Chronique philosophique. F comme Fin et moyens ou Praxis et Poésie – 5ème partie – (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Par Nasser-Edine Boucheqif*

Cela revient à dire que si l’accomplissement même du savoir comme sagesse n’est pas accessible, il est alors possible de le faire. La République apparaît ainsi comme la construction d’une œuvre qui comporte à la fois cette pédagogie de la contemplation et la théorie politique d’un modèle à construire. Lorsque Socrate remonte vers l’acropole, c’est en remontant qu’il fabrique et forge Athènes, selon le modèle idéal de la politeia, qu’il construit comme un édifice, une pyramide. Il remonte vers le savoir (épistème). Ainsi, ce modèle de la poietique, en tant qu’elle fait des œuvres est toujours pensée en rapport avec la théorie. Cette vision platonicienne de la cité qui repose sur une métaphysique de l’art et pense une œuvre d’art selon la maquette d’une totalité parfaite et unifiée, est en contradiction avec le véritable artiste qui est un être en mal d’œuvre et celui qui va sans cesse mettre en question l’œuvre et révéler ce qui relève d’art dans l’œuvre et ce qui s’oppose à l’œuvre en tant que totalité.

  1. Picasso[1] (et bien d’autres) illustre bien cette idée de désœuvrement propre à l’artiste ainsi que la mise en question d’un certain académisme.

On comprend alors très bien tout le sens que prend la praxis dans une élaboration commune de la politique. Il ne s’agit pas de se soumettre à une loi mais de l’éprouver, la pratiquer car l’expérience des libertés ne consiste pas à appliquer un principe à une action, mais à s’impliquer dans une action. Ainsi, la praxis, au sens où l’entend Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, qui implique la liberté de l’homme, correspond donc à une effectivité qui s’épuise en soi et s’invente. C’est également ce que F. Nietzsche entend par « volonté de puissance », la vie qui invente la ruse, être plus, s’augmenter, se surpasser. Ainsi, l’homme libre, celui qui a à répondre de son existence, va témoigner à travers chacun de ses actes de sa virtuosité.

Le caractère de virtuosité nous rappelle d’une certaine manière le fait que les Grecs utilisaient toujours des métaphores telles que le jeu de la flûte, la danse, la guérison et le voyage en mer, pour distinguer la politique des autres activités, ce qui veut dire qu’ils puisaient leurs analogies dans ces arts pour lesquels la virtuosité d’exécution est décisive.

Dans L’Iliade[2], les Grecs s’interrogent indéfiniment sur la politique en décrivant les champs de bataille de la liberté grecque comme la confrontation des singularités dans un combat loyal d’exposition des fins entre elles. Agir revient donc à Co-agir. En ce sens, il apparaît bien que le « Mitsein » est premier par rapport au « Dassein », tout comme l’idée de dialogue naît de l’existence de l’autre.

Si l’on analyse tout le processus de décision chez Aristote, on s’aperçoit que toute éthique est politique. La description que nous donne Aristote de la démocratie est d’une certaine façon comparable à des rencontres comme dans le banquet où chacun apporterait sa touche personnelle.

La liberté se manifeste donc pour l’homme de la praxis à travers l’agir à l’image de l’homme qui joue de la flûte ou de celui qui parle ouvertement sur la place publique.

Si parler en public correspond au déploiement d’un discours qui tient compte des différences de cette pluralité irréductible de l’homme, qui ne véhicule pas un discours figé rendant compte d’une totalité totalisante, alors il témoigne d’une conspiration des agir, ou l’univers de l’impératif catégorique chez E. Kant, c’est-à-dire de la Gaule.

Il s’agit en effet selon E. Kant de percevoir les libertés humaines comme un champ de bataille. Celui-ci s’inspire des Grecs, précisément de LOdyssée qui, contrairement à L’Iliade qui symbolise le retour chez soi, le retour à l’unité, signale que l’origine de l’homme est au combat.

Il y a un parallèle entre la Gaule et la pensée critique de E. Kant. La Gaule, chêne vert de la pensée grecque est le lieu de combat et de débat philosophique par excellence, le lieu d’exercice de la pratique politique, où tout individu s’affirme donc en tant qu’homme parmi d’autres hommes ; être réel, donc relatif.

Il n’y a donc pas de cité juste possible sans cette liberté des singularités, comme les Grecs l’avaient d’ailleurs très bien compris. La politique est inséparable de la notion de liberté.

Tout le drame de la modernité et l’expérience du totalitarisme ont très bien montré l’incompatibilité de la politique et de la liberté si bien que « nous sommes aujourd’hui enclins à croire que la liberté commence où le politique finit parce que nous avons vu que la liberté avait disparu là où des considérations soi-disant politiques l’emportaient sur tout le reste[3]. »

Seulement, si la démocratie s’inscrit dans cette logique floue, qui correspond à ce qui doit être sans cesse remis sur la place publique, peut-elle assigner un point culminant à l’action ?

L’harmonie pensée par Héraclite désigne une pensée de la multiplicité qui place l’apeiron, c’est-à-dire l’inachèvement, au cœur de toute action humaine. L’harmonie ne pourrait donc naître que du chaos, d’une inquiétude, de la mer et résulterait d’un vacillement des contraires. Elle s’apparenterait ainsi à un tissage instable et riche des multiplicités et symboliserait le respect des différences, des singularités. C’est ce qu’illustre Aristote dans l’Éthique à Nicomaque II, VI, à travers la pensée du Kairos. Ce moment opportun ne suggère pas un calcul de la pensée, mais il témoigne de l’insuffisance de la proportion par rapport à l’action. Il exprime ainsi le moment où l’ajustement de l’action prend fin, la vertu culmine. Il va donc constituer la « décence » (epi eikie) qui va intérioriser le Kairos pour corriger, dans certains cas, l’injustice et ainsi assouplir la loi et y déroger, avec bienveillance et mansuétude. Ainsi la justice authentique rétablit le droit en situation selon une mesure de l’occasion, de l’opportunité (le Kairos).

*Poète, essayiste, dramaturge et peintre

Bibliographie: 

[1] Pablo Picasso (1881-1973), peintre, dessinateur, sculpteur et graveur franco-espagnol.

[2] Épopée grecque attribuée à Homère. L’Iliade a été fixé par écrit au VI siècle A-J. L’Iliade avec L’Odyssée sont les deux plus grandes épopées de la Grèce antique.

[3] Hannah Arendt, La Crise de la culture.