Tunisie: un imbroglio en cache un autre

La Tunisie vit depuis maintenant plus de deux mois une crise politique associée à une autre crise relative au blocage de la mise en place de la Cour Constitutionnelle qui devait être installée depuis 2015, comme le stipule la Constitution de 2014.

La décision, annoncée le 3 avril dernier par le Président Kaïs Saïed renvoyant au Parlement pour une deuxième lecture l’amendement de la loi organique relatif à la Cour constitutionnelle, était attendue. Elle n’a pas fait l’effet d’une bombe ou suscité une grande surprise, mais a conforté la profonde déchirure qui divise une aile de l’exécutif et l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) que préside Rached Ghannouchi, leader du mouvement islamiste « Ennahdha ».

Une décision qui concourt logiquement à l’approfondissement du blocage interminable que vit le pays et à l’accentuation d’une crise politique et constitutionnelle, dont les répercussions sur la vie économique et sociale sont devenues de plus en plus visibles.

La voie sans issue née de cette crise rappelle l’histoire de l’œuf et du poulet, sa solution exige un exercice de haute voltige et une parfaite maîtrise de l’art de l’esquive. A défaut d’un improbable compromis, cette cour que tout le monde cherche pour chasser tout laxisme dans l’interprétation de la Loi fondamentale et surtout pour ne pas laisser cet exercice de l’apanage exclusif du président de la république.

Déchiffrer cette énigme relève de l’irrationnel. En témoignent l’enchevêtrement des textes et de leur interprétation.

Selon un grand nombre de constitutionnalistes, le couac vient de l’article 148 de la Loi Fondamentale qui stipule que cette juridiction doit être constituée et mise en place au plus tard une année après l’élection de l’ARP, c’est-à-dire en 2015.

Dans le cas d’espèce, la Tunisie vit dans une situation de hors délais qui exige au préalable la révision de l’article 148 de ladite Constitution pour installer cette Cour. L’autre couac, non moins facile à solutionner vient de l’article 144 de la même constitution qui stipule qu’aucune modification ne pourrait être introduite à la Constitution sans l’aval de la Cour constitutionnelle.

Adoptée en novembre 2015, la loi portant création de la Cour constitutionnelle, faut-il rappeler, est composée de douze membres. Le Président de la République, l’Assemblée des représentants du peuple et le Conseil supérieur de la magistrature désignent chacun quatre membres, dont les trois-quarts sont des spécialistes en droit.

La longue missive manuscrite, dont le contenu a suscité polémiques, interprétations et commentaires discordants, adressée par le Président tunisien au parlement lui demandant une seconde lecture sur la loi portant amendement de la loi organique relative à la Cour constitutionnelle restera sans-doute dans les annales constitutionnelles et politiques de la Tunisie.

Dans sa lettre datant du 3 avril 2021, le chef de l’Etat tunisien expose une série d’arguments juridiques, constitutionnels et extraconstitutionnels qui étalent l’essentiel de ses objections. La décision de renvoi est justifiée par un ensemble d’arguments juridiques notamment les délais constitutionnels, prévus par l’article 148 de la Constitution de 2014, insistant justement sur « l’importance du respect de la Constitution, loin de toute interprétation non scientifique et non innocente ».

Manifestement, la décision du Président Saïed n’est que la face cachée de l’iceberg. Elle renvoie au processus de remaniement ministériel annoncé le 16 janvier 2021 par le Chef du gouvernement et approuvé le 26 janvier par le parlement mais resté lettre morte après son rejet catégorique par le président de la république. Un processus qui a consommé la rupture entre le premier et le président du parlement et également le chef du gouvernement.

D’ailleurs, M. Saïed semble résolu à aller jusqu’au bout de sa logique en affirmant, sans détours, mardi à Monastir que « la notion d’Etat est complètement absente chez l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) », ajoutant qu’ »ils se sont réveillés après cinq ans de sommeil profond, d’hypocrisie pour régler des comptes ».

Cartes brouillées, réactions contradictoires, la classe politique pris dans son propre piège et ne sait plus à quel saint se vouer. L’ancien juge administratif et avocat, Ahmed Souab, explique qu’en agissant de la sorte, le président Saïed a renforcé le blocage.

Pour lui, le président de la République a donné une « lecture étrange » des faits constitutionnels et cherche à accaparer « les rôles d’interprétation de la Constitution ».

Pour M Chafik Sarsar, professeur de Droit public et ancien président de l’ISIE, les modifications adoptées par le parlement visent en apparence, à dépasser le blocage autour de l’élection des membres de la Cour.

Même son de cloche du côté du professeur en droit constitutionnel, Motaz Gargouri, qui soutient que le rôle de la Cour constitutionnelle a été dévié pour se transformer en un outil de pression sur le Chef de l’Etat.

En revanche, le spécialiste en droit public Amine Thabet, estime que ce renvoi pour une deuxième lecture « serait pour des raisons politiques et non pour des raisons juridiques ».

Selon lui, le projet de loi en question « ne comprend aucune violation constitutionnelle claire, ni ambiguïté juridique ». Il soutient que les amendements apportés au projet de loi sur la Cour constitutionnelle constituent une avancée positive pour hâter l’installation de la Cour constitutionnelle.

Le député du parti « Amal et Aamal » Yassine Ayari estime pour sa part qu’il est du plein droit du Président de la République de faire usage de son recours constitutionnel ».

Le dirigeant Habib Khédher d’Ennahdha juge dans la réponse de non-recevoir, le président a cité dans son courrier, « la loi publiée en 2015 », alors qu’il aurait dû écrire « abrogée par l’ARP le 25 mars 2021 ».

Le député « Qalb Tounes », Oussama Khlifi, a fait savoir que « nous avons averti nos collègues du Courant Démocrate, ayant proposé les amendements, que malgré leur importance, ils ne seraient pas approuvés ».

De son côté, le parti « Amal » a mis en garde contre le fait que « le chef de l’Etat outrepasse ses prérogatives constitutionnelles » en s’appuyant sur une littérature et une jurisprudence anciennes.

L’ancien ministre, Sadok Chaabane a fait savoir qu’il est pour une deuxième lecture concernant le projet de loi relative à la Cour Constitutionnelle.

Il a estimé que le projet de création de la Cour constitutionnelle ne sera pas bénéfique pour la Tunisie et ne sera pas la bonne solution pour résoudre les différends constitutionnels.

Pour lui, la Constitution est le problème et non la solution, le comparant aux fondations en béton sur lesquelles les ingénieurs déconseillent de construire.

Les divergences sur le fond et la forme au sujet de ce sujet délicat est, en fait, un nouvel épisode dans le long feuilleton d’instabilité politique que vit la Tunisie depuis 2011. Une instabilité qui est la cause de tous les maux dont souffre le pays et qui ne fait qu’accentuer ses difficultés économiques et sociales devenues insoutenables dans un contexte de crise sanitaire mal maîtrisée.