
Dans une tribune publiée sur le site d’information espagnol « Mares30 », sous le titre « Mémoire, mirage et promesses non tenues de la révolution algérienne », l’expert Lahcen Haddad interroge le regard nostalgique et idéalisé qu’une certaine gauche espagnole continue de porter sur la « révolution algérienne », en invitant à une lecture plus nuancée et plus objective. « La révolution algérienne a non seulement été trahie par ses héritiers, mais elle sert aujourd’hui d’alibi à un régime autoritaire qui étouffe la dissidence, manipule la mémoire et feint un radicalisme anti-impérialiste pour masquer les inégalités internes », estime-t-il à juste titre.
Voici une traduction de l’analyse pointue et sans complaisance de M. Haddad:
Les derniers croyants : mémoire, mirage et promesses non tenues de la révolution algérienne
Pourquoi les intellectuels et les journalistes européens – d’Ignacio Cembrero à Santiago Alba Rico – s’accrochent-ils au mythe de la révolution algérienne et projettent-ils leur désillusion sur le succès du Maroc ?
Pendant des décennies, une certaine frange d’intellectuels espagnols et européens, formés aux idéaux de l’anti-impérialisme et de la gauche mondiale, a continué à considérer l’Afrique du Nord à travers les lunettes embuées de la Guerre froide. Dans cette vision, l’Algérie représentait la résistance, le progrès et la vertu révolutionnaire, tandis que le Maroc était dépeint comme une monarchie réactionnaire : décorative, conservatrice et complice de l’ordre occidental. Cette dichotomie avait peut-être une portée symbolique dans les années 1970. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’un mirage idéologique.
La persistance de cette dichotomie anachronique transparaît clairement dans les écrits de personnalités telles qu’Ignacio Cembrero, critique chevronné du Maroc, et Santiago Alba Rico, philosophe et symbole de la gauche anticoloniale espagnole. Tous deux incarnent une tendance plus large : l’incapacité à accepter que le rêve révolutionnaire qu’ils ont embrassé s’est effondré et que la monarchie qu’ils méprisaient évolue d’une manière qu’ils n’avaient jamais imaginée.
Pour comprendre cela, il est nécessaire de revenir au mythe de la révolution algérienne. Dans les années 1960 et 1970, l’Algérie occupait une place centrale dans l’imaginaire politique du Sud. La victoire du FLN sur le colonialisme français suscita l’admiration dans toute l’Europe et le monde arabe. Sous Boumediene, l’Algérie fut saluée comme une expérience radicale : industrialisation étatisée, autogestion ouvrière, réforme agraire et solidarité avec le tiers-monde. Pour beaucoup, elle était la « Yougoslavie du Maghreb », un modèle de développement anticapitaliste et décolonial.
Mais ce rêve s’est effondré. La révolution a fini par dévorer ses propres enfants. Le pouvoir est resté aux mains d’une élite militaire. La société civile a été affaiblie, la dissidence étouffée, et la promesse d’autonomie a cédé la place à un autoritarisme bureaucratique. La violente « décennie noire » des années 1990 a révélé la fragilité de ses fondements. Il ne s’agissait pas simplement d’une crise politique : c’était l’effondrement de l’idéal révolutionnaire lui-même.
Et pourtant, nombre de ses premiers partisans, notamment en Espagne, n’ont pas pu s’en détacher. Non pas parce qu’ils étaient des agents rémunérés, comme certains le prétendent, mais parce qu’accepter la mort du rêve algérien équivaudrait à affronter une perte plus profonde : la disparition de leur patrie idéologique. Pour Cembrero et Alba Rico, l’Algérie représentait une boussole morale, et le Maroc, un antagoniste commode. Le renversement de cette dynamique – où le Maroc se modernise, se stabilise et s’ouvre au monde, tandis que l’Algérie se replie dans une opacité autoritaire – est existentiellement troublant.
La trajectoire du Maroc au cours des deux dernières décennies défie les clichés de ces critiques. Certes, c’est une monarchie. Mais c’est aussi un État qui a entrepris de véritables réformes politiques, quoique progressives, investi massivement dans les infrastructures, défendu les énergies renouvelables et géré le pluralisme social et religieux avec une remarquable agilité institutionnelle. Sa diplomatie est proactive, son économie de plus en plus diversifiée et sa cohésion interne plus forte que beaucoup ne l’avaient prédit.
Cette évolution ne cadre pas avec l’ancien scénario idéologique. Et au lieu de réviser leurs cadres d’analyse, ces critiques s’enracinent. Le Maroc continue d’être dépeint comme une relique oppressive ; ses réalisations sont minimisées, ses intentions pathologisées. Pour eux, la monarchie ne peut se moderniser : elle ne peut que manipuler. Le peuple marocain ne peut choisir : il ne peut être que victime.
Dans ce récit, le Front Polisario devient le dernier espoir de rédemption révolutionnaire. Cembrero l’a un jour décrit comme « une révolution dans les sables ». Pour lui, comme pour d’autres membres de cette tradition idéologique, le Polisario n’est pas seulement un mouvement politique : c’est le canal par lequel l’esprit révolutionnaire algérien a pu survivre. Ses liens avec un régime autoritaire d’Alger importent peu. Son déclin de soutien ou ses fractures internes importent peu. Ce qui compte, c’est la continuité symbolique.
Mais ce n’est pas là une analyse politique. C’est de la nostalgie déguisée. C’est un refus émotionnel d’accepter le passage du temps et l’effondrement de mythes chers. La véritable tragédie ne réside pas seulement dans l’incapacité de l’Algérie à tenir ses promesses révolutionnaires. La tragédie réside dans la paralysie intellectuelle de ceux qui refusent de la voir .
Tant qu’ils ne le feront pas, ils continueront d’attaquer le Maroc, non pas pour ce qu’il est, mais pour ce en quoi ils ne croient plus. Ils sont les derniers à croire en une révolution qui a trahi ses promesses. Et ils préfèrent nier le présent plutôt que d’admettre que le passé les a trahis.





