Chronique philosophique. F comme Fin et moyens ou Praxis et Poésie – 1ère partie – (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Par Nasser-Edine Boucheqif*

Chez les Grecs et notamment à travers les dialogues de Platon, Athéna est présentée comme la déesse continentale, de la stabilité, de la terre, identifiée à l’autochtonie, à une métaphysique de l’installation.

Seulement, toute l’ambiguïté des grecs est liée à ce qu’ils pensent la terre, la stabilité par rapport à l’instabilité, c’est-à-dire la mer. C’est aussi toute l’équivocité du personnage d’Athéna, qui est aussi pensé par rapport à la mer, à la navigation.

Derrière cette figure du logos, du fondement de la Politeia, c’est-à-dire de la Ville close installée, se cache l’idée de la mer, de l’instabilité, de l’inquiétude, de la sophistique.

Dans le livre 3 de la République, Platon évoque précisément que ce qui vient de la mer est forcément inquiétant, lorsqu’il dit que le poète ne doit pas imiter les lamentations des femmes, le son de la flûte ou le bruit de la mer, du tonnerre et du vent. Il s’agit là en effet, de la même chose, à savoir le désordre, le chaos.

On retrouve bien ce parallèle entre la réflexion de Socrate qui remonte du port par le Pirée, longeant ces longs murs menant à Athènes et cette tentative de la république qui répond à une nécessité d’installation, de construction, d’édification d’une cité idéale et parfaite.

Or, si cette conception de la politique et de la cité, qui relève avant tout d’un désir prononcé d’unification, met en œuvre des moyens qui correspondent à un savoir, à un processus émanant d’une intelligibilité d’une totalité transcendantale à laquelle on accède graduellement, comment peut-elle prétendre respecter une pluralité de fins, c’est-à-dire de liberté et de singularités humaines, sachant que la politique concerne une ouverture à la multiplicité des actions et des confrontations humaines ?

Une pensée des moyens qui passe par la construction d’un modèle unique est-elle capable de prendre en considération à la fois la singularité irréductible et la multiplicité des libertés, ou bien n’exprime-t-elle pas au contraire une réduction de la politique qui instaurerait une unité artificielle ?

Une pensée du règne des fins serait-elle seulement compatible avec une pensée des moyens, c’est-à-dire de l’identité des fins avec la complétude de leur œuvre qui serait le résultat achevé d’un processus de fabrication, d’édification ?

La navigation telle qu’elle apparaît à travers les récits d’Homère[2], plus précisément dans l’Odyssée[3], a le goût d’une aventure exceptionnelle, du commencement, car elle reflète une sortie vers l’inconnu, hors de soi et s’ouvre donc à tous les possibles, c’est-à-dire à la multiplicité des occasions, des événements, à l’inattendu. Bien plus, elle est vécue non pas comme une expérience de la capitainerie au sens où l’entendait Platon de la politique, c’est-à-dire de commandement (caput = tête), de prise sur les hommes et non sur la mer, mais comme une expérience où les hommes partagent l’inquiétude de cette incertitude qui est liée à la mouvance, à « l’improbabilité infinie[4] ».

Cette métaphore politique de la navigation met donc en évidence que ce qui fait son authenticité n’est pas lié à un art de gouverner qui reposerait sur une théorie mais de penser la politique en terme de pratique (givernein = tenir le gouvernail). Cette idée de la politique, qui relève de l’expérience et de la pratique, semble contredire la pensée platonicienne qui au nom de l’universel, et d’une vision de la vie comme totalité, va instaurer une politique basée sur une hiérarchie (arch = pyramide), un système de castes à plusieurs niveaux : les artisans, les guerriers et les philosophes, trilogie que l’on retrouvera d’ailleurs dans les trois instances gouvernant chaque individu : Nous[5], Thumos[6], Epitumia[7].

Platon dresse ainsi une éthique ontologique de la cité qu’il conçoit comme monument, la Polis étant en quelque sorte le Tout qui rend compte de la partie. En effet, en développant une architecture qui s’appuie sur une structure de l’espace par la hauteur, il fabrique une sorte de hiérarchie métaphysique contrairement à la philosophie d’Aristote qui opte pour une tout autre idée de la politique qui ne part pas d’en haut mais rase la pointe, l’exaspère. En effet, à une pensée de la proportion et à une politique où les libertés vont finalement se réduire à des statuts auxquels les individus vont s’identifier, va s’opposer une autre conception de l’homme comme principe de commencement et de liberté qui va s’attacher à agir et à rechercher à tâtons, à force d’errance et d’expositions et de confrontations des hommes entre eux, à formuler une idée adéquate d’une cité juste.

Claude Lévi-Strauss[8] parle de la diversité et du mélange des cultures et de ce qui caractérise essentiellement les sociétés humaines. Il fait notamment remarquer que : « Beaucoup de coutumes sont nées, non de quelques nécessités internes, ou accident favorable, mais de la seule volonté de ne pas demeurer en reste par rapport à un groupe voisin qui soumettait à un usage précis un domaine où l’on n’avait pas songé soi-même à édicter des règles[9]». Si bien que cette conception de la politique sans cesse inachevée car mouvante, ne sera jamais déterminée car elle sera toujours devant les hommes, à réfléchir et à faire.

*Poète, essayiste, dramaturge et peintre

Bibliographie: 

[1] Paris 1986.

[2] L’aède (poète) Homère.

[3] Odyssée (Odysseus) : Épopée grecque antique écrite en grec ancien. VIII siècle Av-J.C.

[4] Hannah Arendt (1906-1975), philosophe, politologue et journaliste allemande.

[5] Noûs : la raison, l’intellect, la puissance cosmique, l’esprit qui contrôle le désir en compagnie de Thumos. Pour Hegel, c’est « Anaxagore le premier à dire le Noûs, l’intelligence ou la raison gouverne le monde ».

[6] Chez Homère, Thumos représente le principe de vie, mais il est également symbole de la peur, du désir et de la colère. C’est un concept philosophique antique qui est étroitement lié à la volonté.

[7] Epitumia représente l’aspect physique du désir.

[8] Claude Lévi-Strauss (1908-2009), ethnologue français.

[9] Claude Lévi-Strauss : Race et histoire.