Écrire aujourd’hui sur un artiste de premier plan faisant partie des « peintres d’Essaouira » est une gageure. Que dire de plus? Plusieurs angles de lectures et notions ont déjà été mobilisés : peinture de la transe… peinture singulière…peinture ethnologique…peinture du fantastique…
De plus, le poids culturel de cette ville constitue un référentiel ayant valeur de « quasi école » dans le champ plastique. Il est rare qu’on dise les « peintres de Casablanca »… les « peintres de Rabat »… les « peintres de Marrakech »… ou de Fès. Par contre, la ville d’Essaouira et son aire culturelle sont étroitement liées à cette singulière expérience plastique !
L’imprégnation des peintres d’Essaouira par les traditions locales, la spiritualité ambiante, les rituels,… nous appelle à évoquer nécessairement ce background.
Malgré les dérives folklorisantes et la superficialité des artistes plagiaires « revendiquant » l’appartenance aux « peintres d’Essaouira »… la notoriété des authentiques créateurs… dont Abdellah Elatrach… est restée intacte.
L’œuvre d’ Abdellah Elatrach – qui mène une carrière nationale et internationale – porte l’empreinte d’une recherche profonde et originale. Elle donne à voir un imaginaire qui renvoie aux profondes strates de la psyché humaine.
Elatrach est né en 1972 à El Hanchan, localité dans les environs d’Essaouira. Il est passé par divers métiers demandant une grande dextérité manuelle et un travail fin sur la matière: ébéniste, marqueteur, sculpteur… et même pâtissier!! Et rien ne se perd ! La peinture a finalement constitué pour lui le champ d’expression de ses passions, ses préoccupations… et aussi ses hantises.
Un fait remarquable n’a pas été suffisamment relevé. Le nom de la localité El Hanchan vient d’une légende populaire locale associant une dame à des serpents. La légende a fortement imprégné l’imaginaire des populations. Ce rapport symbolique ou fantasmé entre le monde des humains et le monde animal va avoir un effet démultiplié sur la créativité d’Abdellah Elatrach.
L’accointance entre humain et animal marque fortement ses œuvres. Il laisse percevoir un référentiel présent dans la pensée mythique et les mythologies. Ces constructions de l’esprit qui rejettent les frontières entre le règne humain, animal ou végétal…
Dans ses œuvres, on observe immédiatement des entités hybrides mixant figure humaine et museau animal. Les célèbres figures de la mythologie de l’Égypte antique ne sont pas trop éloignées.
Un univers pictural donnant l’impression que tout possède une âme. L’âme n’est plus une caractéristique de l’humain. Tout est vivant… tout se rejoint… sans distinction… ni différenciation ! Y compris ces objets qui saturent ses toiles … dont notamment les fascinants instruments de musique.
Les œuvres d’Abdellah Elatrach suggèrent souvent des scènes de quasi « farandoles surnaturelles » marquées par de savants assemblages et liaisons entre personnages, animaux et objets.
Rien n’est autonome. Aucune entité n’est indépendante de l’autre. Les entrecroisements sont partout. Une « entité » ou une « chose » tient à une autre: personnages, animaux, mains, jambes, anneaux, objet fantasmagoriques, instruments de musiques, excroissances végétales,… Les liaisons sont partout et cela est encore plus visible dans ses œuvres en noir et blanc.
Pour faciliter les jonctions, Abdellah Elatrach accorde une grande place aux « passages » qui prennent la forme de brèches, fentes, interstices, afin de laisser passer l’élément ou le fil du lien.
On dirait que tout est « cousu ». Et forcément cet univers ne peut accepter la « rigidité ». Elle est quasiment absente dans les compositions, Tout semble souple, flasque, mou, presque élastique pour que, bien évidemment, les connexions puissent s’établir.
C’est comme s’il y avait chez Abdellah Elatrach une quête permanente pour une « matrice initiale »… Cet état premier, primitif où toutes les entités étaient regroupées en une seule « unité » sans différenciation.
Ce désir de jonction est également traduit, dans toutes ses œuvres, par la singulière phosphorescence blanche des « ongles des humanoïdes » et des « griffes animales ». Ils font l’objet d’un même traitement chromatique: une étrange blancheur étincelante qui illumine aussi les toiles.
Si les surréalistes, en peinture ou en littérature, puisaient dans leur « inconscient » les procédés de leur création… ici nous sommes au-delà de l’équation « individuelle » freudienne.
Elatrach nous mène vers des éléments plus profonds enracinés dans le fond anthropologique « collectif » de l’humanité. On comprend dès lors pourquoi les « états de conscience modifiée » issus de la transe gnaouie… des rituels vaudou… ou des rites chamaniques… peuvent expliquer la genèse des œuvres de Elatrach.
Le rétablissement de « l’harmonie intérieure » demeure l’objectif fondamental de ces rituels qui cherchent une « médiation » entre humains, esprits de la nature et autres entités.
Au-delà du surréalisme, Abdellah Elatrach est beaucoup plus inscrit dans une « esthétique du surnaturel ». Il y accède par des « rêves éveillés », dit-il !
Avant de peindre, il se prépare mentalement et spirituellement – une étape nécessaire de médiation – afin de déboucher sur cette « porte de créativité » menant au fantastique et au merveilleux qui distinguent son univers.
Il y a évidemment une grande part d’ « étrangeté » dans son monde, mais elle est métamorphosée en beauté… Elle est porteuse d’une féérie chromatique exceptionnelle… parce que Abdellah Elatrach maîtrise aussi parfaitement son art.
Parce qu’il faut aussi que l’artiste ait le talent et l’intuition de traduire en œuvre – avec sa propre grammaire plastique – des éléments profondément enfouis dans la psyché humaine. Et qu’il arrive à les faire parler et à les partager.
Abdellah Elatrach a réussi à relever ce défi et il est, quelque part, comme il le rappelle lui-même, dans la lignée de Abbès Saladi et de Boujemaa Lakhdar avec qui il partage certaines visions.
Abdellah Elatrach donne à voir une éblouissante œuvre mettant en scène un « rêve éveillé »… qui ravit nos yeux en interpellant fortement les strates profondes de notre psyché.