Par: Dr. Chiheb Abderrahim*
Tout le monde s’accorde à reconnaître que les rapports entre le monde occidental et le monde arabo-musulman ont été, depuis toujours, d’une nature conflictuelle. Cette conflictualité remonte à très loin dans le temps comme nous l’enseigne l’Histoire. Mais si l’Histoire aide à comprendre beaucoup de choses, elle ne peut, cependant, tout expliquer. Il serait, donc, réducteur de prendre appui exclusivement sur l’approche historique pour mettre en lumière les tenants et les aboutissants de cet état de fait.
C’est pourquoi il convient, nous semble-t-il, de partir du postulat selon lequel ces deux mondes forment, en tant que civilisations, deux systèmes régis et structurés par deux visions du monde et des valeurs spécifiques à chacun des deux. En formulant le problème de cette manière, il devient plus aisé de saisir que ce sont justement les dissemblances entre les visions et les valeurs propres à chacun des deux systèmes qui sont à l’origine de cette opposition frontale existant entre eux.
Pour apporter des clés de compréhension et des éléments de réponse à cette problématique, il serait pertinent d’examiner ces deux systèmes de plus près, d’identifier les valeurs qui constituent chacun d’eux et de déterminer la nature des éléments qui les opposent. A propos de cet antagonisme, les avis sont partagés: une majorité de gens a tendance à penser que ce conflit est irréductible. Mais d’autres gens, des gens de bonne foi et de bonne volonté aussi, s’interrogent, face à cette question, pour savoir ce qu’il serait possible d’entreprendre pour que cet état d’opposition et de discorde puisse céder la place à une nouvel état d’esprit qui serait propice à l’émergence de relations plus consensuelles, plus pacifiques et où prévalent le respect et l’acceptation mutuels entre ces deux mondes.
Mais comment tout cela est arrivé ?
Le contentieux historique
En effet, sur le plan de l’Histoire, la première étincelle de guerre ayant conduit à la confrontation entre les mondes occidental et arabo-musulman furent les expéditions militaires, connues sous le nom des « croisades », que les chrétiens d’Occident, ont menées, entre les 11ème et 13èmesiècles, pour libérer les Lieux Saints occupés par les musulmans. Les huit croisades, qui ont duré cent dix-sept années en tout, ont laissé des traces indélébiles d’animosité, de xénophobie et d’intolérance entre musulmans et chrétiens, et, elles sont encore vivantes aujourd’hui dans les mémoires.
Ces croisades étaient donc des guerres de religion entre le Christianisme et l’Islam, qui mettaient face à face deux théologies exprimant deux visions du monde et de l’homme. Ce sont ces deux grandes religions qui ont constitué le socle à partir duquel les civilisations occidentale et arabo-musulmane ont pris naissance. Et ce qui était, au début, une guerre de religion s’est transmuée, après, en un conflit de civilisation et de valeurs éthiques et morales. C’est pourquoi il ne serait pas juste de considérer le chapitre des croisades comme un fait historique isolé, mais comme faisant partie d’une accumulation d’événements et de faits d’où ont émergé les rapports conflictuels et mouvementés, que nous connaissons, entre le monde occidental et le monde arabo-musulman.
Par la suite, ce fut pour l’Occident, vers la fin du 15ème siècle, le tournant de la modernité avec lequel s’est ouverte l’ère du développement économique, de la prospérité, de la suprématie politique et de la puissance militaire, notamment avec les découvertes géographiques qui ont bouleversé la géopolitique mondiale de l’époque, et, accélérer, par la même, le déclin du monde arabo-musulman. Et c’est ce nouveau contexte historique qui a donné à l’Occident la force de conquérir une grande partie du monde, pour être, ensuite, partout et d’asseoir une domination qui a duré plusieurs siècles. Cette domination continue de perdurer encore aujourd’hui même si, toutefois, les choses ne sont plus tout à fait comme avant pour l’Occident quand il était encore au sommet de sa puissance.
Au cours de cette longue période durant laquelle l’Occident a régné en maître absolu, des événements historiques majeurs ont eu lieu et ont affecté une bonne partie de l’humanité. Les plus marquants d’entre eux dans l’Histoire ont été notamment l’esclavage et la traite négrière, le colonialisme et le néocolonialisme. Ces événements, qui s’inscrivent dans le prolongement des croisades, ont conféré, finalement, à cet antagonisme un caractère structurel et permanent qui a pris la figure d’une dichotomie multiforme revêtant plusieurs paradigmes et renvoyant tous à la logique de domination et de discrimination: le chrétien vs le musulman, l’homme occidental vs l’homme oriental ou non-occidental, l’européen vs le non-européen ou l’arabe, le supérieur vs l’inférieur, le blanc vs le non-blanc (qui peut être aussi le noir, le métisse, le basané, le jaune…etc.), le civilisé vs le barbare ou le sauvage…,
Deux cheminements divergents
Après la mise en perspective des faits historiques sur lesquelles se fonde cette analyse pour expliquer les raisons qui ont généré ces rapports d’hostilité et d’aversion entre l’Occident et le monde musulman, il convient, à présent, d’examiner la question portant sur les valeurs fondatrices de chacune de ces deux entités, en tant que civilisations; ces valeurs qui contrastent et s’opposent entre elles pour constituer les conditions de ce qui allait devenir un conflit irréductible.
En effet, dépositaire de l’héritage grec, l’homme occidental se définit, d’abord, par son existence. Une existence qu’il a bâtie, dans ce monde, sur le principe de la liberté. Il présuppose, donc, qu’il est libre puisqu’il est déterminé par ce qu’il fait et non par ce qu’il est. Le libre-arbitre, issu de cette liberté, est ce principe de conduite qui donne à l’homme occidental la possibilité de s’affranchir des déterminismes et des forces de ce monde pour se réaliser pleinement. Ce sentiment de pouvoir se déterminer librement, seul et d’être sa propre cause, a amené l’homme occidental à se considérer comme étant le centre du monde.
Ainsi, le Dieu du Christianisme est devenu tout juste une hypothèse face au statut prépondérant de l’homme occidental. Ainsi, Dieu s’est retiré à la périphérie pour lui laisser la place. Par la suite, la modernité a inventé pour l’homme occidental la démocratie libérale, comme régime politique idéal, dans le but de lui permettre d’atteindre son émancipation et son épanouissement à tous les échelons de sa vie. Cette conception du monde et ces valeurs qui, depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui, n’ont cessé de prévaloir et de structurer la conscience de l’homme occidental, continuent d’opérer encore de nos jours, en Occident. Quant à l’Islam, celui-ci est né au début du VIIème siècle de notre ère, dans la péninsule arabique. Il est, avec le Judaïsme et le Christianisme, la dernière des trois monothéismes abrahamiques révélés. De même, cette religion constitue le ferment de ce qui a donné, plus tard, la civilisation arabo-musulmane brillante qui a régné du VIIIème siècle au XIIème.
Au cours de cette période, le monde arabo-musulman, fort d’une économie florissante et prospère, a connu un essor culturel sans précédent grâce, notamment au développement extraordinaire des mathématiques, de la mécanique, de l’astronomie, de l’optique, de la chimie, de la médecine, de la philosophie ; mais aussi de la calligraphie, de l’architecture, de l’urbanisme…, etc. Les performances prodigieuses réalisées dans ces diverses disciplines reflètent clairement le niveau de développement, de vitalité et de raffinement atteint par la civilisation arabo-musulmane, à cette époque.
Réformisme vs conservatisme
Durant les siècles qui ont suivi la fin du Moyen-Âge, l’évolution de la société occidentale a conduit, sur le plan de l’éthique et de la morale, notamment au cours des deux derniers siècles, à une rupture avec le Christianisme et la relégation de celui-ci au second plan. Le point culminant de cette rupture a été scellé avec la loi de 1905 sur la laïcité, en France, concernant la séparation des Églises et de l’État. Tout le 20ème siècle, pratiquement, a été ponctué par toute une série des réformes politiques et sociales importantes dont le dessein final n’était autre que la remise en question radicale des fondements de la société civile et religieuse ; et le refus de toutes normes d’autorité: la famille, l’éducation, la religion.
D’où les nombreuses et diverses convulsions qui ont secoué la société occidentale. La révolution sexuelle, la conception de la pilule contraceptive pour femme, la dépénalisation et la libéralisation de l’avortement, le développement des procédures de la fécondation in vitro, la reconnaissance du statut juridique des unions de fait, les débats sur la légalisation de l’euthanasie, le développement des applications de la génétique à des fins eugéniques et pas thérapeutiques seulement, sont autant de changements qui ont modifié, en profondeur, la physionomie de ces sociétés occidentales en leur implémentant une nouvelle configuration morale et éthique, prenant appui sur une vision nouvelle, des concepts nouveaux et des critères nouveaux.
Face à ces révolutions successives qui ont entraîné des mutations radicales dans le monde occidental, le monde arabo-musulman, quant à lui, est entré, après ce moment faste de civilisation, dans une période plus trouble, une période de rétrogradation et de malaise avec comme principale manifestation une crise théologique qui a pointé à l’horizon dès le VII ème siècle pour se poursuivre jusqu’au XIIIème siècle. Dans ce nouveau contexte historique, la jurisprudence, « Al- Ijtihad », a cessé de féconder la pensée arabo-musulmane pour laisser progressivement la place à un « conservatisme rigoriste, stérile et rigide, et au mimétisme religieux ».
Ce qui a eu pour conséquence « la fin de l’esprit rationaliste des mu’tazilites » qui ont érigé la raison au rang de la loi religieuse. Ainsi, en interagissant entre eux, ces éléments ont constitué, ensemble, le facteur essentiel qui explique l’absence de la pensée réformiste dont l’effet immédiat a été d’empêcher le monde musulman de sortir de sa léthargie et sa torpeur intellectuelle. Cette difficulté à mettre en place les conditions appropriées pour la réformation de la pensée islamique, a conduit à l’émergence du « conformisme intellectuel, à l’extinction de l’esprit d’émulation et de la recherche scientifique » dans ce monde musulman, devenu figé et immobile et où plus rien ne bouge.
Deux systèmes de valeurs opposées
L’évolution historique de la société occidentale a conduit, sur plusieurs siècles, à l’éclosion de l’individualisme qui s’est beaucoup développé avec l’avènement de la société industrielle au 19ème siècle ; pour marquer son apogée dans les années soixante du siècle dernier, avec, notamment, les événements de mai 68, en France. Cet individualisme, qui considère l’homme occidental comme étant fondamentalement un individu et accessoirement comme faisant partie d’une collectivité, prône la promotion et le renforcement du libéralisme culturel et la permissivité de la société.
A ces nouveaux paradigmes, la civilisation arabo-musulmane oppose des valeurs qui puisent leurs contenus dans l’Islam, un Islam dont la source de référence est le Coran qui est la parole révélée de Dieu. Le mot même d’ »islam » signifie soumission et résignation à la volonté de Dieu. C’est pourquoi le discours libéral et démocratique du monde occidental est considéré comme un blasphème au regard de l’Islam pour qui il est inconcevable de donner à l’homme une telle liberté et une telle autonomie alors que c’est Dieu qui décide de tout. C’est donc Dieu qui est au centre du monde et non l’homme dont la place est, plutôt, à la périphérie.
De même, l’homme musulman se conçoit d’abord comme membre d’une collectivité après quoi il peut se considérer comme un individu, mais sans plus et surtout sans tomber dans l’excès.
En définitive, le sens de la vie du musulman reste organiquement lié à la communauté et se définit dans et à travers sa vision et les valeurs de celle-ci. Se séparer de la communauté, c’est prendre le risque de perdre ses repères et le sens de sa vie. C’est pour cette raison, sans doute, que l’individualisme occidental est perçu négativement, dans le monde arabo-musulman, et même au sein du monde oriental, d’une manière générale. Cette suspicion envers l’Occident vient du fait que le monde arabo-musulman a pu se rendre compte et constater, de visu, comment cet individualisme a conduit à l’égoïsme qui, à son tour, a débouché sur l’indifférence; une indifférence manifeste et criante vis-à-vis de tout et de tout le monde.
D’autre part, le monde occidental affirme que les présupposés de l’Islam sont liberticides et mènent, de ce fait même, à la violence, à la barbarie et à l’autoritarisme; tout en soutenant, par là même, que la civilisation islamique, par son caractère figé, empêche l’homme de s’émanciper et conduit, finalement, en raison du poids et de la pression de la collectivité, à l’effacement de l’individu.
Tandis que l’Islam affirme, de son côté et avec autant de force et de conviction, qu’il est détenteur de valeurs qui donnent sens à la vie de l’homme. Et par cela, il s’oppose à la déliquescence, à la débauche et à l’égoïsme, né de l’individualisme, auxquels le monde occidental a été conduit par une éthique et par une morale excessivement libertaires, comme cela transparaît à travers les différentes formes de libéralisation sociétale des mœurs, initiées au siècle dernier et qui se poursuivent aujourd’hui encore, concernant l’orientation sexuelle des hommes et des femmes en général, et des minorités sexuelles agissantes en particulier, que l’on désigne génériquement sous l’acronyme LGBT.
En définitive, cette conception de la liberté, selon la vision de l’Islam, s’est transformée en une fin en soi. Et ce faisant, elle est devenue stérile et ne propose plus rien sinon détruire toute forme de lien social et de cohésion qui sont, au demeurant, l’assise de la société traditionnelle.
Cette liberté réduit l’homme à ses pulsions sexuelles, le restreint à son animalité et ne lui propose, en revanche, aucune finalité supérieure qui puisse l’agrandir et le hisser à sa dignité d’homme. Aujourd’hui, cette liberté apparaît comme un fardeau qui pèse, de tout son poids, sur l’homme occidental. A présent, celui-ci navigue à vue d’œil, avance sur une voie incertaine, voire dangereuse; celle que lui propose cette morale de l’homme nouveau, auquel le transhumanisme a, par ailleurs, beaucoup contribué.
La recrudescence du choc des valeurs
L’opposition conflictuelle se continue, aujourd’hui encore, entre le monde occidental et le monde arabo-musulman. Et le dernier avatar de cette confrontation qui opposent les deux mondes ne se joue plus sur le terrain de la domination politique, ni sur celui de l’économie, ni encore sur celui de la puissance militaire, mais cette confrontation se joue, plus que jamais, autour de l’éthique, de la morale et des valeurs. Cette nouvelle guerre, même si elle est en passe de devenir un enjeu de taille à l’échelon de toute la planète, se cristallise essentiellement autour de deux pôles que sont l’Occident et le monde arabo-musulman.
En effet, nombreux sont les intellectuels et les penseurs qui ont réfléchi sur cette problématique de conflit des valeurs. Fernand Braudel en fait partie, notamment avec son concept de « la grammaire des civilisations », qui est le titre du livre qu’il a publié en 1987. Un ouvrage dans lequel il montre que ce sont les différences culturelles qui sont à la base des dichotomies qui opposent les civilisations et qui peuvent conduire à des conflits comme c’est le cas pour les mondes occidental et arabo-musulman. Aussi, Samuel Huntington, dans « Le choc des civilisations », paru en 1996, a-t-il vu juste quand il a expliqué que le choc des civilisations, auquel le monde d’aujourd’hui assiste, ne se fonde plus sur les clivages idéologiques et politiques mais sur des considérations d’ordre culturel où le « substrat religieux occupe une place centrale ».
C’est pourquoi, tout compte fait, il est inutile de se bercer d’illusions sur une possible happy end concernant ce vieux contentieux qui oppose les deux civilisations occidentale et arabo-musulmane ; comme il ne sert à rien, non plus, de former l’espoir quant à une éventuelle amélioration du devenir de l’humanité. Cela étant, il n’est pas interdit, par ailleurs, de penser qu’il est, peut-être, temps d’arrêter de se tirer à boulets rouges indéfiniment, à cause de ces différences culturelles et civilisationnelles.
Pour un nouvel ordre humaniste
Est-ce qu’il ne serait plus intelligent de changer la seule approche qui a prévalu, de tout temps et jusqu’à aujourd’hui, et d’inventer autre chose qui irait, plutôt, dans le sens de la décrispation, l’apaisement et de la dédramatisation ?
L’adoption bienveillante de cette nouvelle approche pourrait radicalement changer la donne et constituer le préalable à l’ouverture d’un espace de dialogue pour tordre le cou aux partis pris, aux a priori, aux préjugés, aux idées reçues et aux malentendus qui ont, depuis très longtemps, fait le lit du conflit qui déchire ces deux mondes.
Peut-être, il deviendra possible, par la suite, de débattre et discuter de ces différences et ces dissemblances, qui ont causé tant de préjudices et de torts, pour les comprendre, d’abord, les réduire ou tout au moins les atténuer ensuite ; en considérant, surtout, l’altérité non pas comme un obstacle mais comme une belle opportunité pour rapprocher les uns des autres. Car, on a toujours besoin de l’autre, au-delà de ce qui nous sépare, pour, enfin, se connaître et se réconcilier avec soi-même. Grâce à cette démarche pédagogique, il serait possible de poser les jalons d’un nouvel humanisme, avec une morale fondée sur les valeurs de la réconciliation, le consensus, la reconnaissance mutuelle et la coexistence pacifique entre les hommes de tous les bords. L’Histoire est là pour en témoigner et la mémoire de l’humanité recèle encore en son sein ce moment historique exceptionnel qui fut l’Espagne musulmane où cohabitaient pacifiquement des populations aux origines, aux cultures et aux confessions multiples. Cette diversité protéiforme a constitué le terreau sur lequel a poussé l’une des civilisations les plus fécondes et les plus raffinées dont l’Espagne porte, encore aujourd’hui, les marques et les vestiges.
Pour terminer sur une note optimiste, rappelons que tout près de nous, dans le temps, le Royaume du Maroc, profondément inspiré par cette expérience unique, tente, actuellement, de resusciter ce grand moment de l’Histoire. Cela s’appelle le dialogue interreligieux entre les trois religions monothéistes: le Judaïsme, le Christianisme et Islam. L’objectif humble et modeste de cette tentative est d’instaurer, à travers des rencontres de toutes sortes, une relation positive entre des personnes de religions différentes favorisant un dialogue interculturel, qui consacre le principe du respect des différences, de la tolérance et de l’acceptation mutuelle et réciproque.
*Universitaire et analyste politique