
Inspiré de l’essai « Nécro-politique » d’Achille Mbembe, historien et politiste d’origine camerounaise, l’expert Lahcen Haddad explique comment le « polisario », auquel Alger a délégué la gestion des camps de Tindouf en violation du droit international, décide qui peut vivre et qui doit mourir. Utilise la mort comme « mode de gouvernance ». Autopsie.
Par: Lahcen HADDAD

Nécropolitique dans le désert
Les camps de Tindouf, administrés par le Polisario depuis 1975, sont plus que des refuges humanitaires. Ce sont des espaces où la vie est maintenue mais suspendue. Inspiré par Achille Mbembe, j’explore comment la nécropolitique transforme ces camps en « mondes de mort », où les Sahraouis survivent sans horizon, prisonniers d’un statu quo géopolitique.

De la biopolitique à la nécropolitique
Foucault voyait la souveraineté moderne comme une gestion de la vie : santé, reproduction, population. Mbembe radicalise cette idée : dans le colonial et le postcolonial, la souveraineté décide qui doit vivre et qui peut mourir. Elle crée des espaces où l’existence est réduite à la survie nue, sans futur. C’est ce prisme qui permet de lire les camps de Tindouf aujourd’hui.

Tindouf : un entre-deux permanent
Depuis près d’un demi-siècle, des dizaines de milliers de Sahraouis y sont confinés. Ils ne sont pas citoyens algériens, pas libres de rejoindre le Maroc, pas intégrés dans une souveraineté claire. Leur vie est suspendue dans un « provisoire » éternel, nourri d’aide humanitaire et d’instrumentalisation politique. La survie est tolérée, mais la vie véritable est confisquée.

Les racines coloniales de la nécropolitique

Plantations, réserves, camps de détention : l’empire fut le laboratoire du contrôle par la mort. Le Sahara, découpé par la France et l’Espagne, a été victime de cette cartographie violente. Le « Sahara espagnol » a brisé la continuité historique du Maroc avec ses tribus. Les camps de Tindouf apparaissent comme l’héritage spatial et politique de cette rupture coloniale.
En 1975, l’Espagne se retire.
L’Algérie offre refuge au Polisario mais enferme les Sahraouis dans le désert. Tindouf devient une « antichambre » où la vie subsiste sans épanouissement. Ce n’est pas un camp humanitaire neutre : c’est une prolongation de la logique coloniale, où l’on entretient une population dans un état de survie, ni pleinement intégrée ni totalement libre.

Mondes de mort (Mbembe)
Les camps de Tindouf en sont l’illustration concrète. On y retrouve : – Confinement spatial, sans libre circulation. – Suspension temporelle, avec des décennies d’attente. – Dépendance totale à l’aide humanitaire, souvent détournée. – Effacement de la subjectivité : Polisario parle pour tous, réprime les voix dissidentes.

Quatre dimensions de la captivité
Pas de liberté de mouvement : toute sortie est surveillée. Un temps figé : près de 50 ans de vie provisoire. Une économie de rations et de détournements, révélés par l’OLAF. Une voix confisquée : les Sahraouis ne parlent pas pour eux-mêmes. Ce système produit une survie dénuée de substance, la vie nue au sens de Mbembe.

La logique du statu quo
Mbembe écrit que la nécropolitique, ce n’est pas seulement tuer, mais maintenir en vie pour mieux contrôler. L’Algérie et le Polisario cultivent à Tindouf un entre-deux : pas d’intégration citoyenne, pas d’autonomie réelle. Le camp devient un outil stratégique, une scène figée où la souffrance des Sahraouis est mise au service d’objectifs géopolitiques.

À quoi sert cette suspension ?
– Instrumentaliser les camps dans la rivalité Algérie-Maroc. – Produire un récit de victimisation, qui attire aide et capital diplomatique. – Fermer toute alternative, comme l’intégration aux provinces sahariennes marocaines où de véritables projets de développement existent. Les camps deviennent un outil politique plus qu’un espace de vie.

Un temps sans futur
À Tindouf, on naît, grandit et meurt dans le camp. Les écoles existent, mais les diplômes n’ouvrent sur aucun marché du travail. Les mariages, les familles, la jeunesse : tout reste prisonnier d’une temporalité figée. C’est ce que Mbembe appelle le « temps de mort » : une existence condamnée à l’attente, sans horizon politique ni perspective d’émancipation.

Genre et survie
Les femmes portent l’essentiel de la charge. Elles cuisinent avec des rations limitées, élèvent les enfants dans des écoles de fortune et maintiennent une communauté assiégée. Mais leur rôle est invisibilisé : leur travail ne conduit pas à l’émancipation, seulement à la reproduction d’un système de captivité. La survie féminisée devient un outil de la nécropolitique.

Un contre-récit marocain
Face aux camps, le Maroc met en avant une politique de la vie : investissements dans infrastructures, énergies renouvelables, éducation, hubs commerciaux. Laâyoune et Dakhla ne sont pas décrites comme des « mondes de mort » mais comme des pôles dynamiques. Ce contraste met en scène deux visions opposées : immobilisation à Tindouf, intégration et mobilité au Sahara marocain.

Deux souverainetés en tension
Les camps incarnent la continuation de la logique coloniale : vie suspendue, futur volé. Le Maroc, en revanche, présente son projet comme une réintégration dans la circulation africaine et mondiale. On oppose donc deux régimes : l’un qui entretient la mort lente, l’autre qui vise à restaurer la vie par le développement et la connectivité.

Les camps comme allégorie
Tindouf n’est pas un accident. C’est une construction nécropolitique délibérée, où la souveraineté s’exerce par la suspension. Les Sahraouis ne sont pas des citoyens, mais des « survivants administrés ». Leur humanité est maintenue sous cloche, utilisée comme ressource dans une géopolitique figée. Loin d’être un refuge, le camp est devenu une prison à ciel ouvert.

Le vrai choix
Le Sahara n’est pas seulement une question de droit international ou de diplomatie. C’est une question existentielle. Faut-il maintenir les Sahraouis dans le désert, prisonniers d’un temps suspendu, ou leur permettre de redevenir des sujets de l’histoire, avec avenir et agentivité ? C’est ce dilemme que la grille de lecture de Mbembe rend visible.

Clé finale
Les camps de Tindouf révèlent ce qu’est la nécropolitique : des espaces où l’on garde des vies sans les laisser s’épanouir. Décoloniser le Sahara, c’est mettre fin à cette captivité et ouvrir des futurs possibles. Entre vie et survie, entre stagnation et mouvement, le choix est clair : redonner aux Sahraouis un horizon de dignité et de vie pleine






