L’affaire du portrait de Leïla Alaoui peint, par l’artiste du street-art Mouad Aboulhana sur le mur du Technoparc de Tanger, puis effacé par les autorités a fait éclabousser ce que nous avons fait semblant d’avoir résolu. C’était une étrangeté sans nom, que cet incident aura lieu dans la ville de Tanger qui s’est inscrite dans une modernité bien engagée. Cette cité qui a incarné dans le vingtième siècle le prototype de la ville cosmopolite où un écrivain comme Paul Bowles, en 1941, a fait un choix ultime de s’y installer. Cette histoire nous a fait vivre un instant probant. Il a fallu que la décision du Wali de Tanger fasse volteface pour remettre les pendules à l’heure. Redessiner ce portrait est devenu le symbole d’une résilience qui ne doit pas perdre son souffle.
Leïla Alaoui, photographe et vidéaste franco-marocaine née en 1982, décédée le 15 janvier 2016 au Burkina Faso suites aux blessures lors d’une attaque terroriste dans la capitale Burkinabée. Elle a étudié la photographie à l’université de la ville de New-York. Son travail explore la construction d’identité, les diversités culturelles et la migration dans l’espace méditerranéen. Elle utilise la photographie et l’art vidéo pour exprimer des réalités sociales à travers un langage visuel qui se situe aux limites du documentaire et des arts plastiques. Ses œuvres sont exposées internationalement depuis 2009 (Art Dubai, l’Institut du Monde Arabe et la Maison Européenne de la Photographie à Paris) et ses photographies publiées dans de nombreux journaux et magazines, y compris le New York Times et Vogue.
Qui veut du mal à un brin de poésie offert à une ville habitée par les voix d’un Mohammed Mrabet, le conteur adopté par Paul Bowles, de Mohamed Choukri, et les conversations nocturnes de Jean Genêt, de Leïla Chahid, de Mohamed Berrada, Larbi Yakoubi et d’autres. Toute cette effervescence « humaine et intellectuelle » n’a pas pu dissuader cette main voulant recouvrir ce visage si radieux de l’artiste Leïla Alaoui. On a voulu voiler la lumière de ses yeux car ils dérangent en lui ôtant le droit d’être immortalisée sur le mur de cette ville qu’elle a tant aimée.
On n’assassine jamais un artiste deux fois, c’est pour cela que la mobilisation sur les réseaux sociaux par les instances vives de société civile a fait écho de cette triste histoire. Un appel à faire face à cet acte mortifère exalté par cette peinture blanche qu’on a choisie pour effacer la trace du visage et le couvrir par ce linceul Blanc.
Désormais, les yeux de Leïla veille sur cette ville qui a besoin d’un regard apaisant et éclairé, rappelant à ceux qui ne veulent pas admettre le rôle vital de la présence de l’artiste dans la cité. Surtout quand il s’agit d’une femme artiste et courageuse, porteuse d’une vision claire et à l’écoute des maux du monde. A qui doit-on ce travail colossal qui va la conduire à entreprendre un voyage au bout de la nuit humaine ? Cette aventure a amené Mahdi Binebine – dans une lettre posthume adressée à la défunte – à exprimer son désarroi à travers ces questions fébriles: « Mais jusqu’à quand allais-tu continuer à traîner dans les sombres sous-sols de l’humaine condition ? Jusqu’à quand allais-tu continuer à nous faire peur ? ».
Leïla a cessé de voyager. Son portrait est là, il nous invite à préserver ce lien si précieux avec la mémoire et construire un barrage contre l’oubli.