CORRESPONDANCE DE PARIS. LE SÉNÉGAL D’OMAR BLONDIN DIOP ET D’ISSA SAMB (PAR MUSTAPHA SAHA)

PAR Mustapha Saha*

Paris, Lundi, 21 février 2022. Quand j’évoque Omar Blondin Diop et Issa Samb, je ne peux écrire qu’au présent narratif. Quand Omar retourne à Paris, après la levée de son interdiction de séjour en septembre 1970, il parle d’artistes novateurs, prometteurs, prompts à défolkloriser l’art africain. Je découvre en lui un détecteur de talents. Recherche d’une tangente irrécupérable à travers l’art. Le Mai 68 sénégalais est noyé dans le sang. Faut-il prouver que l’africain est capable de créer du beau sur modèle occidental ? Omar charpente des passerelles entre cultures. Il veut faire faire de Dakar une matrice interactive. Il se documente sur les avant-gardes mondiales. Il entretient des relations avec des journalistes, des artistes, des intellectuels américains. Il m’accompagne à Croissy chez mon ami l’acteur et cinéaste Pierre Clémenti, précurseur de l’underground française. Je me souviens d’une soirée mémorable avec Julian Beck, Judith Malina et le living theatre la vieille de leur happening dans le grand amphithéâtre de la faculté de Nanterre. Ils répètent  leur spectacle Paradise Now pour le festival d’Avignon. Pierre Clémenti déclame Le Théâtre et la peste d’Antonin Artaud, un texte écrit en 1934, évoquant la grande peste de 1720 à Marseille. Je viens de relire le livre. Etranges similitudes entre 1720 et la situation en 2020. Omar,  homme de théâtre dans son souci vestimentaire, dans sa posture, dans son discours, dans son intimidante dignité. Il plonge quelques jours plus tard dans la lecture des œuvres complètes d’Antonin Artaud. Il fait partie de notre bande  de la Coupole. Les nuits, commencées dans la brasserie du boulevard Montparnasse, se prolongent jusqu’au matin dans le bar américain Le Rosebud, rue Delambre. Omar élabore projet sur projet, critique radicale de la société pyramidale, du totalitarisme étatique, de l’intoxication pédagogique, synopsis de films, canevas de pièces théâtrales, ébauches de livres. Je serai heureux qu’on retrouve des archives écrites, photographiques, filmiques, sur la parenthèse 1968 – 1969 où Omar fertilise les graines situationnistes.

Il faut restituer à Omar  sa personnalité philosophique, littéraire, artistique. En 1968, je tiens un journal où je consigne des aventures et des mésaventures piquantes marquantes, des rencontres marquantes,  des jubilations requinquantes. Omar écrit beaucoup, prend des notes sur des cahiers soigneusement tenus. Je suis effaré de ne retrouver sur internet que deux ou trois photos de lui en Mai 68. Que sont devenus ses textes, ses photos, hormis les archives sauvegardées par sa famille ? Je sais aussi, pour en avoir été témoin à Londres en juillet-août 1968, qu’Anne Wiazemsky le photographie souvent. Elle lui offre, devant moi, une caméra Beaulieu super 8. Jean-Luc Godard est maladivement jaloux. Omar me confie qu’il est l’unique auteur de son intervention dans La Chinoise. Son style et ses mots sont aisément reconnaissables. Jean-Luc Godard se contente de griffonner quelques questions. Et pourtant, le cinéaste s’approprie la totalité du scénario et des dialogues. Les deux acteurs survivants sont Jean-Pierre Léaud, que je croise de temps en temps à La Closerie des Lilas, toujours affectueux avec moi, toujours autiste, irrémédiablement enfermé dans son délire intérieur. Et Michel Séméniako, aujourd’hui âgé de quatre-vingts ans, photographe plasticien spécialiste du light-painting, connu mondialement. Il m’offre toutes ses archives sur le film La Chinoise, avec notamment les fiches quotidiennes de tournage, où la présence d’Omar est souvent requise, alors qu’Anne Wiazemsky raconte dans son récit Les Années studieuses qu’Omar ne participe au film que le jour de sa prestation.

L’actuelle instrumentalisation politique d’Omar l’aurait lui-même rebuté. L’enfant terrible de l’indéfinissable révolution exècre  les protocoles, les distinctions, les décorations, les passe-droits. Un jour, au Café Old Navy du boulevard Saint-Germain, où nous côtoyons dans une exigüité sympathique Nathalie Sarraute, Samuel Beckett, Arthur Adamo, Omar griffonne pendant un long moment des pages incompréhensibles de chiffres et de lettres. Je finis par lui demander ce qu’il fait. Il me répond : « J’essaie de mettre la révolution en équation. Ce n’est pas évident ». Mais quelle révolution ? Une révolution façonnée avec des concepts occidentaux, où le capitalisme se métamorphose au gré des situations, capitalisme sauvage, capitalisme fasciste, capitalisme monopolistique, capitalisme mondialiste. Des capitalismes protégés, dans tous les cas, par un arsenal infranchissable de droit. La justice, dans ce système, n’a aucun sens. La philosophe Simone Weil (1909 – 1943) fait cette constatation instructive : «  Les Grecs n’avaient par la notion de droit. Ils n’avaient pas de mots pour l’exprimer. Ils se contentaient du nom de la justice » (Simone Weil, Etude pour une déclaration des obligations envers l’être humain, Londres, 1942, éditions Gallimard, 2021). Le juridisme est inventé par les romains. Le droit ne produit et ne reproduit que de l’injustice.

Séjour à Dakar chez l’économiste Samir Amin. Visites régulières à l’atelier d’Issa Samb, alias Joe Ouakam. Il me dit : « Excuse le nom de la rue, Jules Ferry, ce n’est pas moi qui l’ai choisi. Rien que ce choix colonialiste du raciste versaillais écraseur de la Commune montre les égarements criminels de l’idéologie de la négritude ». Il  me présente son arbre, un hévéa gigantesque, millénaire peut-être, messager des cieux. Chorales d’oiseaux. Incroyable capharnaüm noyé dans la verdure. Atelier à ciel ouvert. Planétarium. Brocante sacrée. Breloques, fanfreluches, statuettes. Pantins, polichinelles, marionnettes. Des vestes poussiéreuses pendent aux branches. Elles accueillent les fantômes bienveillants à la tombée du soir. Spectres décrépits. Ernesto Che Guevara, Amilcar Cabral, Black Panthers. Assemblages. Epouvantails. Simulacres. Palabres quotidiennes sur chaises bancales. Le monde se fait et se défait loin des regards. Des voix venues d’ailleurs. Présence perceptible de visiteurs indécelables. Paradoxalités interconnectées, entre complexités quotidiennes et vadrouilles cosmiques. Temps suspendus. Espaces refondus. Escapades quantiques. S’invitent dans la cour les ancêtres rhétoriqueurs, les  génies farceurs, les merles moqueurs. Joe se trahit quand son regard pivote vers l’insaisissable, quand il dresse l’oreille sans raison ostensible. Il dialogue avec l’invisible. Sa vie bocagère en plein centre-ville rythme ses silences, ses saillies verbales, ses pas de danse. Joe  porte l’absence d’Omar Blondin Diop comme une blessure ouverte. Nous partageons l’inconsolable crève-cœur. Quand nous prennent les nostalgies soixante-huitardes, il ponctue parfois l’échange par le leitmotiv « Dommage qu’Omar ne soit plus là ».

L’expérience Agit’Art et Tenq à Dakar conjugue la pratique artistique  et l’histoire de travailleurs immigrés chinois. Tenq signifie connexion en wolof. Se récupère comme lieu de création un campement près de l’aéroport. L’ancienne cantine devient une galerie. Le manifeste Tenq 96 s’affiche sur les baraques. Plusieurs figures fédératrices : le philosophe, poète, artiste Issa Samb (1945 – 2017), le plasticien El Hadji Sy (né en 1954), le cinéaste Djibril Diop Mambéty (1945 – 1998), le photographe et cinéaste Bouna Medoune Seye (1956 – 2017), l’artiste peintre et sculpteur Amadou Sow (1951 -2015). D’autres encore. Une génération entière d’intellectuels surdoués. Le groupe s’oppose à l’idéologie néocoloniale de la négritude prônée par Léopold Sédar Senghor. Il développe de nouvelles formes d’expressions. L’événement  se médiatise, s’internationalise, se pérennise. Parmi les principaux animateurs, El Hadj Sy est invité, entre mars et octobre 2015, au Weltkulturen Museum de Francfort pour une exposition intitulée Painting, Performance, Politics.   Issa Samb se voit proposer, en juin 2013, à l’Office for Contemporary Art Norway à Oslo,  une rétrospective, qui rassemble des œuvres emblématiques de ses vingt-cinq dernières années, des peintures, des dessins, des sculptures, des assemblages, des installations et des performances (Mot ! Mot ? Mot !, Issa Samb et la forme indéchiffrables, éditions bilingue français-anglais Sternberg Press, Berlin,  2014). Les univers quotidiens et mythologiques, empiriques et fantasmagorique fusionnent. Œuvres énigmatiques, sibyllines, cryptuaires. Le formalisme de l’Ecole de Dakar s’obsolétise. L’esthétique abstraite est battue en brèche. Ancrage de la spontanéité, de l’expérimentation, dans les réalités sociales. L’implication du public est requise. Profession de foi : donner, recevoir, désintoxiquer, désaliéner, guérir, témoigner, populariser, perpétuer, agir, interagir, imaginer, concevoir, réaliser. Initiation, création, transmission. Communiquer avec les sages du bois sacré. Libérer les masques, les totems, les effigies, les  fétiches de l’incarcération muséale.

S’évoque Le Politicien, hebdomadaire satirique créé en exil dans les années soixante-dix par Mam Less Dia. Support à la disposition des écrivains, des artistes, des journalistes réfractaires. Correspondances clandestines. Lettres lointaines, réponses intérieures. Dans le quartier du Plateau, l’adresse d’Issa Samb est incontournable. « Le quartier était appelé le Plateau. Il était le quartier des occupants, le quartier des collaborateurs. Il devint le quartier des bourgeois, le quartier des gens qui avaient les moyens, le quartier des gens qui avaient de l’influence, le quartier du cèdre et du sabre. Il était le quartier des gens qui avaient des ascendances et des descendances reconnues. Le quartier des gens nommés d’office. Le quartier du Plateau n’avait pas bougé. Il était vidé de certains de ses anciens occupants, partis ailleurs, plus loin, et cela avait laissé la place aux immigrés capverdiens, au Philosophe Joe et aux apprentis philosophes de la rue Félix Faure. Le quartier du Plateau était acculé sur ses remparts qui plongeaient dans l’océan et ainsi il avait gardé tout son cachet de quartier réservé » (Ken Bugul, Rue Félix Faure, éditions Hoëbeke, 2005). On investit une maison, une ruine, une cour où l’on déconstruit son passé, où l’on fabrique une nouvelle existence, avec une nouvelle appartenance ethnique, valorisante, une trajectoire gratifiante. On s’y coule. On s’y moule. On se sent vivre. On retrouve les senteurs végétales, les émotions vitales, les délectations mentales. Agit’Art inaugure les Zone d’Autonomie Temporaire (ZAT), libération par la création artistique d’une parcelle urbaine, transfiguration de la vie ordinaire par des inventions, des innovations communes, des expositions, des performances, des projections de vidéos. Restituer l’art à sa matrice, la vie. Les habitants sont des acteurs, des créateurs, des concepteurs. La beauté dans la rue, titre de mon affiche soixante-huitarde. Les résidents de la rue Jules Ferry, rebaptisée rue Joe Ouakam, se mobilisent.

Le 17 février 2022, le conseil municipal de Ziguinchor, principale ville de Casamance, décide la rebaptisation des rues portant des noms de dignitaires français. La rue du général De Gaulle devient la rue de la Paix. L’avenue du capitaine Javelier se transforme en avenue du tirailleur africain. La rue du lieutenant Lemoine porte désormais le nom de Thiaroye 44, lieu proche de Dakar où des soldats africains, qui avaient combattu pour la France, ont été fusillés en décembre 1944 parce qu’ils réclamaient leurs soldes. La rue du lieutenant Truch est changée en rue Séléki, en souvenir d’une bataille remportée en 1886 par les résistants de ce village contre les troupes coloniales françaises.

La crise covidaire rattrape subrepticement l’écriture. Hey Joe, La civilisation agonise. Les marchands ferment boutique. Les mendiants quittent la ville. Les chats, les rats, les cafards, se débinent. Les usines, les bureaux, les mosquées, les églises se murent. Les imams, les prêtres, les marabouts, les griots, les sorciers se confinent.  Au Vatican, le pape prie seul à sa fenêtre. Gestes barrières. Distanciation prophylactique. Les rues se dépeuplent. Les théâtres se démeublent. Sous Kapokiers, les palabres se poursuivent indéfiniment (passage inspiré par un texte d’Agit Art de novembre 2020).

Issa Samb est un artiste médiumnique. Il navigue sans cesse entre les entités immatérielles et leurs incarnations symboliques. Aruspice des inspirations poétiques, des visions artistiques, des intuitions scientifiques. Quand il est en confiance, il parle avec aisance de clairvoyance, de télesthésie, de psychométrie, de rétrovision,  de télépathie, de métagnosie. Il lui est donné d’habiter à sa guise son double astrale, de piloter à cœur ouvert son automatisme intellectuel, de se déployer sans contrainte dans son imaginaire. Ses absences, des médications, des cogitations, des pulsions cognitives traduites en images. Les matériaux plastiques s’amoncellent, s’aimantent, se magnétisent, s’échangent leurs messages dans des ondulations vibratoires. L’art est une sémiotique de causalités telluriques, cosmiques, psychiques. Une vanesse se pose sur une tige fragile sans rompre son équilibre. Une source bruit sous sol. Mécanique quantique. Théorie des systèmes dynamiques. L’art s’aventure dans l’univers mathématique. Infrarouges. Hologrammes. Spectrogrammes. Virées sidérales. Retours sur terre.

Nous reprenons l’idée d’un projet commun sur la thématique de Tombouctou, Tamasheq en berbère, fondée par les touaregs au XIème siècle sous le nom Tim Buqt, puits lointain. Longues discussions. Joe vit sur un fil de funambule. Son atelier ne lui appartient pas. Il se sait expulsable à tout moment après la disparition de son ami propriétaire. « Est criminel tout ce qui a pour effet de déraciner un être humain ou d’empêcher qu’il ne prenne racine (Simone Weil, ibidem). Pour Joe, l’art est turbulence, flottaison, métamorphose des pesanteurs quotidiennes. Il veut échapper à la vampirisation marchande. Atavisme nomadique.  Je m’insurge contre la culture périssable, dégradable, péremptive, miroir du consumérisme.  Dépasser l’éphémère, le putrescible, le destructible, l’installation provisoire, la performance dérisoire. Immortaliser la trace. Transmettre la mémoire. L’objet même de ces lignes. Pour notre projet sur Tombouctou, Joe aurait modelé des sculptures en papier mâché, en terre, coulées dans le bronze si possible, des livres, des papyrus, des parchemins, des palimpsestes, des bétyles, des tablettes, des mains en position d’écriture. Se promènent dans l’air des figures de scribes, de calligraphes, d’idéogrammeurs, d’hyéroglypheurs, de graffiteurs, de tagueurs. J’aurais réalisé des peintures et des textes en correspondance. Tombouctou, capitale culturelle de l’Afrique de l’Ouest au XVème. Des dizaines de milliers de manuscrits, de copies de livres anciens, de toutes les sciences, en arabe, en haoussa, en peul, une grande partie concernant la culture marocaine. Des livres éparpillés dans des bibliothèques familiales. La population malienne s’est mobilisée, en 2012, pour sauver des autodafés plusieurs centaines de milliers de manuscrits. Nous avons cette prémonition. Joe fait des installations avec des liasses de journaux, des accumulations de livres. Il en fait un trône où il s’installe. Notre projet n’a pas pu voir le jour parce qu’encore une fois,  en cette année 2012, je suis appelé comme sociologue-conseiller à la Présidence de la République Française. J’ai peint le portrait de Joe comme une réparation.

Je revois Joe en 2012 à l’occasion de son exposition à la Documenta 13.  L’événement exalte Joe, et en même temps, il le tracasse. Il a peur de se faire récupérer par le néolibéralisme. Je lui dis : « Joe, regarde-toi  dans un miroir. S’il y a un terrien irrécupérable, c’est bien toi ». La Documenta est créée en 1955 par Arnold Bode (1900 – 1977), un architecte designer antifasciste, natif de Kassel, qui désire réconcilier les allemands avec l’art moderne international après la disjonction nazie. L’exposition a lieu tous les cinq ans. Elle se déploie dans toute la ville de Kassel, détruite par les bombes britanniques pendant la Seconde guerre mondiale, dans les sites sauvegardés, dans les ruines sacralisées, dans les édifices mémorables, dans les parcs, le Parc Wilhelmshöhe, le Parc Karlsaue, le Parc Schönfeld, la gare centrale Hauptbanhof, l’Orangerie, musée d’histoire, l’Ottoneum, ancien théâtre, aujourd’hui musée d’histoire naturelle, la Neue Galerie, le Friedericianum, l’un des plus anciens musées européens, rénové en 1982. La récente Documenta-Hall contraste avec son architecture de verre et d’acier. Joe, d’une insatiable curiosité, s’intéresse autant à l’histoire urbaine, aux monuments qu’aux œuvre plastiques.

Kassel, ancienne capitale du royaume de Westphalie (1807 – 1813) régenté par Jérôme Bonaparte, frère de Napoléon, ville où les frères Jacob et Wilhelm Grimm, bibliothécaires de la cour, recueillent et universalisent les vieux contes populaires. Blanche-Neige, La Belle au bois dormant, le Petit Chaperon rouge, le Vaillant Petit Tailleur, Tom Pouce. Veillée d’artistes. Se raconte la légende africaine du sorcier de Niamina. L’histoire remonte aux temps immémoriaux où le Ciel vivait sur la Terre. La Terre enfanta une fille, Mahura, qui avait toutes les qualités, sauf un défaut, elle travaillait trop. Elle broyait le millet du matin au soir. Son pilon heurtait sans cesse le front du Ciel. Un jour, le Ciel, exaspéré de recevoir des coups, s’enveloppa de nuages et s’éloigna très haut. Mahura se désespéra d’avoir séparé le Ciel de la Terre. Elle tenta de rattraper sa faute. Elle expédia au Ciel deux cadeaux somptueux, une pépite d’or et un galet d’argent qui grossirent dans l’immensité sidérale et devinrent le soleil et la lune. Mais le Ciel refusa de retourner sur terre.

La commissaire de l’exposition, Carolyn Christov-Bakargiev, conservatrice du château de Rivoli à Turin, adoube Joe. Elle le convie aux rencontres avec les journalistes, aux réceptions, aux discussions. La cité scintille de mille feux féériques. Au-delà du spectacle, stimuler les perceptions, les sensations, les émotions. Joe, dans sa fameuse veste patchwork, sous son indévissable béret bleu nuit, aménage son installation autour d’un arbre, reproduction fidèle d’un coin de sa cour à Dakar. Il me montre ses nouvelles chaussures, « des œuvres d’art » me dit-il. Des tissus sénégalais, des boubous rouges  suspendus aux branches, des noix de cola, des calebasses, des morceaux de bois, une malle ouverte, des croix, des poupées, le tout flambant neuf, expressément confectionné pour l’événement. Les étoffes et les frondaisons flottent, vibrent de concert. Les couleurs vives s’impriment dans les yeux comme des fleurs. Le sensible rend fortuits les commentaires. Issa Samb  s’est fait une religion de l’art total, poète, dramaturge, acteur, sculpteur, peintre, préhistorien, transsaharien, phalanstérien, marabout, sorcier, exorciste, prophète, féticheur, géomancien, magicien, faluche bellétrienne, pipe sartrienne, désinvolture guévarienne. Un artiste charismatique, centrifuge, thaumaturge, doué de sapience et de percipience.

*Mustapha Saha, Sociologue, poète, artiste peintre,  cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure historique de Mai 68. Ancien sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée. Nouveaux livres : « Haïm Zafrani. Penseur de la diversité » (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 2020), « Le Calligraphe des sables », (éditions Orion, Casablanca, 2021).