Un malaise culturel inquiétant s’est installé dans notre société depuis au moins une dizaine d’années. Une affreuse évidence que l’on ne peut cacher sous des slogans politiques trompeurs, sans risquer de faire le lit du vide, de la médiocrité… Une réalité préoccupante que les centres de décision ne semblent pas toutefois prendre au sérieux. Celles et ceux qui ont fait le choix difficile de l’agitation des idées, ont beau proposer, prendre position, souvent ils ne sont pas écoutés.
Une situation intenable sur laquelle Mohamed Achaâri, ancien ministre de la Culture, apporte un éclairage édifiant dans cet entretien sans filtre pour lecollimateur.
LECOLLIMATEUR: Quelle évaluation faites-vous du 27ème Salon international de l’édition et du livre?
Mohamed ACHAÂRI: Le Salon ne peut pas être l’arbre qui cache la forêt ou l’absence de forêt. C’est bien le cas aujourd’hui. Il faut que les gens comprennent que, pour construire le désir du livre et le désir de lecture, il faut un travail en profondeur. Un travail au quotidien, au niveau de l’École, au niveau de la Ville, du quartier, de l’habitat.
Force est de constater que notre urbanité est une urbanité déserte. On peut traverser des kilomètres d’immeubles, -c’est le cas de la banlieue de Rabat vers Salé ou vers Témara-, et ne pas rencontrer une seule bibliothèque et même pas une librairie. On ne peut attendre d’une société qui vit entre les murs de se retrouver, comme ça, en train de vivre entre les pages d’un livre. C’est vraiment très difficile à imaginer.
L’éducation nationale marginalise la lecture et n’en fait pas un pilier de l’enseignement. J’ai toujours proposé de créer, dans chaque établissement scolaire, quel que soit son niveau, une bibliothèque à deux portes. Une porte vers l’intérieur qui facilite l’accès des élèves à la bibliothèque et une porte vers l’extérieur qui s’ouvre sur la ville, le quartier. Ça n’a jamais été fait. Cela dit, il n’est jamais trop tard pour bien faire.
Il ne faut pas que le Salon du livre devienne une manifestation commerciale. Ce n’est pas uniquement le but. J’ai été certes ravi de voir cette édition r’bâtie, mais je suis très inquiet parce qu’il ne faut pas amputer Casablanca de son événement culturel majeur. Si la région de Rabat veut faire profiter sa population d’un salon du livre, c’est une bonne chose, mais il ne faut pas que ce soit au détriment de Casablanca.
Que pensez-vous de l’interdiction du livre « Mémoires d’une lesbienne » de Fatima Zahra Amzkar au 27è SIEL?
Il y a longtemps qu’on n’a pas eu écho d’une interdiction de livre. Et là, ça tombe d’une manière choquante. Le ministre a cru bon d’interdire la présence et la présentation d’un roman dans ce salon. Je trouve ça très regrettable. Et de toutes façons, contreproductif.
La ferveur culturelle qui a marqué le début des années 2000 s’est refroidie durant la dernière décennie. On assiste aujourd’hui à une forme de malaise, voire de désenchantement. Quelles en sont les raisons, selon vous?
Le début des années 2000 a connu une certaine ferveur parce qu’il y avait un besoin, une grande attente. les politiques publiques ont développé des projets en sachant que les projets culturels doivent être une affaire publique. Parce que nous n’avons pas les structures qui peuvent, à travers les initiatives privées, créer des institutions culturelles, des unités de production culturelle; qui pouvaient soutenir la création culturelle de manière efficace.
L’idée qui était largement partagée, c’est que l’État, à travers les politiques publiques, doit intervenir dans ce domaine et en faire une priorité nationale. D’autant plus qu’après les événements terroristes qu’a connus Casablanca, on s’était tous rendu compte que pour affronter les obscurantistes, il faut élargir la production et la consommation du produit culturel. Même si on fait des miracles sur le pan politique, si on reste arriéré sur le plan culturel, ces obscurantistes auront toujours une mainmise sur la société.
Ces idées, j’y crois toujours. mais je crois qu’il y a un certain relâchement vis-à-vis de ces évidences. Je crois que les politiques publiques à l’échelle nationale et régionale doivent être conjuguées en sorte que la culture devienne une priorité dans notre société.
Les intellectuels n’ont-ils pas aussi une part de responsabilité dans cette situation?
Souvent, les intellectuels prennent position, critiquent, proposent, mais ils ne sont pas entendus. Il y a de moins en moins d’intellectuels dans les partis politiques, dans les sphères de décision, dans les sphères influentes de la vie publique. On a l’impression qu’on ne veut pas les écouter, alors qu’ils prennent position pour la liberté d’expression, les droits des uns et des autres.
Et qu’on ne vienne pas dire après que les intellectuels sont absents. Ils sont exclus de manière organisée.
La course au buzz et cette fâcheuse tendance à « peopoliser » la culture y est-elle pour quelque chose?
Cette réalité est là. On ne peut pas la changer en se lamentant sur notre sort. Il faut travailler tout en sachant que les réseaux sociaux vont continuer à élargir le champ de la médiocrité et que là aussi, c’est un danger qu’il faut affronter.
Ce que je déplore, c’est qu’un certain désespoir s’est installé. Et on se comporte comme si cette vague qui nous submerge était inévitable, était une fatalité. Comme si on allait sombrer dedans, et qu’il n’y avait rien à faire. or, le lit de tous les dangers, y compris les dangers politiques, c’est justement ces champs de médiocrité.
Je crois toujours au travail collectif, au sursaut des uns et des autres. Et il faut, à mon avis, réorganiser la résistance à travers les acteurs culturels, les acteurs de la société civile… Dans ce domaine, il faut se dire que rien n’est gagné d’avance, rien n’est définitivement acquis, et rien n’est perdu non plus.
Les réseaux sociaux sont-ils devenus un danger pour la collectivité?
J’ai lu l’une de vos chroniques où vous citez Umberto Ecco qui s’étonnait du voisinage choquant entre les imbéciles et les Prix Nobel. Justement, cet étalage au quotidien de toutes les imbécillités du monde fait que les premiers déprimés (rires…) soient les non-imbéciles. Cet état de choses fait que les gens n’osent plus intervenir, participer à un débat. Ça se termine toujours par des insultes, des offenses gratuites. C’est ce qui fait que les gens qui ont toujours quelque chose à dire se réduisent par eux-mêmes au silence.
Ces derniers temps, certains tentent de vendre le concept d’ « industries culturelles » alors qu’il n’y a même pas d’écosystème pour la culture. Qu’en pensez-vous?
Il y a parfois cette tendance malheureuse à remplacer la réalité par les discours. J’appelle de tous mes voeux l’émergence d’une véritable industrie culturelle nationale. Mais il faut qu’on passe des mots à la réalité. Prenons l’exemple de l’industrie du livre. Nous avons des maisons d’édition réduites. Nous n’avons aucune chaîne de distribution des livres, ni publique ni privée. Nous n’avons aucun réseau de librairies bien formé, bien préparé pour ces transformations qui concernent le livre et la lecture en particulier. Et nous n’avons aucune politique de promotion du livre, ni dans le secteur médiatique public ni ailleurs.
L’écrivain chez nous fait toute la chaîne. Il écrit, il fait lui-même la promotion de son livre et parfois, il fait la distribution de son livre. Comment voulez-vous parler d’une industrie culturelle dans cet état des choses. Et on peut multiplier les exemples pour parler de tous les autres secteurs de la culture. Alors, au lieu d’en faire un produit de communication éphémère, il faut se mettre à travailler sérieusement sur la création des conditions qui peuvent aider les industries culturelles à émerger dans notre société.
Propos recueillis par M’Hamed Hamrouch