinante et intrigante, nous donnent envie de sortir dans la rue, de marcher au hasard pour retrouver un lien avec le monde, la foule et la ville, pour nous libérer de cette « société qui se mécanise ».
Mais qu’est-ce vraiment que la poésie libératrice ? Existe-il une poésie qui nous libère plus qu’une autre ?
Faut-il bannir l’amertume d’A. de Lamartine, la déchéance d’A. de Musset, la révolte d’A. Rimbaud, la cruauté de I. D. C. de Lautréamont, parce que ce qu’ils disent, ce qu’ils sentent, ce qu’ils subissent nous alourdit de malaises et de désespoir ?
Car enfin, c’est de l’art qu’il s’agit et l’art pour l’art n’a qu’un rapport éloigné avec son contenu. C’est une quête pour l’auteur autant que pour le lecteur.
La poésie libère celui qui l’endure ou la chante et le fait progresser. Pour A. Rimbaud, écrire est « une marche vers le Progrès » et s’il met un P majuscule c’est un hasard. Quant aux romantiques auxquels on a tout reproché, le contenu de leurs écrits et le but de leur quête, c’est l’amour de l’art, du style qui les pousse à écrire, c’est la musique de leurs tourments plutôt que leurs tourments eux-mêmes qu’il faut y voir : « L’art c’est la liberté, le luxe, l‘efflorescence, c’est l’épanouissement de l’autre dans l’oisiveté. Il y aura toujours des âmes artistes à qui les tableaux d’Ingres et de Delacroix, les aquarelles de Boulanger et de Descamps sembleront plus utiles que les chemins de fer et les bateaux à vapeur[6] ». Pour Lautréamont il s’agit également de progrès et d’une libération. S’arrêter à la cruauté de ses écrits, c’est s’arrêter à l’auteur lui-même, le considérer fou, malade, cruel, or il était parfaitement lucide face à son œuvre, il en avertit même le lecteur dès les premières pages et s’adresse directement à lui tout au long du récit. C’est une révolte contre les tabous de la société bourgeoise, contre les limites naturelles de l’homme dont il s’agit. Il faut s’en libérer et pour cela il faut l’écrire, un peu comme une cure. D’ailleurs après les Chants de Maldoror l’auteur nous dit :
« J’ai renié mon passé, je ne chante plus que l’espoir [7]». En effet, ses poésies sont d’un autre ton.
Il y a de la beauté dans la souffrance, mais celle de notre vie, nous ne la voyons pas, nous la subissons. Et nous la subissons d’autant plus que nous vivons dans un univers désacralisé où il n’y a plus de Dieu responsable, plus de Dieu consolateur. La souffrance ne peut donc être belle que dans l’art. Écrire les passions qui nous rongent, lire celles de ceux qui ont souffert, c’est forcément les transformer, les comprendre et elles ne restent pas prisonnières pour nous-mêmes, elles ne demeurent pas éternellement étrangères. On lit les poèmes d’un homme qui a aimé, qui a eu peur et on dit « Mais oui c’est ça, c’est exactement ça ! ». Alors on avance, on comprend un peu mieux que nous ne sommes pas uniques, que nous ne sommes pas tout à fait forts. Ainsi : « nous rentrons dans la loi universelle ; nous éprouvons la liaison de toutes choses et la nécessité : nous dépassons le malheur, nous le laissons derrière nous ; nous sommes déportés irrésistiblement dans un temps neuf (…) c’est pourquoi une consolation sonne toujours dans un poème [8]». Pour le philosophe E. A. C. Alain, le langage est « un refus de subir » puisqu’il juge dès l’instant où il est écrit et que par là-même il demeure éternel, notre malheur devient en quelque sorte une futilité, quelque chose qu’il fallait vivre puisque vécu déjà par Homère ou d’autres auteurs, dans d’autres siècles. Mais pour Alain, « ce n’est pas tellement parce que le malheur des poètes ressemble au nôtre qu’il nous libère, mais plutôt parce que de lui à nous s’installe un lien ».
En effet, nous pouvons comprendre la révolte de Rimbaud dans Le Mal sans jamais avoir connu la guerre, nous pouvons suivre les passions de Rolla sans jamais les avoir vécues, « et ce n’est pas par la ressemblance qu’elles plaisent (les images poétiques) mais par la liaison qu’elles rétablissent entre nos malheurs et le cours des choses, entre le temps de nos épreuves et l’universel temps commun à tous [9]».
*Poète, essayiste, dramaturge et peintre
Bibliographie:
[1] Cet essai écrit à Paris en 1988 et publié dans le journal Al Bayane (Maroc) puis dans les Cahiers du C.I.C.C.A.T en 1994, traite du progrès tel qu’il a été perçu par certains poètes et artistes etc en Occident.
[2] Isidore Ducasse Comte de Lautréamont.
[3] André Breton.
[4]André Breton : l’Union libre.
[5] André Breton.
[6] Théophile Gautier (1811-1872) poète, écrivain, critique d’art et peintre romantique français.
[7] Lautréamont : Les Chants de Maldoror.
[8] Emile Auguste Chartier, dit Alain (1868-1951), philosophe, journaliste français..
[9] Emile Auguste Chartier, dit Alain : ‘Vingt leçons sur les beaux-arts’.