*** Exploration simultanée du figuratif et de l’abstrait
Mohamed Krich est considéré comme peintre de la mémoire collective, du temps, du souvenir, des fragments du passé… en une lecture juste de son œuvre. Mais on peut aussi aller au-delà du fond pour en examiner la forme.
L’œuvre de Mohammed Krich établit une fine synthèse entre figuration et abstraction. Elle se déploie sur deux genres… en apparence antithétique. Ses œuvres figuratives comportent des éléments apparentés à l’abstraction… et inversement.
Krich n’est pas dans une démarche où il aurait opté pour l’abstraction après avoir épuisé la figuration. Il n’est pas dans la rupture entre catégories ou périodes. Figuration et abstraction participent chez lui d’un même mouvement, d’une même temporalité.
Bien souvent de grands artistes affirment avoir tourné la page d’une période pour en ouvrir une autre. Mais Krich est dans une synthèse qui lui est propre.
A l’occasion de son exposition rétrospective à So Art Gallery en mars 2016 à Casablanca, sous le thème « Quand la figuration s’allie à la modernité », Mohamed Krich a publié dans le catalogue un texte intitulé « Essentiel et Diversité ».
Il y évoque ses convictions esthétiques: « Les genres dans l’art pictural dans leurs aspects structurels et formels relèvent de l’éphémère dans le sens où tout style se voit, au fil du temps, voué au dépassement, à la désuétude et à l’abandon, dans le temps et l’espace ».
Aucun genre ne saurait donc, selon Krich, qui est aussi critique d’art, se prévaloir de la permanence. Les synergies sont inéluctables. Aucun domaine d’expression plastique ne peut s’ériger comme support exclusif. Chaque genre se nourrit de l’autre. Figer l’art dans des catégories verrouillées n’aurait aucun sens.
La seule constante pour Krich est « la pratique de l’art en tant qu’activité existentielle… qui est permanente, immuable et intemporelle »… laissant ainsi comprendre que les déclinaisons viennent en second lieu.
Un autre propos de Krich va dans le même sens : « Cette exposition est le fruit d’un travail de quarante années à travers laquelle j’explore le figuratif vers l’abstrait ».
Lorsqu’il dit « explorer le figuratif vers l’abstrait », il ne faudrait pas entendre « abstrait » comme un but, une finalité. En fait, il « explore » en une réciprocité entière l’abstraction… « DANS ET PAR »… la figuration. Et il explore aussi la figuration « DANS ET PAR » l’abstraction.
Fait marquant, lors de sa rétrospective de 2016, ses œuvres… figuratives et abstraites… ont été accrochées amalgamées… côte à côte… et non confinées dans des espaces distincts dans la galerie. Il a choisi une « scénographie » remarquable par sa « mixité plastique ».
*** Au-delà de la figuration
Ses œuvres figuratives peuvent apparaître comme une représentation de la réalité visible. Or, il n’y a pas une franche volonté de reproduire le réel avec les techniques picturales classiques, avec leur toucher lissé, régulier, glissant et sans aspérité.
Par exemple, aucun visage, aucun aspect anatomique n’est franchement souligné. Tout n’est que suggéré. Le corps est pris dans sa globalité en tant qu’entité avec un minimum de différenciation.
Krich se détache du motif, même si celui-ci reste reconnaissable. Il suggère des lignes, des angles, des masses, en une sorte de « figuration partielle ». La réalité est « reconvertie » par la technique. Elle est ensuite « retravaillée » par la subjectivité de l’artiste. Une forte intervention de son « monde intérieur ».
C’est au niveau de cette frontière… l’interstice entre la réalité et sa représentation… que s’épanouit l’art de Mohammed Krich.
Certes, la figuration est… « déclenchée »… mais elle est comme « suspendue ». Et nous verrons aussi qu’il en est de même pour ses créations abstraites, qui se trouvent elles aussi « retenues », car elles intègrent des éléments de figuration.
L’ »abstraction partielle », on la retrouve chez les post-impressionnistes (Gauguin, Van Gogh, Cézanne…). Ainsi que dans le fauvisme et le cubisme qui ont « irréalisé » la « réalité ». Le premier a modifié l’équation « lumière/couleur/réel » et le second a fractionné les formes et les lignes. Ces écoles ont questionné à l’extrême la notion de figuration et depuis, l’art moderne ne cesse de s’interroger sur les bornes et les démarcations.
Le travail de Krich s’inscrit dans ces questionnements. On peut distinguer trois facteurs qui participent, chez lui, à cette « retenue » de la figuration qui ne se manifeste pas « pleinement ».
D’abord, des techniques picturales qui engendrent une sorte de « trompe-l’œil »… Un « effet optique » engendré par des touches rapides et nerveuses employant des mélanges de pigments qu’il fabrique lui-même. Cela aboutit à une pâte singulière qui permet des effets dont il a le secret oscillant entre « réalisme » et « impressionnisme ».
Ensuite, le degré d’ « éloignement et de proximité » qui modifie la perception de l’œuvre… De près, la toile de Krich laisse voir une matière colorée, éparpillée, éclatée… Quelques pas en arrière, tout se ramasse, se regroupe, s’agglomère. Les œuvres « pleinement » figuratives ne donnent pas cet effet.
Enfin, le sujet « ombre/fumée », présent dans la majeure partie de ses toiles participe à l’ »irréalisation » de la figuration. Les ombres systématiques des silhouettes et les volutes de fumée imprègnent la toile d’un voile d’étrangeté.
L’œuvre qui est déjà partiellement figurative en devient insaisissable. La forte intervention du « traitement du réel » par l’imaginaire transcende la réalité qu’il est supposé représenter.
Cela rappelle une célèbre formule: « Le figuratif se voit avec les « yeux » et l’abstrait se voit avec les « neurones » ».
*** Au-delà de l’abstraction
Dans l’autre sens, ses « compositions abstraites » comportent des traces de la réalité visible, même si elle n’est pas immédiate. La composition laisse deviner un semblant de « référence issue du réel ».
Le fond de la composition semble constitué de silhouettes vaporeuses et éthérées. Fragment d’une « scène de foule » (un de ses thèmes récurrents) qui serait extrait d’une de ses œuvres. Scène amplifiée saturant la totalité de l’espace de la toile.
Il retravaille librement les formes, la lumière, les couleurs, les tons, les nuances, les contrastes, les empreintes, les matières… restituant ainsi la démarche et le perçu de tout artiste engagé dans une « création abstraite ».
La formule « art de la synthèse » s’applique incontestablement à cette démarche et lui confère intensité esthétique et profondeur de sens. L’œuvre de Krich l’inscrit dans le débat actuel de la modernité plastique.
Le peintre Yvo Jacquier résume ainsi ce débat:
« La peinture doit être considérée comme l’art d’agencer les formes plus que l’art de raconter une histoire (…) La peinture ne saurait être envisagée comme purement figurative ni purement abstraite. La peinture n’est pas dans le choix d’un camp figuratif ou abstrait (…) Tout simplement parce que le terrain qui sépare les deux camps n’est pas un champ de bataille, mais un jardin à cultiver. »