TABOU BRISÉ ET JURISPRUDENCE INATTENDUE ! LA JUSTICE ESPAGNOLE RECONNAÎT DES DROITS À UNE ARTISTE « CO-AUTEUR » D’ŒUVRES D’ART !!

Suite à une plainte de l’artiste peintre japonaise Fumiko Negishi (50 ans) contre l’artiste peintre espagnol Antonio de Felipe  (56 ans)… dont elle était assistante et employée… la justice espagnole a rendu un jugement portant sur la notion de « co-auteur ».

Ce jugement nous interpelle et nous intéresse. L’étude comparée du droit permet d’améliorer la connaissance  juridique… et d’identifier des pistes de réflexion que parfois le « droit national » n’arrive pas à offrir.

**Quel est le « statut » de la 2ème main ? Le tabou est brisé !

Question de fond ! Quel est le statut, la place, le rôle, la fonction ou la mission de ces « artistes assistants »… de ces « artistes exécutants » qui secondent des « artistes grandes signatures » pour la réalisation de leurs œuvres ? Autrement dit, quel est le « statut » de la deuxième main ? Quel sens donner à « aider », « assister » ou « seconder »… dans le cas  des peintures signées par un artiste connu ?

On  ne  parle pas ici, évidemment, de ces « créateurs »… d’ici ou ailleurs… (amateurs ou professionnels peu inspirés et à l’éthique relative) qui signent carrément des « œuvres » réalisées entièrement par d’autres, ayant  accepté… par nécessité… l’effacement et la compromission ! Ce sujet est clos !

Certains disent qu’on ne peut mettre sur le même plan  le « maître » et celui qui l’assiste…  quel que soit son apport  !! Tant artiste qu’il est, « l’assistant » reste, pour beaucoup,  un « employé  subalterne »…

Or, le Tribunal de Madrid (en tant que juridiction d’appel) n’est pas d’accord.  Dans son arrêt 204/2021 du 21 mai 2021, cette juridiction de degré supérieur a brisé le silence.

Les juges ont révoqué le jugement du Tribunal de Commerce N°3 de Madrid qui a refusé, en première instance, de reconnaître l’apport de  Fumiko Negishi dans les peintures d’Antonio de Felipe .

**Les  arguments  du tribunal de première instance

L’artiste japonaise a travaillé avec Antonio de Felipe entre 2006 et  en 2016 avant d’être licenciée  pour des « raisons financières ».  Elle a décidé de saisir la Justice pour revendiquer son apport et sa paternité pour au moins  221 œuvres que de Felipe a signées seul.

Les juges  de première instance l’ont presque débouté.  Ils ont estimé que Miko Negishi « était une salariée subalterne, bien que son rôle dans l’exécution des travaux pouvait être pertinent ».  Pour eux, il n’y a pas de preuve évidente d’une « activité créatrice » de la peintre pour lui attribuer le « statut d’auteur ». 

Le jugement a enfoncé le clou concluant qu’elle ne pouvait être « co-auteur » car elle était « employée » dans le cadre d’ « une relation hiérarchique entre les parties ».

**Les contre-arguments de la juridiction d’appel

L’arrêt de la cour d’appel a d’abord considéré comme avéré que les deux protagonistes sont des artistes possédant une grande expérience et sont reconnus. 

Plusieurs témoignages,  sous serment, ont affirmé que Fumiko Negishi a effectivement  participé à la réalisation de ces peintures. Elle venait à l’atelier tous les jours, à l’exception d’un mois de vacances.  Tel un « peintre fantôme », elle avait un espace au fond de l’atelier et n’était pas accessible aux visiteurs ni aux clients.

Se basant sur des avis d’experts, la juridiction d’appel a considéré qu’il y a effectivement un apport et une contribution de Negishi… aux travaux de son « employeur ». Son  intervention ne peut être réduite  à « quelque chose d’accessoire »…

L’arrêt a admis pour Fumiko Negishi  le « droit moral de reconnaître sa paternité » pour de nombreuses œuvres.  Des droits en qualité de « co-auteur » sur au moins 200 œuvres, car c’est elle qui a procédé personnellement  à l’exécution.

La cour a considéré que l’artiste ne se limitait pas à suivre les instructions de son patron. Elle ajoutait une valeur artistique aux œuvres.  Elle « a procédé à la réalisation de ce qui n’était qu’un projet en images ». Antonio de Felipe lui donnait une photo… parfois, un simple croquis. 

Plusieurs témoins ont vu Fumiko Negishsi peindre des tableaux « du début à la fin ».

L’argument de l’artiste  espagnol  soulignant que « faire un tableau n’est pas qu’une question de pinceaux » et que « l’idée et le concept étaient les siens » n’était pas suffisant face aux juges !!

**Une relation d’employeur à employé ??

Pour ce qui est de la relation « employeur/employé »,  la cour a estimé que  « l’existence d’une dépendance au travail » n’implique pas « que tout apport artistique du salarié soit annulé au profit de l’employeur même si celui-ci est un artiste ».  Il faut apprécier la contribution réelle de chacun dans le travail de création.

Concernant le fait que la plaignante ait suivi les  directives et travaillé sur le style « pop art » de son employeur n’implique pas, selon la cour, l’absence d’apport artistique de Negishi.

Le  résultat  n’aurait pas été exactement le même sans l’intervention de la plaignante.  Elle a traduit les idées ou les projets de Antonio de Felipe en un « résultat final concret ».

En raison du rythme de vie et des nombreux déplacements de l’artiste espagnol, son catalogue d’œuvres n’aurait pas été aussi « prolifique » sans l’apport artistique de Negishi.

Un témoin a affirmé qu’il  y a eu des périodes de trois ou quatre mois au cours desquelles Antonio de Felipe aurait été hors d’Espagne et au cours desquelles plus de 200 tableaux sont sortis de son atelier.

** L’équation « conception-exécution »

Pour la cour, il y a deux phases différentes pour la création d’une œuvre d’art: la conception et l’exécution. Pour  qu’une œuvre d’art existe, il ne suffit pas de concevoir une idée, mais il faut la traduire et l’exécuter.

Outre le fait que la plaignante ait pris des décisions pertinentes qui ont influé sur le résultat final… la  cour a estimé qu’il y a « une symbiose artistique résultant de la collaboration de deux professionnels de la peinture, l’un capable d’imaginer l’idée et un autre capable de l’exprimer sur une toile »…

L’apport de la plaignante… elle aussi artiste confirmée… ne peut être considéré comme une « simple intervention mécanique ou complémentaire ».  Elle avait un rôle principal dans l’exécution des idées du défendeur.

Dans ce cas précis, la cour a accordé la même valeur aux phases de « conception et d’exécution » en termes d’originalité des créations afin de déterminer l’attribution des droits moraux.

Elle  a conclu, que « les deux parties ont contribué à la création des œuvres en question, méritant ainsi le statut de  co-auteurs ».

Pour les avocats, la  première étape était de faire reconnaître la « contribution » de Fumiko Negishi… ensuite des revendications financières seront évaluées et formulées.

** Problème posé aux collectionneurs, aux musées et conséquences sur la valeur des œuvres d’Antonio de Felipe

Les musées et les collectionneurs s’interrogent tous sur la paternité des peintures signées par Antonio. Notamment celles célèbres et inspirées par Audrey Hepburn, Marylin Monroe, Madonna, Bruce Springsteen, The Beatles, Prince… 

L’affaire se complique car il est devenu évident que bien avant la signature du contrat en 2016, Negishi collaborait avec Felipe.

En attendant le pourvoi en cassation, le problème reste posé notamment pour  l’Institut Valencien d’Art Moderne (IVAM) dont le président a acheté en 2013 pour 132 000 euros 12 peintures d’ Antonio de Felipe.  L’IVAM attend une décision finale pour ajouter et mentionner le  nom de la « co-auteur ».

Par ailleurs, Antonio de Felipe doit informer les acheteurs sur  la co-paternité, en plus de délivrer un certificat qui clarifie  cette co-paternité cachée.  Cela ouvre aussi  la possibilité pour les collectionneurs de poursuivre l’auteur présumé pour les œuvres acquises et dont la valeur a été décimée après la condamnation.

**Une réflexion juridique qui n’existe pas encore chez nous

Cette réflexion de la Justice espagnole est très importante et fait avancer le débat sur les notions de   « conceptualisation »  et  d’ »exécution » dans le domaine de l’art.

On n’est est pas encore là ! … S’agissant de notre contexte où le champ artistique souffre  encore des turpitudes et des fléaux grossiers et basiques du faux, du piratage et du plagiat … les notions de propriété intellectuelle… de droit d’auteur… de droit de suite… sont bafouées… pas encore assimilées… ni protégées.

Le cadre juridique appelle à être amélioré

Or pour l’ancienne majorité parlementaire, dont la culture et les arts étaient le dernier des soucis,  ce dossier ne semblait pas du tout être une priorité.

En effet, le projet de loi modifiant et complétant la loi 2.00 relative aux droits d’auteurs adopté par le Conseil de gouvernement…  le 14 novembre 2019… n’a pas été voté.  Il est  toujours « en souffrance » depuis plus de deux ans au Parlement !